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Sentiments épistémiques et épistémologie affective chez Theodor Lipps

Une réappréciation critique de la première édition de Vom Fühlen, Wollen und Denken (1902)

David Romand(University of Aix-Marseille, Centre Gilles Gaston Granger)

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Introduction

1En 1902, Lipps faisait paraître Vom Fühlen, Wollen und Denken [De l'affectivité, de la volition et de la pensée] (Lipps 1902a), un essai d'un peu moins de 200 pages, tout à la fois contribution à la psychologie et à la théorie de la connaissance, qui se veut fondamentalement une réflexion sur la nature et la fonction de cette catégorie particulière d'états mentaux que sont les sentiments [Gefühle].1 Cet ouvrage devait faire l'objet, en 1907, d'une réédition dans une version très remaniée (Lipps 1907a), à telle enseigne que, comme Lipps le reconnaît lui-même, « il s'agit en vérité d'un nouveau livre » (Lipps 1907a, 1) – un changement de contenu qui témoigne de la rapide évolution de la psychologie et de la théorie de la connaissance lippsiennes au cours de la première décennie du XXe siècle. La première édition de Vom Fühlen, Wollen und Denken est incontestablement le magnum opus de Lipps dans le champ de ce que l'on appelle, de nos jours, la psychologie et la philosophie des « émotions » et apparaît, aujourd'hui encore, comme l'un des plus remarquables ouvrages jamais écrits sur la question. Comme je m'efforcerai de le montrer, c'est, de tous ses travaux en lien avec l'affectivité, celui qui a exercé le plus d'influence au début du XXe siècle et celui qui, de toute évidence, présente le plus d'intérêt pour la recherche actuelle. Plus précisément, dans cet essai, Lipps s'intéresse aux sentiments en ce qu'ils sont les véhicules d'une forme de savoir et s'efforce d'analyser leur rôle, en tant que propriétés évaluatives, dans l'origine, la manifestation et la justification de la connaissance. Il s'agit, en d'autres termes, d'une contribution de premier plan à l'étude des sentiments épistémiques et de l'épistémologie affective – deux domaines de recherche complémentaires qui ont connu un étonnant regain d'intérêt au cours des dernières années (Brun, Doğuoğlu & Kuenzle 2008 ; Arango-Muñoz & Michaelian 2014 ; Meylan 2014 ; Candiotto 2019, 2020). Même s'il a donné lieu à quelques commentaires récents (Martin 2013 ; Romand 2019a ; 2021a), Vom Fühlen, Wollen und Denken est un texte qui, s'il l'on fait abstraction des recensions qui ont suivi sa parution (Wrinch 1903 ; Homans 1904 ; Van Ginneken [Van Groenendaal] 1904), n'a encore fait l'objet, à ce jour, d'aucune analyse systématique. Les développements proposés par Lipps dans cet ouvrage s'avèrent pourtant d'autant plus intéressants à étudier qu'ils entrent en résonance directe avec les préoccupations philosophiques et scientifiques actuelles sur la question des rapports entre connaissance et affectivité.

2Force est en tout cas de constater que Lipps, pas plus que les autres grands théoriciens contemporains des sentiments épistémiques et de l'épistémologie affective, ne sont mentionnés par les chercheurs actuels en sciences affectives. Le seul psychologue et philosophe des émotions de cette époque régulièrement cité dans leurs écrits est l'inévitable William James (voir en particulier : Mangan 2000; 2001), un auteur qui s'avère pourtant infiniment moins pertinent que Lipps et bon nombre de ses contemporains au regard de la problématique considérée. Un tel « oubli » n'a en réalité rien d'étonnant dans la mesure où les chercheurs actuels partent de cette idée que l'étude des rapports entre connaissance et affectivité est apparue très récemment et qu'il aurait fallu attendre la fin du XXe siècle pour qu'elle se constitue comme un champ de recherche autonome. Or, comme je me suis efforcé de le montrer au cours des dernières années (Romand 2015; 2019a; 2019b; 2021a), la question des sentiments épistémiques et de l'épistémologie affective a connu un développement considérable entre le début du XIXe siècle et le début du XXe siècle, donnant lieu à une véritable tradition de recherche qui devait culminer entre 1890 et 1910 environ, avant tout dans les pays de langue allemande. A cet égard, Vom Fühlen, Wollen und Denken, tel qu'il a été publié en 1902, doit être considéré à la lumière d'un certains nombre d'écrits majeurs parus sur le même thème cours de la période considérée. Parmi les œuvres pionnières, il convient ici de mentionner les Skizzen zur Naturlehre der Gefühle de Friedrich Eduard Beneke (1825) – probablement la première monographie consacrée à la question de l'épistémologie affective – et le troisième volume des Psychologische Analysen auf physiologischer Grundlage d'Adolf Horwicz (1878). La publication, en 1890, du second volume de la Kritik der reinen Erfahrung de Richard Avenarius (1908 [1890]) constitue incontestablement un tournant dans la systématisation de la réflexion sur les rapports entre connaissance et affectivité. L'épistémologie affective d'Avenarius, qui s'inscrit dans la tradition empiriocriticiste, devaient être reprise, dix ans plus tard, par son disciple Joseph Petzoldt dans le premier volume de son Einführung in die Philosophie der reinen Erfahrung (1900, 112-198). La première décennie du XXe siècle est marquée par la parution de deux ouvrages majeurs à côté de Vom Fühlen, Wollen und Denken : la Weltanschauungslehre (1905; 1908) de Heinrich Gomperz – sans doute la tentative la plus aboutie pour analyser la place des états affectifs dans les processus épistémiques (Romand 2019a; 2019b) – et la Psychologie des emotionalen Denkens [Psychologie de la pensée émotionnelle] (1908) de Heinrich Maier. Si Vom Fühlen, Wollen und Denken présente bien des points communs avec les textes mentionnés ci-dessus, cet ouvrage n'en demeure pas moins original, notamment en ce qui concerne la sophistication de l'analyse phénoménologique de la vie affective. En tout état de cause, on peut affirmer que, dans l'ensemble, les travaux anciens sur les sentiments épistémiques et l'épistémologie affective s'avèrent, au point de vue théorique, bien plus poussés et bien plus audacieux que ceux mis en œuvre depuis quelques décennies (Brun, Doğuoğlu & Kuenzle 2008 ; Arango-Muñoz & Michaelian 2014 ; Meylan 2014 ; Candiotto 2019), tant pour ce qui est de l'étude de la nature des états affectifs mis en jeu que de l'étude de leurs implications fonctionnelles dans les processus épistémiques.

3Dans le présent article, je propose, pour la première fois, une étude détaillée de l'édition de 1902 de Vom Fühlen, Wollen und Denken, en espérant par là même réhabiliter ce qui s'avère être une contribution majeure à la théorie des sentiments épistémiques et à l'épistémologie affective. L'objectif n'est pas ici d'offrir un panorama complet d'une œuvre dont les développements, fondés sur une analyse particulièrement sophistiquée de la vie consciente, peuvent apparaître, à certains égards, rébarbatifs et dont l'organisation d'ensemble peut parfois sembler confuse, mais de mettre en lumière les principaux points abordés par Lipps qui constituent un apport essentiel à la compréhension des rapports entre connaissance et affectivité. Dans une première partie, il s'agira de resituer l'ouvrage étudié dans le contexte de l'évolution des idées de Lipps sur la psychologie et l'épistémologie affectives, en montrant en quoi il marque le point culminant de sa réflexion sur la question. Dans une deuxième partie, je discuterai en détail la théorie des sentiments proposée dans Vom Fühlen, Wollen und Denken, en insistant sur ce qui fonde, aux yeux de Lipps, l'épistémicité des états affectifs (caractère métacognitif, diversité qualitative, opposition qualitative). La troisième partie sera consacrée aux développements de Lipps sur la fonction épistémique de ces deux qualités affectives majeures que sont le plaisir/déplaisir et la conation. Dans une quatrième partie, je montrerai comment, dans Vom Fühlen, Wollen und Denken, Lipps propose une théorie psychoaffective du « reality monitoring », en attribuant à certains types de sentiments un rôle dans la détermination du statut ontologique des objets appréhendés dans la conscience. Dans une cinquième partie, nous verrons comment Lipps, en affirmant que les sentiments sont au fondement de « la conscience de l'objectivité », fait de ces derniers une dimension essentielle des phénomènes de pensée, tandis que dans une sixième et dernière partie je reviendrai sur les ambiguïtés de sa conception des rapports entre épistémologie et affectivité. En conclusion, il s'agira de jeter un regard critique sur la manière dont Lipps aborde la question du rapport de la connaissance à l'affectivité dans la première édition de Vom Fühlen, Wollen und Denken, mais aussi de dire quelques mots sur la postérité des thèses qui y sont développées, tout en soulignant l'importance de ces dernières pour la réflexion actuelle sur les sentiments épistémiques et l'épistémologie affective.

Sentiments épistémiques et épistémologie affective chez Lipps avant Vom Fühlen, Wollen und Denken

Lipps, psychologue et philosophe des sentiments

4La publication, en 1902, de Vom Fühlen, Wollen und Denken peut être vue comme le point d'aboutissement de 25 ans d'évolution des idées psychologiques et épistémologiques de Lipps sur l'affectivité. Depuis la fin des années 1870, celle-ci s'est en effet progressivement imposée comme une dimension incontournable de ses recherches, le sentiment [Gefühl] devenant, au cours de cette période, une notion clé de sa psychologie, de sa théorie de la connaissance et de sa logique, mais aussi de son esthétique et de son éthique (Martin 2013 ; Romand 2019a; 2021a; 2021b). Au point de vue épistémologique, la première édition de Vom Fühlen, Wollen und Denken marque la fin de ce que l'on peut appeler la phase « psychologiste » de la pensée lippsienne, c'est-à-dire de cette période (qui recoupe la plus grande partie de sa carrière) durant laquelle Lipps entendait refonder la question de la connaissance objective et de sa justification à la lumière de considérations psychologiques – la psychologie étant en ce cas assimilée à un paradigme mentaliste fondé sur la notion d'« expérience interne ». C'est un fait bien connu que, à partir de 1903, il se pose en défenseur d'une nouvelle conception des rapports entre, la logique et la théorie de la connaissance d'une part, et la psychologie d'autre part, cette dernière n'étant désormais plus considérée par lui comme état au fondement des deux premières (Raspa 2002 ; Fabbianelli 2013).2

5Le tournant « antipsychologiste » de la pensée lippsiennne s'est notamment traduit par une remise en cause de la place de la psychologie affective dans sa réflexion épistémologique. C'est ainsi que, à partir de 1903, Lipps ne tient plus, comme auparavant, les sentiments pour une dimension fondationnelle des processus logiques et, plus généralement, des formes les plus élaborées de la connaissance, mais il se contente de voir en eux des corrélats subjectifs de leur manifestation dans la conscience (Lipps 1903; 1905a; 1905b). De manière tout à fait caractéristique, cette minoration du rôle épistémique de l'affectivité s'accompagne d'une évolution sensible de la manière de concevoir la psychologie affective elle-même. On constate ainsi que, en plus d'accorder une place plus marginale aux sentiments au sein de sa psychologie, Lipps, sans toutefois rompre totalement avec sa période précédente, attache alors une bien moindre importance à l'analyse, notamment phénoménologique, des états affectifs, et défend une approche plus « holiste » de l'affectivité, celle-ci étant associée à une forme d'activité générale de la vie consciente (1905a ; 1906, 281-308 ; 1907b ; 1909, 314-344 ; 1912).

6Quoi qu'il en soit, pour bien saisir la conception de l'affectivité et de son rapport à la connaissance exposée par Lipps dans la première édition de Vom Fühlen, Wollen und Denken, il paraît nécessaire de dire un mot sur ses précédentes contributions à la psychologie et à l'épistémologie affectives. Entre 1877 et 1902, Lipps propose à la fois d'intéressants développements sur la nature des phénomènes affectifs – en s'attachant à préciser leur statut ontologique en tant qu'états mentaux et à les caractériser au point de vue phénoménologique – et sur leur implication dans les processus épistémiques. Comme nous allons le voir, on constate chez lui, au cours de cette période, une sorte de discordance entre l'affirmation, exprimée très tôt, selon laquelle les « sentiments » [Gefühle] jouent un rôle essentiel dans l'élaboration de la connaissance, tout particulièrement de la connaissance logique, et une certaine réticence à admettre l'idée qu'il existe des entités affectives dont la caractéristique propre serait d'être les vecteurs d'un savoir spécifique. En d'autres termes, si Lipps s'affirme d'emblée comme un théoricien de l'épistémologie affective, ce n'est que peu à peu qu'il parvient à la conclusion que l'épistémicité est un caractère, non seulement fonctionnel, mais constitutif des états affectifs. Ce n'est qu'avec la parution, en 1902, de Vom Fühlen, Wollen und Denken, ouvrage dans lequel il affirme que, au-delà de l'expression du plaisir et du déplaisir, la vie affective participe d'une foule de qualités expérientielles susceptibles d'être impliquées dans diverses formes de la connaissance, que Lipps devait réussir à faire coïncider son épistémologie affective avec une véritable théorie des sentiments épistémiques.

La lente thématisation du concept de sentiment épistémique

7« Die psychischen Grundthatsachen und die Erkenntniß » (2013) – un texte écrit en 1877, mais publié seulement en 2013 – est le premier de ses écrits dans lequel Lipps aborde la question de la nature des états affectifs. Dans ce texte de jeunesse, il fait de l'affectivité [Fühlen] ou sentiment [Gefühl] l'une des « trois qualités fondamentales de l'âme » qui, à côté de la volition [Wollen] ou conation [Streben] et de la croyance [Glauben] constituent, par opposition à cette quatrième grande catégorie psychique que sont les « contenus représentationnels » [Vorstellungsinhalte], « les déterminations de l'appréhension de soi-même ». En tant que manifestation des deux vécus opposés de plaisir [Lust] et de déplaisir [Unlust], l'effectivité apparaît ici comme l'instance évaluatrice des contenus représentationnels et de leurs rapports mutuels (Lipps 2013, 31-34; 36-41). Même si Lipps affirme qu'il s'agit là d'une « activité autonome », le sentiment reste, dans « Die psychischen Grundthatsachen », une entité mentale ontologiquement mal définie, dans la mesure où elle n'est, à ses yeux, qu'une « forme », c'est-à-dire un certain mode expérientiel, de la représentation (Lipps 2013, 40).

8Cette conception de l'affectivité se retrouve quelques années plus tard, mutatis mutandis, dans les Grundtatsachen des Seelenlebens, le premier des deux ouvrages généraux de psychologie écrits par Lipps (1883, 19-27; 59-64; 195-210). Loin de lever les ambiguïtés concernant le statut ontologique du sentiment, Lipps, tout en prétendant voir en lui « une entité simple sui generis qui n'est comparable à rien d'autre » (Lipps 1883, 20), l'assimile, de manière encore plus explicite que dans son écrit précédent, à une propriété inhérente aux processus représentationnels. Quoi qu'il en soit, il continue, dans les Grundtat|sachen des Seelenlebens, à considérer les deux formes de vécus opposées du plaisir et du déplaisir comme la seule véritable caractéristique expérientielle des états affectifs. Reprenant à son compte une vision des choses largement répandue à l'époque (Romand 2017; 2021c), il interprète les multiples nuances phénoménologiques avec lesquelles les sentiments sont susceptibles de se manifester comme un simple reflet de la nature, de l'intensité et de la durée des représentations qu'ils accompagnent dans la conscience.

9Au cours des années 1889-1898, Lipps publie une série d'articles spécifiquement consacrés à la question des sentiments, contribuant ainsi à faire de la psychologie affective un programme à part entière de ses recherches. Cette période est caractérisée par une évolution notable de ses idées concernant la phénoménologie des états affectifs : Lipps passe ainsi d'un modèle « unidimensionnel » du sentiment, dans lequel sa phénoménologie se réduit, en dernière instance, au seul plaisir/déplaisir, à un modèle « bidimensionnel » puis à un modèle « tridimensionnel », dans lesquels la vie affective participe respectivement de deux et trois types de propriétés phénoménologiques. C'est ainsi que, dans cinq articles publiés entre 1889 et 1896 (Lipps 1889; 1890; 1894; 1895; 1896), Lipps défend l'idée que la vie affective participe, à côté du plaisir/déplaisir, d'un sentiment de volonté [Willens|gefühl/Gefühl des Willens] ou sentiment de conation [Strebens|gefühl/Gefühl des Strebens], une propriété affective qu'il estime être « quelque chose d'absolument original » (Lipps 1896, 152) au point de vue phénoménologique. Deux ans plus tard, dans sa monographie Komik und Humor (1898, 113-142), il devait être amené à postuler l'existence d'une dimension affective supplémentaire, le couple formé par les deux sentiments opposés de la « gaîté » [Heiterkeit] et du « sérieux » [Ernst].

10Parue trois ans plus tard, la monographie Das Bewusstsein : Empfindung und Gefühl (1901), tout en s'inscrivant dans la continuité des écrits précédents, marque un tournant dans l'évolution de la psychologie affective lippsienne. Dans ce court essai psychologique et épistémologique, Lipps renonce au modèle tridimen|sionnel du sentiment dont il se réclamait jusqu'alors au profit de la thèse selon laquelle la vie affective participe d'une infinité de propriétés phénoménologiquement définies. C'est ainsi que, en plus des deux dimensions affectives du plaisir/déplaisir et de la conation, il distingue une foule de sentiments épistémiques particuliers tels que la familiarité et la surprise, la certitude et le doute, etc. De manière tout à fait caractéristique, cette nouvelle approche phénoménologique des états affectifs s'accompagne, chez Lipps, d'une nouvelle conception de leur statut ontologique au sein de la vie mentale. Il considère désormais les sentiments [Gefühle] comme des « phénomènes » ou « contenus de conscience » radicalement distincts des sensations [Empfindungen], qui correspondent, non pas, comme ces dernières, aux « éléments du monde des choses perçus par moi », mais aux « contenus du moi » [Ich-Inhalte] (Lipps 1901, 14). Plus précisément, les sentiments sont pour lui les « qualités » [Qualitäten] ou « déterminations » [Bestimmungen] de cette entité globale qu'est le « sentiment du moi » [Ichgefühl] ou « moi affectif » [Gefühls-Ich) (Lipps 1901, 14). On a ici affaire à une conception de la vie affective qui devait trouver son plein développement, un an plus tard, dans Vom Fühlen, Wollen und Denken.

Lipps, théoricien précoce de l'épistémologie affective

11Si ce n'est qu'au tournant des années 1890 que Lipps commence à thématiser psychologiquement le concept de sentiment épistémique, en postulant l'existence de qualités affectives autres que le plaisir/déplaisir. Il s'affirme, dès 1877, comme un théoricien de l'épistémologie affective, en analysant le rôle des « sentiments » [Gefühle] dans les processus logiques.3 Dans « Die psychischen Grundthatsa|chen und die Erkenntniß », on l'a vu, il fait de la croyance [Glauben] l'une des trois « déterminations de l'appréhension de soi-même », à côté de l'affectivité et de la volition. Il est intéressant de constater que Lipps parle aussi, à cet égard, de « sentiment de vérité » [Wahrheitsgefühl], de « sentiment de conviction » [Gefühl der Überzeugung] ou encore de « sentiment d'approbation logique » [Gefühl der logischen Billigung) (Lipps 2013, 31; 43; 48). Il s'agit là d'un type de vécu spécifiquement impliqué dans l'affirmation logique [logische Bejahung], mais aussi dans la négation logique [logische Verneinung] (Lipps 2013, 31) lorsqu'il se manifeste sous cette forme expérientiellement opposée qu'est le « sentiment de fausseté » [Gefühl der Unwahrheit]. En faisant du « sentiment de vérité » un état mental de nature judicative, distinct à la fois de la représentation, de l'affectivité et de la volition, Lipps s'inspire de toute évidence de Brentano (1874), mais aussi, plus directement encore, de Fries (1828, 405-415).4 Rien n'empêche de considérer ce « sentiment » comme étant, de facto, une forme de sentiment épistémique.

12Même si, désormais, il ne considère plus la croyance comme une instance autonome de la vie psychique, Lipps continue à souligner le rôle des « sentiments » dans la manifestation des processus logiques dans un certains nombre d'écrits parus entre le début des années 1880 et le début des années 1890 : « Die Aufgabe der Erkenntnisstheorie und die Wundt'sche Logik » (1880/1881), Die Grundtatsachen des Seelenlebens (1883), et, dans une moindre mesure, dans les Grundzüge der Logik (1893). C'est ainsi qu'il associe les jugements affirmatifs à la manifestation d'un « sentiment de vérité » [Wahrheitsgefühl] (Lipps 1880/1881, 56-57), d'un « sentiment de coercition » [Gefühl der Nöthigung] (Lipps 1880/1881, 433-434 ; Lipps 1893, 139), d'un « sentiment de contrainte » [Zwangsgefühl] (Lipps 1883, 409), d'un « sentiment de certitude » [Gefühl der Gewissheit] ou encore d'un « sentiment de nécessité objective » [Gefühl der objektiven Nothwendigkeit] (Lipps 1893, 139), et les jugements négatifs à la survenue d'un « sentiment de fausseté » [Unwahrheitsgefühl] (Logik 1894, 139) ou d'un « sentiment de contradiction » [Gefühl der Widerspruch] (Lipps 1883, 356 ; 1894, 139). Comme Lipps l'explique dans « Die Aufgabe der Erkenntnisstheorie » (1880/1881, 432) – reprenant une formulation et une idée dont il était déjà question dans « Die psychischen Grundthatsachen und die Erkenntniß » – le « sentiment » consiste ici en « une adjonction subjective » [eine subjektive Zuthat]5 qui permet d'appréhender consciemment les éléments représentationnels mis en rapport dans l'acte de juger. Si les états mentaux dont il parle ici ont apparemment toutes les caractéristiques des sentiments épistémiques, leur statut ontologique demeure problématique au regard de la psychologie affective dont il se réclame à cette époque. De manière tout à fait caractéristique, il parle aussi, en ce cas, de « conscience » [Bewusstsein], un terme plus vague, mais aussi moins connoté, auquel il recours préférentiellement dans les Grundzüge der Logik et exclusivement dans « Die Logik zur Abwehr » (1882).

13La contribution à l'épistémologie affective proposée par Lipps au cours des deux dernières décennies du XIXe siècle est en réalité loin de se limiter à la question de l'implication des « sentiments » dans les processus logiques et à l'expérience du jugement. C'est ainsi par exemple qu'il s'intéresse très tôt au rôle joué par le « sentiment de force » [Kraftgefühl] dans la tendance naturelle que nous avons à « anthropomorphiser » les éléments du monde environnant considérés dans leurs interactions mutuelles – une réflexion qui devait trouver son expression la plus aboutie dans les Grundzüge der Logik (1893, 79-84; voir aussi Lipps 1880-1881; 1882; 1890). Comme il l'explique, si nous percevons spontanément les objets physiques comme étant animés de relations causales, c'est parce que nous « transférons » ou « projetons » sur eux notre sentiment de force ou « sentiment de tension » [Spannungsgefühl], c'est-à-dire que nous les interprétons à l'aune de notre propre effort de volonté [Willensanstrengung]. Une telle expérience « anthropomorphique » de la causalité, insiste Lipps, correspond à une forme de connaissance purement subjective qui ne peut en aucun cas être considérée comme étant au fondement du concept de causalité.6

14Dans les Grundtatsachen des Seelenlebens, il aborde d'autres problématiques relevant de l'épistémologie affective, notamment la question de l'implication des sentiments dans notre capacité à statuer sur la réalité des contenus mentaux, c'est-à-dire à pouvoir les apprécier dans leur rapport dialectique au monde extérieur et au moi (Lipps 1883, 397-398). C'est ainsi que, pour lui, les deux sentiments opposés de la contrainte [Zwangefühl, Gefühl des Zwanges] et « de l'effort vain » [Gefühl der vergeblichen Anstrengung] sont responsables, respectivement, de « qu'il y a d'objectif, d'éminem|ment étranger » et du « fait de se représenter [Vorstellen] quelque chose subjectivement et librement » (Lipps 1883, 397). Le sentiment de la contrainte est, au yeux de Lipps, ce qui sous-tend la conscience de la réalité [Bewusstsein der Wirklichkeit], qu'il qualifie aussi de « conscience de la validité » [Bewusstsein der Geltung] ou de « conscience de la signification objective » [Bewusstsein der objektiven Bedeutung]. C'est, comme il le souligne, un vécu qui ac|compagne les sensations [Empfindungen] et qui nous fait éprouver leur contenu comme quelque chose de réel [wirklich], et qui nous permet aussi de ressentir les « représentations reproductives » comme quelque chose qui a été réellement perçu auparavant (Lipps 1883, 397-398). On retrouve ce genre de considérations dans son article de 1900, « Ästhetische Einfühlung », à propos des fondements de l'expérience empathique (Lipps 1900, 420-424 ; voir aussi Romand 2021b). Lipps interprète ici le fait d'empathiser avec un objet, c'est-à-dire le fait de nous sentir « vivre » en lui, comme la capacité que nous avons à nous sentir librement conditionnés par lui, à la faveur de la manifestation conjointe d'un sentiment de passivité [Passivität], qui nous nous fait éprouver l'objet comme quelque chose d'objectif, et d'un sentiment d'activité [Aktivität], qui nous le fait éprouver comme quelque chose de subjectif. Ces développements, qui relève de que que l'on appelle aujourd'hui parfois le « reality monitoring », devaient trouver leur pleine expression, nous allons le voir, dans Vom Fühlen, Wollen und Denken.

Multidimensionnalité et épistémicité des états affectifs dans Vom Fühlen, Wollen und Denken

Les sentiments individuels comme déterminations du moi et facteurs métacognitifs

15Comme Lipps le rappelle dans l'introduction et au début du premier chapitre de Vom Fühlen, Wollen und Denken, les innombrables sentiments individuels qui constituent la vie consciente se rapportent à un unique sentiment fondamental [Grundgefühl] : ce ne sont, en définitive, que les modifications d'une seule et même chose [Modifikationen Eines und Desselben] (Lipps 1902a, 1; 6). Ainsi, les qualités affectives concomitantes ne coexistent pas séparément les unes à côté des autres dans la conscience, mais participent toutes de quelque chose de commun [das Gemeinsame] au point de vue psychologique. Dans la continuité des développements proposés dans Selbstbewusstsein: Empfin|dung und Gefühl (1901), Lipps considère ici les états affectifs comme « des qualités du moi » [Ich-Qualitäten], « des déterminations du moi » [Ich-Bestimmtheiten], « des vécus du moi » [Ich-Erlebnisse] ou, plus précisément encore, comme « des qualités ou des déterminations du moi immédiatement vécu » [Qualitäten oder Bestimmthei|ten des unmittelbar erlebten Ich] (Lipps 1902a, 1). C'est ainsi que, pour lui, les sentiments, en tant qu'expressions instantanées de notre subjectivité, redoublent ce qu'il appelle « l'objectuel » [das Gegen|ständliche] ou « les qualités des vécus objectuels » [die Qualitäten der gegenständlichen Erlebnisse], c'est-à-dire les sensations, perceptions, représentations7 ou pensées, en d'autres termes, toutes les « images » [Bilder], dont participe à tout moment notre vie consciente (Lipps 1902a, 1-2). En se surajoutant à ces qualités des vécus objectuels, ils nous permettent d'en avoir « une conscience immédiate » [ein unmittelbares Bewusstsein) ; ils établissent, en d'autres termes, un rapport entre elles et le « moi affectif » [Gefühls-Ich] ou « sentiment du moi » [Ich-Gefühl] (Lipps 1902a, 1-2; 6).

16Les états affectifs, tels qu'ils sont conçus dans Vom Fühlen, Wollen uud Denken, sont explicitement assimilés à des facteurs métacognitifs dont la fonction est d'évaluer spontanément les contenus présents dans la conscience. En attribuant aux sentiments un caractère d'immédiateté, Lipps leur reconnaît une fonction épistémique qui ne dépend que leur seule détermination qualitative et du fait de se rapporter à des vécus objectuels particuliers. Plus précisément, il voit dans chaque espèce de sentiment un certain mode d'évaluation des sensations, perceptions, représentations ou pensées. C'est ainsi qu'en vertu de la qualité qui leur est propre, c'est-à-dire de leur phénoménologie spécifique, les états affectifs confèrent aux contenus une certaine signification expérientielle, autrement dit, une certaine coloration épistémique, dont ces derniers sont, en tant que tels, dépourvus. Selon le modèle psychologique exposé dans Vom Fühlen, Wollen und Denken, les manifestations de la vie affective permettent, non seulement d'inter|préter immédiatement ce qui se trouve à tout moment dans la conscience, mais aussi de référer spontanément chaque contenu de connaissance à une totalité consciente structurée.

Une infinité de qualités affectives

17Dans l'introduction de Vom Fühlen, Wollen und Denken, Lipps insiste sur le fait que « la multiplicité des sentiments » [die Männigfaltigkeit der Gefühle] n'est pas, contrairement à ce qu'affirment la plupart des psychologues contemporains, « apparente » mais bien réelle (Lipps 1902, 2-6). Il défend ainsi ouvertement l'idée selon laquelle la vie affective, loin de se réduire à la seule expression du plaisir [Lust] et du déplaisir [Unlust], participe d'innombrables « qualités » [Qualitäten], « déterminations » [Bestimmtheiten] ou « dimensions » [Dimensionen], lesquelles correspondent à autant de sentiments à part entière [eigentliche Gefühle]. A cet égard, il apparaît, avec Wundt (1896; 1897; 1899; 1902), comme le principal représentant de l'époque de ce que l'on a coutume d'appeler « la théorie multidimensionnelle du sentiment ».8 C'est ainsi que, pour lui, la diversité qualitative est quelque chose d'inhérent à la vie affective elle-même, et non, comme le prétendent la plupart des psychologues de l'époque (Romand 2017; 2021c), le résultat d'une modification secondaire du vécu de plaisir/déplaisir qu'induirait, en particulier, la qualité des substrats sensoriels et représentationnels des sentiments. Dans le sillage de Wundt, qu'il mentionne explicitement, Lipps considère que « la diversité qualitative des sentiments simples est de toute évidence infiniment grande » (Lipps 1902a, 5) et que les états affectifs se manifestent dans la conscience selon « des nuances infiniment variées […] non seulement au point de vue quantitatif mais qualitatif » (Lipps 1902a, 105).

18Selon la théorie du sentiment défendue par Lipps dans Vom Fühlen, Wollen und Denken, non seulement la vie affective ne se réduit pas au plaisir et au déplaisir, mais ces deux sentiments ne sont en définitive rien d'autre que la manifestation d'une dimension affective parmi d'innombrables autres. C'est ainsi que, pour lui, les sentiments individuels sont, dans leur immense majorité, des phénomènes non-hédoniques qui se manifestent dans la conscience comme autant de qualités affectives de nature épistémique. Le plaisir et le déplaisir se caractérisent toutefois par le fait d'être des qualités affectives ubiquistes. Ce sont, nous dit Lipps, des « colorations que peuvent prendre tous les sentiments » (Lipps 1902a, 141) ; ils apparaissent ainsi comme l'expression d'une propriété générale inhérente à toutes les manifestations de la vie affective. Dans la continuité de ses travaux précédents (Lipps 1889 ; 1890 ; 1894 ; 1895 ; 1896 ; 1898), même s'il ne se montre pas très explicite sur le sujet, Lipps se refuse de toute évidence à concevoir l'affectivité indépendamment de la manifestation du plaisir et du déplaisir.

Trois oppositions fondamentales entre les sentiments

19C'est une caractéristique de la psychologie affective lippsienne parvenue à maturité que de considérer les sentiments comme se manifestant toujours à la faveur d'opposition affectives [Gefühls|gegensätze], c'est-à-dire d'envisager les qualité affectives, quelles qu'elles soient, comme participant de deux directions antagonistes.9 Parmi les très nombreux couples de sentiments opposés identifiés par Lipps dans Vom Fühlen, Wollen und Denken, on peut ici mentionner ceux, dont il est régulièrement question, du plaisir et du déplaisir, de l'objectivité et de la subjectivité, ou encore de l'activité et de la passivité. La directionnalité est pour Lipps une propriété structurante de la vie affective et que l'on retrouve à tous les niveaux de son analyse phénoménologique et fonctionnelle des sentiments. C'est ainsi que, dans le premier chapitre de son essai, Lipps s'attache à distinguer « trois oppositions fondamentales entre les sentiments » [drei Grundgegensätze zwischen den Gefühlen], lesquelles correspondent aux trois grandes déterminations expérientielles sous-jacentes, selon lui, à toutes les manifestations de la vie consciente (Lipps 1902a, 6-9).

20Une première opposition fondamentale est, à ses yeux, celle qui existe entre « les sentiments perceptifs » et « les sentiments aperceptifs » [die perceptiven/apperceptiven Gefühle]. Par « sentiments perceptifs », il désigne les sentiments qui se rapportent aux phénomènes sensoriels et représentationnels considérés pour eux-mêmes, c'est-à-dire à « la manière dont un processus psychique se confronte au contexte général de la vie psychique, ou se comporte par rapport à lui, en tant qu'il est perçu [percipierter] », tandis que par « sentiments aperceptifs », il désigne les sentiments qui se rapportent au fait de prêter attention aux qualités des vécus objectuels, c'est-à-dire à « la manière dont [un processus psychique] se confronte au contexte de la vie aperceptive ou se comporte par rapport à elle » (Lipps 1902a, 8).10

21Lipps distingue une deuxième opposition fondamentale, l'opposition entre les sentiments en vertu desquels nous éprouvons ce que nous appréhendons dans la conscience, c'est-à-dire l'objet [Gegenstand] de la perception ou de l'aperception, et les sentiments en vertu desquels nous éprouvons l'acte même de percevoir ou d'apercevoir, indépendamment de ce qui est perçu ou aperçu (Lipps 1902a, 8-9). S'il qualifie la première catégorie de sentiments de « sentiments objectuels » [Gegenstandsgefühle], en revanche, il ne propose pas d'expression particulière pour désigner la seconde. Lorsque l'on considère ces deux catégories de sentiments dans leur rapport avec les deux catégories précédentes des sentiments perceptifs et des sentiments aperceptifs, on obtient alors ces quatre grands types d'états affectifs que sont : « les sentiments objectuels perceptifs » [die perceptiven Gegenstandsgefühle], « les sentiments objectuels aperceptifs » [die apperceptiven Gegen|standsgefühle], les « sentiments de perception » [Perceptionsgefühle] et les « sentiments d'aperception » [Apperceptionsgefühle] – ces deux derniers types de sentiments ne devant pas être confondus avec les sentiments « perceptifs » et les sentiments « aperceptifs », dont ils sont, pour ainsi dire, une manifestation spécifique.

22Enfin, il existe, selon Lipps, une troisième opposition fondamentale, celle qui prévaut entre les « sentiments de liberté » et les « sentiments d'aliénation » [Freiheits-/Gebundenheitsgefühle]. Lipps se réfère ici à l'opposition entre les états affectifs en vertu desquels je me sens déterminer ou conditionner les objets dont je fais l'expérience, qui me font éprouver ces derniers comme quelque chose existant « par moi » ou n'existant « pas en dehors de moi », et ceux en vertu desquels je me sens moi-même déterminé ou conditionné par les objets, qui me les font éprouver comme quelque chose existant « en dehors de moi » ou n'existant « pas par moi » (Lipps 1902a, 9).

23Il ne faudrait toutefois pas croire, nous dit Lipps, que ces trois directions affectives fondamentales constituent le seul point de départ pour l'analyse de la vie psychique. Selon lui, en effet, il est toujours possible de « considérer la vie psychique sous un autre angle », en prenant en considération d'autres « possibilités fondamentales du sentiment » ou d'autres « sentiments fondamentaux particuliers » comme la conation et le plaisir/déplaisir (Lipps 1902a, 9).11

Le plaisir/déplaisir et la conation comme facteurs épistémiques

24Il est intéressant de constater que, dans Vom Fühlen, Wollen und Denken, Lipps reconnaît au plaisir et au déplaisir, en tant que sentiments individuels, une fonction épistémique à part entière. C'est ainsi qu'il consacre les chapitres VII et VIII (Lipps 1902a, 141-179) aux « sentiments de quantité » [Quantitätsgefühle], dits aussi « sentiments de grandeur » [Grössengefühle], et aux « sentiments de valeur intellectuelle » [intellektuale Wertgefühle], dits aussi « sentiments de relation » [Beziehungsgefühle] – deux catégories d'états affectifs qui ont à voir, de manière très générale, avec la façon, positive ou négative, d'apercevoir les contenus sensoriels et représentationnels. Ce que Lipps appelle « sentiment de quantité » est « un sentiment de la grandeur de l'événement psychique, c'est-à-dire un sentiment du degré avec lequel une chose m'occupe, sollicite mon attention, ma capacité à appréhender, mon “activité” [Thätigkeit] aperceptive, en somme, un sentiment de la grandeur aperceptive » (Lipps 1902a, 141), tandis que ce qu'il nomme « sentiment de valeur intellectuelle » est le sentiment qui me permet d'apprécier la valeur, « non des objets, mais de ce qu'il y a d'abstrait en eux, “l'empiricité” [Erfahrungsgemässigkeit], “l'appartenance empirique”, “l'intelligibilité empirique” » (Lipps 1902a, 151). Plus précisément, les sentiments de valeur sont dits ici « intellectuels » [intellektual] dans la mesure où ils « ne sont pas dirigés vers un objet [Gegenstand], mais ne sont que des sentiments du plaisir de savoir ou de connaître quelque chose [Lust am Wissen oder am Erkennen], ou du déplaisir de ne pas savoir ou de ne pas connaître quelque chose [Unlust am Nichtwissen und Nichterkennen], c'est-à-dire aussi longtemps que la nature de ce qui est su ou connu n'est pas sujet à caution » (Lipps 1902a, 169).

25Au travers de ces deux grandes catégories de sentiments, Lipps analyse l'implication du plaisir et du déplaisir dans un grand nombre de processus épistémiques, en montrant comment, en recoupant d'autres oppositions affectives [Gefühlsgegensätze], ils sont susceptibles de participer d'une foule de nuances expérientielles (sentiments de quantité objectifs et subjectifs, actifs et passifs, etc.).

26Un autre type d'état affectif auquel Lipps reconnaît un rôle majeur dans les processus épistémiques est le sentiment de conation [Gefühl des Strebens, Strebungsgefühl], un type de sentiment dont il était, nous l'avons vu, déjà largement question dans ses écrits précédents (Lipps 1889 ; 1890 ; 1894 ; 1895 ; 1896 ; 1898 ; 1901), mais qui fait ici l'objet d'une analyse psychologique extrêmement poussée. Ce ne sont pas moins de quatre chapitres de Vom Fühlen, Wollen und Denken qui sont consacrés à la phénoménologie et aux implications fonctionnelles des états conatifs (Lipps 1902a, 17-53; 74-140). Pour Lipps, « Streben » est une expression « neutre » et « générique », qui renvoie à des vécus tels que « le fait de désirer [Begehren], d'avoir envie [Verlangen], d'attendre [Erwarten], d'aspirer à quelque chose [Sehnen], d'avoir des doutes [sich Besinnen], de vouloir [Wollen], de craindre [Fürchten], d'espérer [Hoffen] » et qui peut être définie très simplement comme le « sentiment de viser quelque chose ou de se fixer un objectif » [Gefühl des Abzielens oder Hinzielens] (Lipps 1902a, 19). Dans la continuité de ses travaux plus anciens (Lipps 1889 ; 1890 ; 1894 ; 1895 ; 1896 ; 1898 ; 1901), il assimile ce vécu affectif à « un fait de conscience ultime qui, en tant que tel, ne peut être défini plus avant » (Lipps 1902a, 20). Par ailleurs, nous dit Lipps, à l'instar de n'importe quelle autre dimension affective, le sentiment de conation participe d'un facteur positif, en l'espèce, la tendance [Tendenz], et d'un facteur négatif, qui n'est ici rien d'autre que l'inhibition [Hemmung] (Lipps 1902, 20). Enfin, comme dans le cas du plaisir et du déplaisir, mais de manière plus approfondie encore, Lipps s'attache à analyser les spécifications phénoménologiques et fonctionnelles de la conation induites par les multiples oppositions affectives qu'elle recoupe.

Affectivité et reality monitoring : le rôles sentiments dans la détermination du statut ontologique des objets de conscience

Une théorie psychoaffective du « reality monitoring »

27Il serait laborieux de commenter en détail la façon dont Lipps envisage la relation entre affectivité et connaissance dans la première édition de Vom Fühlen, Wollen und Denken. A cet égard, il apparaît bien plus intéressant de s'attarder sur une question d'épistémologie affective particulièrement originale qu'il développe au chapitre I de son ouvrage : la question de savoir comment les sentiments, en ce qu'ils contribuent à différencier les formes de l'expérience consciente, permettent de déterminer la manière qu'ont les contenus mentaux de se rapporter à nous-même et/ou au monde extérieur. Plus précisément, on s'intéressera ici à la manière dont Lipps cherche à expliquer, sur la base de la psychologie affective, l'origine de notre capacité à déterminer le statut ontologique des objets que nous appréhendons, à interpréter le type de relation que ceux-ci entretiennent avec la réalité, et par là même de comprendre comment se structure phénoménologiquement notre mode d'appré|hension de cette dernière (Lipps 1902a, 9-17).

28Il ne semble pas avoir existé, au cours de cette période, de terme spécifique pour désigner la fonction psychique qui consiste, pour le sujet, à appréhender ses propres contenus mentaux dans leur rapport à la réalité. Aussi parlerais-je ici de reality monitoring, une expression forgée au début des années 1980 par les psychologues Marcia K. Johnson et Carol L. Raye pour qualifier « les processus utilisés par les individus afin de décider si l'information provient de l'extérieur ou de l'intérieur » (Johnson & Raye 1981, 61) et « distingu[er] les événements réels des événements imaginés » (Johnson 2002).

29Il s'avère que la problématique du reality monitoring, loin d'être apparue à la fin du XXe siècle dans le contexte de la psychologie cognitive américaine, a suscité un vif intérêt, en lien étroit avec la psychologie affective, entre début du XIXe siècle et le début du XXe siècle, tout particulièrement parmi les psychologues germanophones (Beneke 1825, 72-77 ; Fechner 1860, 515-519 ; Baldwin 1891, 148-166 ; Wundt 1903, 331-33; 536-540 ; Gomperz 1908, 262-266; 287-288). On peut parler, à cet égard, d'une authentique tradition de recherche dont les développements proposés par Lipps dans Vom Fühlen, Wollen und Denken marquent une forme d'aboutissement.

30C'est en partant des trois oppositions fondamentales entre les sentiments dont il a été question précédemment que Lipps s'attache à élaborer sa théorie affective du reality monitoring, identifiant ainsi quatre couples de sentiments opposés.

Sentiments de subjectivité et d'objectivité objectuelles

31Comme le rappelle Lipps, il existe fondamentalement deux manières de percevoir [percipieren] un objet [Gegenstand]. Celui-ci peut être appréhendé, d'une part, comme un objet de la perception [Gegenstand der Perception], c'est-à-dire en tant qu'il s'offre à moi comme quelque chose dans la conscience, et d'autre part comme « le fait même d'être perçu » [Percipiertsein], c'est-à-dire en tant que « je me sens moi-même dans ce que je perçois ou dans le simple fait d'avoir un objet [...] » (Lipps 1902a, 9). Chacun de ces deux modes d'appréhension est lié à la manifestation d'un sentiment qui permet de différencier de manière spécifique les qualités des vécus objectuels. Dans le premier cas de figure, je me sens conditionné par l'objet, je sens qu'il se trouve face à moi, que quelque chose s'oppose à moi, que je me confronte à quelque chose. J'éprouve alors, comme le dit Lipps, « un sentiment de l'objectivité objectuelle » [ein gegenständliches Objektivitätsgefühl] ou « un sentiment de pure objectivité » [ein reines Objektivitäts|gefühl], c'est-à-dire un « sentiment du fait d'être conditionné » ou « de quelque chose qui n'est pas moi » [Gefühl meines Bedingtseins/eines Nicht-Ich] (Lipps 1902a, 10-12). Il parle ici aussi de « sentiment de réalité » [Wirklichkeitsgefühl], dans la mesure où l'objectuel m'apparaît ici spontanément comme quelque chose qui existe indépendamment de moi, qui appartient au monde extérieur, et non comme une expression de mes propres vécus de conscience. Dans le second cas de figure, je me sens moi-même en train de conditionner l'objet, de le faire, de le créer, ou encore de le faire exister, je l'éprouve comme provenant de moi, je ressens ce que Lipps appelle « un sentiment de la subjectivité objectuelle » [ein gegenständliches Subjektivitätsgefühl] (Lipps 1902a, 10-12). Ces deux vécus affectifs spécifiques (et phénoméno|logiquement antagonistes) correspondent à l'expression de deux formes fondamentales de conscience ; d'une part « la conscience d'objectivité objectuelle » [das gegenständliche Objektivitätsbe|wusstsein], dite aussi « conscience de l'objectivité pure » [das reine Objektivitätsbewusstsein], ou encore « conscience de la réalité immédiate » [das unmittelbare Wirklichkeitsbewusstsein], et d'autre part « la conscience de la subjectivité objectuelle » [das Bewusstsein der gegenständlichen Subjektivität] ou « conscience de la subjectivité de l'objet » [das Bewusstsein der Subjektivität des Gegenstandes], c'est-à-dire plus précisément, « la conscience de la pure subjectivité objectuelle » [das Bewusstsein der reinen gegenständlichen Subjektivität] (Lipps 1902a, 10-11).

32La conscience de l'objectivité objectuelle, est, comme le souligne Lipps, un état caractéristique tout à la fois de la perception au sens étroit du terme [Wahrnehmung], c'est à dire du fait d'appréhender les images induites par les stimuli physiologiques, et du souvenir [Erinnerung], c'est-à-dire du fait d'appréhender les images se rapportant indirectement aux stimuli par le truchement de traces de mémoire (Lipps 1902a, 11). C'est ainsi que, lorsque je fais l'expérience d'un objet de la perception [Gegenstand der Wahrnehmung], « quelque chose d'étranger s'invite et se manifeste dans le contexte de la vie psychique », tandis que lorsque je fais l'expérience d'un objet du souvenir [Gegenstand der Erinnerung], ce que j'éprouve « n'est pas quelque chose d'absolument étranger au contexte de la vie psychique, mais quelque chose qui est étranger au contexte de ma vie psychique présente, [quelque chose] que je me remémore maintenant » (Lipps 1902a, 11). La conscience de la subjectivité objectuelle est, pour sa part, caractéristique « des purs produits de l'imagination » [die blossen Phantasiegebilden], en d'autres termes de ces objets que je suis capable de susciter librement à partir des éléments d'autres objets, précédemment connus, dont j'ai gardé une trace en mémoire. En ce cas, on a affaire à un vécu affectif qui se rapporte au « produit de l'imagination [...] élaboré ou induit par le contexte de la vie psychique présente abandonnée à elle-même » et en vertu duquel « je me sens ou m'éprouve moi-même comme accompagnant cette détermination particulière » (Lipps 1902a, 10).

Sentiments de liberté et d'aliénation perceptives

33Pourtant, insiste Lipps, l'antagonisme des deux sentiments d'objectivité objectuelle et de subjectivité objectuelle ne permet pas d'expliquer, à lui seul, ce qui différencie les trois catégories d'images en question, ce qui détermine leur statut existentiel en tant qu'objets, en d'autres termes, ce qui fonde, phénoméno|logiquement et ontologiquement, les grandes formes de l'expérience consciente.

34C'est ainsi que ce qui est perçu [das Wahrgenommene] – autrement dit, les images perceptives – n'a pas seulement pour propriété de m'apparaître immédiatement comme quelque chose de réel, mais se caractérise aussi par le fait que « je me sens aliéné dans l'accomplissement de la perception [Wahrnehmung], dans cet acte, en somme, dans la manifestation même de ma perception [Percipieren] » (Lipps 1902a, 13). En ce cas, il s'avère que, en plus de d'éprouver les objets de la perception [die Gegenstände der Wahrnehmung] comme quelque chose d'étranger à ma conscience, je ne suis pas en mesure de les « insér[er] dans contexte de ma vie psychique présente […], mais [qu']il s'y insèrent d'eux-mêmes » (Lipps 1902a, 13). Appréhendés à la faveur du sentiment d'objectivité objectuel, ils s'accompagnent aussi de ce que Lipps appelle « un sentiment d'aliénation perceptive » [ein Gefühl der perceptiven Gebundenheit] (Lipps 1902a, 12). Comme son nom l'indique il s'agit là d'un vécu affectif spécifique par le truchement duquel je me sens privé de liberté [unfrei], déterminé ou dépendant [abhängig] dans le fait de percevoir au sens étroit du terme [Wahrnehmen] (Lipps 1902a, 13).

35Si elles s'accompagnent elles aussi, on l'a dit, d'un sentiment d'objectivité objectuelle, les images du souvenir [Erinnerungsbilder] se produisent dans la conscience dans un tout autre rapport au sujet. Tout en étant appréhendées « comme quelque chose de réel, qui n'est pas constitué maintenant par moi », elles se caractérisent par le fait « qu'elles sont représentées maintenant par moi, [que] je [les] éprouve comme quelque chose se produisant à travers moi, comme quelque chose provenant de moi » (Lipps 1902a, 12). En d'autres termes, les objets du souvenir se manifestent à la faveur d'un « sentiment de liberté perceptive » [Gefühl der perceptiven Freiheit], c'est-à-dire, « un sentiment de mon pouvoir perceptif » [ein Gefühl meiner perceptiven Macht], grâce auquel « j'éprouve, comme ce que je possède ou comme ce que je fais, non pas l'existence de ces objets en tant que tels, mais le fait même qu'ils soient perçus [Percipiertsein] à l'instant présent » (Lipps 1902a, 12).

36Enfin, les « images d'imagination » [Phantasiebilder] sont des objets dont la spécificité expérientielle tient à l'expression conjointe du sentiment de subjectivité objectuelle et du sentiment de liberté perceptive (Lipps 1902a, 12). On a ici affaire à des vécus objectuels qui sont immédiatement identifiés comme des entités immanentes à la conscience elle-même et dont l'apparition est spontanément mise au compte de la seule activité mentale du sujet.

Sentiments de l'activité et de la passivité de l'aperception

37Il est important de souligner que, pour Lipps, l'analyse de la différenciation des grandes formes de l'expérience consciente sur la base des sentiments ne se limite pas à la perception [Perception], c'est-à-dire à la question de la manifestation des vécus objectuels dans la conscience, mais qu'elle concerne aussi l'aperception [Apperception], c'est-à-dire le fait de porter son attention sur ce qui est perçu ou sur la manière de percevoir.

38Lipps oppose tout d'abord les « sentiments de l'activité » et « de la passivité de l'aperception » [Gefühle der Aktivität/Passivität der Apperception], dits aussi « sentiments d'aperception active » et « d'aperception passive » [Gefühle der aktiven/passiven Appercep|tion], les deux types de vécus affectifs qui, selon lui, sous-tendent la manière d'apercevoir [die Weise des Appercipieren], c'est-à-dire la façon de tourner son attention sur ce qui se produit à un moment donné dans la conscience (Lipps 1902a, 13-14). C'est ainsi que, lorsque se manifeste le sentiment de l'activité de l'aperception, je me sens libre dans la manière que j'ai d'apercevoir, j'éprouve le fait d'être attentif aux objets comme quelque chose qui, « selon l'énoncé de mon propre vécu immédiat, trouve son origine en moi-même [...] » (Lipps 1902a, 13).

39En revanche, lorsque se manifeste le sentiment de la passivité de l'aperception, je me sens aliéné dans mon propre état d'aperception, l'objet sur lequel se porte mon attention « s'im|pose » [drängt/nötigt sich auf] à moi, je le ressens comme exerçant une attraction sur moi (Lipps 1902a, 14). Si, comme le souligne Lipps, ils présentent une incontestable analogie avec les sentiments de liberté et d'aliénation perceptives, les sentiments d'activité et de passivité aperceptives ne doivent pas pour autant être confondus avec eux, dans la mesure où ils ne participent pas directement à la caractérisation expérientielle des objets en tant qu'actes de perception (Lipps 1902a, 13).

Sentiments de la subjectivité et de l'objectivité aperceptives

40Par ailleurs, Lipps distingue ce qu'il appelle les « sentiments d'objectivité » et « de subjectivité aperceptive » [Gefühle der apperceptiven Subjektivität/Objektivität], une opposition affective qu'il qualifie aussi de « sentiment de l'objectivité » et « de la subjectivité du fait d'apercevoir » [Gefühle der Subjektivität/Objektivität des Appercipierens] et de « sentiments de l'objectivité » et « de la subjectivité de l'aperception » [Gefühle der Objektivität/Sub|jektivität der Apperception] (Lipps 1902a, 14-15). En ce cas, on a affaire à des vécus affectifs dont la fonction est de déterminer le caractère objectif ou subjectif, non pas des vécus objectuels en tant que tels, mais de la façon que j'ai de les prendre en considération – deux types de sentiments qu'il n'en convient pas moins, comme le souligne Lipps, de mettre en parallèle avec les sentiments d'ob|jectivité et de subjectivité objectuelles analysés précédemment.

41Pour lui, le sentiment d'objectivité aperceptive « n'est rien d'autre que le sentiment de l'exigence [formulée par] l'objet que l'aperception ou un certain degré d'aperception se produise » (Lipps 1902a, 15), c'est-à-dire le sentiment du fait que l'objet m'engage à diriger mon attention sur lui. Sans me sentir contraint ou obligé de satisfaire cette exigence [Forderung],12 je suis invité [aufgefordert] à y répondre en me tournant vers l'objet et en lui octroyant de mon plein gré ce qui lui revient de droit en tant qu'objet.

42Au contraire, explique Lipps, j'ai un sentiment de subjectivité aperceptive quand le fait d'apercevoir ne m'apparaît pas « exigé [gefordet] par l'objet, mais […] qu'il [me semble] trouve[r] son origine dans le contexte de la vie psychique présente, qu'il [ne me semble pas être] conditionné ou “fondé” [begründet] objectivement, mais conditionné ou “motivé” [motiviert] subjectivement » (Lipps 1902a, 15).

43Par « sentiment d'objectivité aperceptive » et « sentiment de subjectivité aperceptive », Lipps semble ainsi vouloir désigner les états affectifs qui sous-tendent notre capacité à envisager ce qui se manifeste à nous dans la conscience d'un point de vue respectivement « externe » et « interne », c'est-à-dire en nous plaçant dans la perspective, soit de ce qui existe indépendamment de nous, soit de notre propre vie mentale, nonobstant le statut ontologique des objets que nous appréhendons.

La « conscience de la réalité » et les fondements psychoaffectifs des phénomènes de pensée

44Lipps consacre le chapitre III de son essai (Lipps 1902a, 53-73) à ce qu'il nomme « la conscience de la réalité » [das Wirklich|keitsbewusstsein], c'est-à-dire à cette dimension de l'expérience, caractéristique de l'expression de la pensée [Denken], dans laquelle les contenus de conscience sont appréhendés comme des objets réels [wirkliche Gegenstände]. On a ici affaire à une expression et à un concept dont il avait déjà été question, nous l'avons vu, dans les Grundtatsachen des Seelenlebens (1883, 397-398). Dans Vom Fühlen, Wollen und Denken, Lipps cherche à étudier de manière systématique la conscience de la réalité à la lumière de la psychologie affective. Il s'agit là pour lui d'une forme de l'expérience consciente qui a fondamentalement à voir avec les modifications du sentiment d'objectivité objectuelle [das gegenständliche Objektivitätsgefühl], lesquelles doivent être tenues pour autant de « sentiments simples » doués d'une fonction intellectuelle particulière. Comme il le précise, le sentiment d'objectivité qui accompagne les objets est « un sentiment du devoir [Sollens], le droit légitime [Rechtsanspruchs] qui m'est opposé ou de la validité [Gültigkeit] de quelque chose » (Lipps 1902a, 54), en d'autres termes, « un sentiment de rationalité » [Vernünftigkeit]. C'est, comme le dit encore Lipps, un « sentiment d'exigence » [Gefühl der Forderung] (Lipps 1902a, 16), dans la mesure où une propriété fondamentale de l'objet, c'est-à-dire, de « ce qui est pensé [das ... Gemeinte] (Lipps 1902a, 54) avec le contenu de conscience », est précisément de formuler une exigence [Forderung], « la reconnaissance du droit [Anerkennung des Rechts] [qu'il a] d'être pour moi un objet ou d'exister pour moi en tant qu'objet » (Lipps 1902a, 69). Plus précisément, les sentiments spécifiquement impliqués dans les phénomènes de pensée sont des « sentiments simples d'objectivité objectuelle » [einfache gegenständliche Objecktiv|itätsgefühle] attendu que, en ce cas, « l'exigence est dirigée sur la reconnaissance, non sous certaines conditions, mais de manière inconditionnelle » (Lipps 1902a, 69). L'objet auquel ils se rapportent est « ce qui est réellement ou présumément “connu” [das ... Erkannte ) de moi » (Lipps 1902a, 55), autrement dit, un objet réel [ein wirklicher Gegenstand], de sorte que l'on peut ici aussi parler de « sentiment de la réalité » [Wirklichkeitsgefühl] (Lipps 1902a, 56).

45Lipps s'attache en particulier à étudier les modifications du sentiment d'objectivité objectuelle dans le cas des objets d'imagination [Gegenstände der Phantasie]. Comme il le souligne, ceux-ci sont susceptibles de « flotter entre [ces] deux “tendances objectives” [que sont] la tendance à apparaître comme quelque chose de réel et la tendance à apparaître comme quelque chose qui ne l'est pas » (Lipps 1902a, 62). Cette oscillation entre réalité et irréalité n'est en définitive rien d'autre, pour les objets d'imagination, que la possibilité d'être quelque chose de réel, en d'autres termes, une « possibilité logique » ou une « possibilité de penser quelque chose » [Möglichkeit fürs Denken] – un vécu bien particulier qui correspond à ce que Lipps appelle « le sentiment de la possibilité objective de l'objet » [das Gefühl der gegenständlichen objektiven Möglichkeit] (Lipps 1902a, 63).

46Dans la continuité de sa réflexion sur le sentiment de possibilité objective, Lipps identifie un certain nombre d'autres états affectifs eux aussi directement impliqués dans la mise en œuvre des processus logiques. Il distingue ici notamment : le sentiment d'irréalité [Gefühl der Unwirklichkeit], c'est-à-dire « la conscience du fait [de devoir] rejeter l'exigence d'apparaître comme quelque chose de réel » (Lipps 1902a, 64), un sentiment de contradiction qui se trouve au fondement du jugement négatif élémentaire (Lipps 1902a, 64-65) ; le sentiment de doute ou d'ambivalence [Gefühl des Zweifels/der Zwiespältigkeit], qui provient de la confrontation entre les tendances objectives à l'affirmation et les tendances objectives à la négation (Lipps 1902a, 66) ; le sentiment de la vraisemblance objective [das Gefühl der objektiven Wahrscheinlichkeit], dit aussi sentiment de la vraisemblance de penser quelque chose [das Gefühl der Wahrscheinlichkeit fürs Denken] ou sentiment de préférence logique [Gefühl des logischen Vorziehens], « le sentiment du fait qu'il soit vraisemblable que l'objet existe réellement » (Lipps 1902a, 67) ; le sentiment de la certitude logique positive » [Gefühl der positiven logischen Gewissheit], c'est-à-dire « la conscience de la réalité qui se targue de réunir les pensées contraires […], la conscience de la réalité qui contient en elle la conscience de la non-réalité comme quelque chose qu'il convient de surmonter » (Lipps 1902a, 68).

Le statut épistémologique de la psychologie affective dans la première édition de Vom Fühlen, Wollen und Denken

47De tous ses écrits, Vom Fühlen, Wollen und Denken est incontestablement celui dans lequel Lipps pousse le plus loin la réflexion sur l'intrication entre psychologie affective, théorie de la connaissance et logique. C'est ainsi que ces deux grands domaines fonctionnels que sont la volition et la pensée sont systématiquement analysés à la lumière de ce troisième qu'est l'affectivité, à tout le moins en ce qui concerne leurs manifestations phénoménologiques.

48Il convient toutefois de remarquer que, dans cet ouvrage, à aucun moment Lipps n'affirme ouvertement vouloir réduire la théorie de la connaissance et la logique à la psychologie affective, ni ne se réfère directement au programme « psychologiste » exposé une dizaine d'années auparavant dans ses Grundzüge der Logik (1893, 1-2). Si, dans les Grundzüge, l'entreprise de réduction de la logique à la psychologie reste de fait en deçà des ambitions affichées, c'est précisément l'inverse que l'on observe dans Vom Fühlen, Wollen und Denken : Lipps propose ici une interprétation psychoaffective très sophistiquée des phénomènes logiques sans spécifier le statut épistémologique qu'il entend accorder à la psychologie affective. Un certain nombre d'indices supplémentaires laissent à penser que l'épistémologie affective ici proposée n'est peut-être pas aussi radicale qu'on pourrait le croire à première vue.

49Ainsi, comme il le précise à la fin d'Einheiten und Relationen (Lipps 1902b, 106), un essai lui aussi paru en 1902, Vom Fühlen, Wollen und Denken a pour objet d'envisager l'aperception, la volition et la pensée d'un certain point de vue, celui du sentiment et de la conscience immédiate. A cet égard, il apparaît comme le complément d'Einheiten und Relationen, ouvrage plus abstrait, et d'inspiration moins nettement psychologique, dans lequel Lipps s'attache à analyser les fonctions psychiques en question du point de vue des « relations [qui existent] entre entre moi, celui qui aperçoit, et l'objectuel », c'est-à dire du point de vue des « relations qui sont établies, par ma faculté aperceptive, entre ce qu'il y a d'objectuel » (Lipps 1902b, 2). Dans un court résumé « publicitaire » de Vom Fühlen, Wollen und Denken adjoint au volume Einheiten und Relationen, Lipps affirme y étudier les sentiments en tant que « corrélats [Begleitererscheinungen] des processus psychiques, [que] symptômes conscients de leur nature et de leurs relations […] » (Lipps 1902a), suggérant par là qu'il voit en eux plus un accompagnement subjectif que le fondement des processus épistémiques - une assertion en partie démentie par les développements effectivement proposés dans l'ouvrage lui-même. Force est par ailleurs de constater que, dans Vom Fühlen, Wollen und Denken, Lipps ne propose pas de véritable théorie du jugement ni de modèle de la justification épistémique. En revanche, il accorde déjà, dans sa réflexion sur l'objet et l'objectivité, une grande importance à la notion d'exigence [Forderung], laquelle deviendra, à partir de 1903, un concept central de son épistémologie « antipsychologiste » (Raspa 2002 ; Fabbianelli 2013). C'est ainsi que, dans Vom Fühlen, Wollen und Denken, il opère une distinction entre l'exigence proprement dite et le « sentiment » ou le « vécu » de cette dernière, sans toutefois la considérer – comme ce devait être le cas dans son épistémologie tardive – comme quelque chose de transcendant à la conscience, garantissant par la même l'objectivité de la connaissance. Quoi qu'il en soit, il semble que l'on puisse déjà déceler, dans Vom Fühlen, Wollen und Denken, les prémisses du tournant « antipsychologiste » qui devait affecter l'épistémologie lippsienne au cours des années suivantes (Lipps 1903 ; 1905a ; 1905b).

50Il semble toutefois que l'on soit fondé à affirmer que, dans cet ouvrage, en dépit de certaines tensions déjà palpables, Lipps reste fidèle, mutatis mutandis, à l'approche « psychologiste » qui a été la sienne jusqu'alors. Si, on l'a dit, il n'interprète pas ici les phénomènes épistémiques du seul point de vue des sentiments, la seconde classe d'états mentaux à partir de laquelle il les envisage, ce qu'il appelle l'objectuel – c'est-à-dire les contenus sensoriels, perceptifs et représentationnels, mais aussi les contenus de pensée – relève elle aussi de l'investigation psychologique. Ainsi, c'est bien à des phénomènes de nature psychologique qu'il semble vouloir rapporter, en dernière instance, la logique et la théorie de la connaissance. On peut donc affirmer, en d'autres termes, que son ambition est ici de naturaliser l'épistémologie sur la base de la psychologie, et notamment de la psychologie affective.13 Par ailleurs, le modèle épistémologique implicitement défendu par Lipps dans Vom Fühlen, Wollen und Denken peut être qualifié, pour reprendre une expression de l'époque, de « conscientialiste » (Külpe 1912), en ce qu'il paraît voir dans la conscience individuelle la source et la justification ultime de toute forme de connaissance. Pour le dire en un langage philosophique plus actuel, Lipps peut être vu comme le promoteur d'une épistémologie très nettement internaliste (Kornblith 2001).

51Même si, on l'a dit, Lipps ne semble pas vouloir ici réduire l'épistémologie à la psychologie affective, Vom Fühlen, Wollen und Denken peut être vu comme l'exposé d'un paradigme « fort » de l'épistémologie affective, dans la mesure où les processus épistémiques, en particulier les plus fondamentaux, y sont systématiquement analysés à la lumière de la psychologie affective.

Conclusion

52La parution, au tournant du XXe siècle, de Vom Fühlen, Wollen und Denken marque une forme d'aboutissement de la réflexion psychologique et philosophique de Lipps, initiée à la fin des années 1870, sur l'affectivité et son rapport à la connaissance, avant le grand tournant épistémologique et psychologique de sa pensée qui devait s'opérer à partir de 1903. Plus précisément, dans cet essai, Lipps s'attache à faire coïncider son programme de recherche psychologique sur les sentiments épistémiques, alors parvenu à maturité, avec son intérêt de longue date, d'inspiration plus philosophique, pour l'épistémologie affective – deux champs d'étude étroitement liés, mais qui, comme nous l'avons vu, restaient en porte-à-faux dans ses écrits précédents. L'épistémolo|gie affective lippsienne part ici du principe que la vie affective participe d'une foule de propriétés expérientielles qui s'organisent deux à deux dans une relation d'opposition et qui, au-delà de l'expression du plaisir et du déplaisir, est porteuse d'une forme de connaissance élémentaire. Pour Lipps, c'est fondamentalement la qualité des sentiments individuels, c'est-à-dire la phénoménologie inhérente à chacun d'entre eux, qui détermine leur fonction particulière et qui, plus généralement, permet de comprendre le rôle qui est le leur dans les diverses manifestations de la vie consciente. Toutefois, on l'a vu, dans Vom Fühlen, Wollen und Denken, l'implication de l'affectivité dans la connaissance n'est pas mise au compte des seuls sentiments épistémiques, Lipps reconnaissant aux sentiments de plaisir et de déplaisir – un type d'état affectif qui n'est pas censé véhiculer intrinsèquement une forme de connaissance – une fonction épistémique importante au sein de la vie mentale.

53Au-delà des remarques formulées dans la dernière partie de l'article à propos du statut de l'épistémologie affective dans Vom Fühlen, Wollen und Denken, et sur lesquelles je ne reviendrai pas, il convient de se pencher sur un certain nombre de difficultés inhérentes à sa conception des rapports entre connaissance et affectivité.

54Ainsi, comme le montrent en particulier ses développements sur le reality monitoring, Lipps donne l'impression de postuler l'existence d'entités mentales ad hoc, en cherchant à toute force à faire correspondre une fonction épistémique particulière avec la manifestation d'un vécu affectif bien déterminé. Si une telle approche est de toute évidence cohérente avec le modèle « multidimensionnel » du sentiment qu'il défendait à l'époque, selon laquelle la vie affective participe d'une infinité de déterminations qualitatives et peut toujours être analysée selon un nouveau couple de sentiments opposés, elle n'en apparaît pas moins problématique au point de vue épistémologique, dans la mesure où Lipps peut se voir ici reprocher de multiplier artificiellement, pour les besoins de l'explication psychologique, les propriétés affectives. Dans la continuité de la remarque précédente, on peut également s'étonner que Lipps s'attache à étudier les implications fonctionnelles de tel ou tel type de sentiment épistémique, en le considérant, non pas en tant que tel, mais à la lumière de ses multiples spécifications phénoménologiques présumées. Par exemple, on a vu que, dans le cadre de son analyse du reality monitoring, il distingue un sentiment de « subjectivité/objectivité objectuelle » et un sentiment de « subjectivité/objectivité de l'aperception ». Ainsi, on ne voit pas pourquoi les deux fonctions correspondantes, censées correspondre chacune à une forme particulière du sentiment d'objectivité, ne pourraient pas être mises au compte d'un seul et même sentiment d'objectivité, c'est-à-dire au compte du sentiment d'objectivité « en général », appliqué à des contextes psychologiques différents et, éventuellement, considéré en relation à d'autres types de sentiments épistémiques.

55D'une manière générale, on peut reprocher à Lipps une certaine confusion dans la caractérisation des états affectifs et de leur rapport aux différentes catégories épistémiques. Malgré la sophistication de son analyse phénoménologico-fonctionnelle de la vie affective, ou peut-être à cause d'elle, Lipps se montre incapable ou, à tout le moins, peu désireux de proposer une véritable typologie des sentiments épistémiques, tout particulièrement en ce qui concerne ceux qui sont supposément impliqués dans la détermination de la pensée logique.14 A cet égard, son approche diffère nettement de celle d'Avenarius qui, douze ans plus tôt, dans le second volume de sa Kritik der reinen Erfahrung (1908 [1890] ; voir aussi Petzoldt 1900, 112-198) s'était efforcé de produire une analyse taxinomique complète de la vie affective, s'attachant notamment à catégoriser l'ensemble des sentiments épistémiques. C'est ainsi en particulier qu'Avenarius subsumait les états affectifs impliqués dans l'élaboration de la connaissance objective sous la catégorie du « fidentiel » [Fidential], laquelle participe, à ses yeux, de ces trois sous-catégories que sont « l'existentiel » [das Existential], « le sécural » [das Sekural] et « le notal » [das Notal], lesquelles regroupent les états affectifs impliqués, respectivement, dans l'expérience de la réalité, de la certitude et de la familiarité (Avenarius 1908 [1890], 33-52). Si les états affectifs correspondants sont loin d'être ignorés par Lipps dans Vom Fühlen, Wollen und Denken, ils ne font toutefois pas ici l'objet d'une véritable réflexion taxinomique. C'est à Heinrich Gomperz que devait incomber, quelques années plus tard, la tâche d'étudier de manière systématique le rôle des sentiments épistémiques dans les fondements de la connaissance objective. Ainsi, selon le programme exposé dans sa Weltanschauungslehre (1905; 1908), l'épistémologue a pour but d'étudier le rôle fondationnel des états affectifs dans la « noologie » (théorie de la pensée), c'est-à-dire tout à la fois dans la « sémasiologie » (théorie de la signification) et dans l'« aléthologie » (théorie de la justification épistémique), et dans l'« ontologie » (théorie du mode d'existence des objets) (voir aussi : Romand 2019a, 2019b).

56Quoi qu'il en soit, force est de constater que Vom Fühlen, Wollen und Denken, dans sa version de 1902, a été un ouvrage très lu au cours de la première décennie du XXe siècle, dont on retrouve la trace chez nombre de théoriciens des sentiments épistémiques et de l'épistémologie affective. En plus d'avoir été, sans surprise, une source d'inspiration pour certains des élèves de Lipps, en particulier Moritz Geiger (1904), l'ouvrage a été étudié de manière approfondie par Joseph Geyser, dont le Lehrbuch der allgemeinen Psychologie (1908), contient de remarquables développements sur la question des sentiments épistémiques, et par Heinrich Maier, auteur, la même année, de la Psychologie des emotionalen Denkens (1908), l'une des principales contributions de l'époque à l'épistémologie affective. Mais c'est peut-être dans la Weltanschauungslehre de Gomperz, un ouvrage déjà cité et qui constitue l'entreprise d'élaboration la plus systématique et la plus radicale d'une épistémologie affective au début du XXe siècle (Romand 2019a; 2019b), que l'on trouve la postérité la plus intéressante des idées développées dans Vom Fühlen, Wollen und Denken. L'essai de Lipps apparaît comme une source d'inspiration importante, à la fois de la théorie multidimensionnelle du sentiment proposée par Gomperz (1905, 344-394), et de sa réflexion sur le rôle des sentiments épistémiques dans l'élaboration des formes de la connaissance théorique (Gomperz 1905 ; 1908). Enfin, comme je l'ai montré dans un article récent (Romand 2021a), la théorie lippsienne du sentiment, telle qu'elle est exposée dans Von Fühlen, Wollen und Denken, a également eu un impact certain sur les sciences du langage de l'époque, en l'espèce, sur les Principes de linguistique psychologique de Jac. van Ginneken, parus en 1907 (Van Ginneken 1907, 122-240). Principal théoricien, avec Gomperz (1908), de l'implication des sentiments épistémiques dans les phénomènes langagiers, tout particu|lièrement dans les processus sémantiques, Van Ginneken s'appuie largement, dans ses Principes, sur l'analyse phénoménologique et fonctionnelle de la vie affective proposée par Lipps quelques années auparavant (Romand 2021a).

57On ne peut raisonnablement conclure ce travail de réappréciation de la première édition de Vom Fühlen, Wollen und Denken sans chercher à confronter brièvement les développements proposés par Lipps aux recherches menées, depuis quelques décennies, sur les sentiments épistémiques et l'épistémologie affective. Pour ce qui est des travaux récents sur les sentiments épistémiques (Arango-Muñoz & Michaelian 2014 ; Meylan 2014 ; Candiotto 2020), on constate que, si les théoriciens s'accordent pour reconnaître l'existence d'états affectifs spécifiquement impliqués dans l'expression de la connaissance et s'attachent à comprendre la place qui est la leur dans l'organisation de la vie mentale, ils escamotent en revanche largement la question de leur analyse phénoménologique (voir toutefois : Mangan 2000 ; 2001). Les « sentiments » ou « émotions » dont ils parlent apparaissent, en règle générale, comme des catégories d'états mentaux plus moins bien différenciées qu'ils ne cherchent pas vraiment à rapporter à la manifestation de propriétés expérientielles bien définies dont il s'agirait alors de déterminer avec précision les implications fonctionnelles. A cet égard, il ne fait pas de doute que l'approche particulièrement sophistiquée des vécus affectifs proposée dans Vom Fühlen, Wollen und Denken peut fournir matière à réflexion aux spécialistes actuels des sentiments épistémiques. En ce qui concerne les théoriciens modernes de l'épistémologie affective, s'ils reconnaissent à l'affectivité une multiplicité d'implications fonctionnelles, ils défendent, en règle générale, une conception « faible » de la participation des états affectifs aux processus épistémiques, en ce qu'ils leur dénient tout rôle fondationnel (Brun, Doğuoğlu & Kuenzle 2008 ; Candiotto 2019).15 Il s'avère par ailleurs que la plupart des épistémologues affectifs ont une conception abstraite de l'affectivité, les formes du savoir qu'ils étudient n'étant que rarement mis au compte d'états affectifs bien définis. A cet égard, la prise en considération des développements de Lipps concernant les soubassements psychoaffectifs du reality monitoring ou de la « conscience de la réalité » offrent la possibilité de réhabiliter une conception « forte » de l'épistémologie affective, dans laquelle des vécus affectifs déterminés apparaissent comme partie prenante de la connaissance objective.

    Notes

  • 1 Sur la notion de sentiment [Gefühl] dans la psychologie de langue allemande au XIXe siècle et au début du XXe siècle, voir Romand (2015; 2017).
  • 2 La question du « psychologisme » et de l'« antipsychologisme » de Lipps est en réalité un problème complexe, qui ne se résume pas au déploiement de sa pensée en deux « phases » successives. C'est ainsi que, avant 1903, la manière que Lipps a d'envisager la question des rapports entre la psychologie d'une part, et la logique et la théorie de la connaissance d'autre part, est plus complexe qu'il n'y paraît au premier abord et que, dans ses œuvres tardives, le statut qu'il accorde à la psychologie dépend des diverses façons qu'il a de la définir (Raspa 2002 ; Fabbianelli 2013). Il n'en reste pas moins que le tournant épistémologique initié par Lipps en 1903 dans le Leitfaden der Psychologie (1903) et théorisé en 1905 dans « Bewußtsein und Gegenstände » (1905a) et « Inhalt und Gegenstand » (1905b) constitue une césure majeure dans l'évolution de sa pensée philosophique et psychologique en général.
  • 3 Le fait que, dans « Die psychischen Grundthatsachen und die Erkenntniß » et d'autres écrits plus tardifs, Lipps parle en ce cas aussi de « sensations » [Empfindungen] montre bien que le sentiment épistémique était alors chez lui une notion peu thématisée au point de vue psychologique.
  • 4 Dans sa Neue oder anthropologische Kritik der Vernunft (1828, 405-415), Fries admet l'existence d'un « sentiment de vérité » [Wahrheitsgefühl], un type de vécu dans lequel il voit une manifestation particulière de la faculté affective [Gefühlsvermögen], différente de l'expression du plaisir [Lust] et du déplaisir [Unlust], et qu'il assimile à un « pouvoir cognitif » [Denkkraft] de nature non-inférentielle.
  • 5 Dans « Die psychischen Grundthatsachen und die Erkenntniß », Lipps utilise la variante « subjectives Zuthun ». Cf. Lipps (2013, 46).
  • 6 Ces travaux annoncent directement le programme de recherche sur l'empathie [Einfühlung], systématisé par Lipps à partir de 1900. Cf. Romand (2021b).
  • 7 Comme d'autres auteurs de cette époque, Lipps entend ici « représentations » [Vorstellung] en son sens restrictif, c'est-à-dire comme un synonyme de contenu de conscience « reproduit ». Sur les deux acceptions psychologiques du terme « Vorstellung », voir Eisler (1910, 1690).
  • 8 Sur la théorie « multidimensionnelle » du sentiment à l'époque de Lipps, voir Romand (2021c).
  • 9 Sur la question de la « dimensionnalité » (détermination qualitative) et de la « directionnalité » (opposition qualitative) du sentiment, voir Romand (2021c).
  • 10 Dans Vom Fühlen, Wollen und Denken, Lipps définit, de manière tout à fait classique, le fait d'apercevoir quelque chose [das Appercipieren] comme « [le] fait de souligner [Herausheben] ou de mettre évidence [Hervorheben] quelque chose dans le contexte de la vie psychique » (Lipps 1902a, 7), en d'autres termes, comme le fait d'appréhender, en vertu de l'activité attentionnelle, une portion de la vie psychique avec un degré supérieur de conscience.
  • 11 Comme le remarque Joseph Geyser dans son Lehrbuch der allgemeinen Psychologie, Lipps « ne part pas […] des sentiments les plus élémentaires pour parvenir aux phénomènes les plus complexes, mais […] il pense pouvoir parvenir à une connaissance des sentiments sensoriels élémentaires en partant des phénomènes affectifs les plus complexes » (Geyser 1908, 265). C'est ainsi que, pour chaque grand domaine de la vie affective, Lipps affine peu à peu son analyse en considérant de nouvelles qualités et de nouvelles oppositions affectives pour parvenir à une spécification toujours plus grande au point de vue fonctionnel et phénoménologique. Force est de constater que, en plus d'être redondante, la méthode suivie par Lipps dans la première édition de Vom Fühlen, Wollen und Denken donne souvent une impression de confusion et permet difficilement de se faire une idée d'ensemble de la nature des entités dont se compose la vie affective. En particulier, on ne comprend pas toujours très bien si les sentiments qu'il décrit correspondent à de grandes catégories d'états mentaux où à des sentiments individuels et dans quelle mesure les qualités affectives qu'il identifie sont des propriétés simples et irréductibles ou des vécus toujours susceptibles d'être spécifiés phénoménologiquement.
  • 12 On notera ici l'usage que Lipps fait de la notion d'« exigence » [Forderung], un concept qu'il devait, à partir de 1903-1905, s'attacher à théoriser dans une nouvelle perspective épistémologique, pour en faire cœur de sa théorie de l'objet et du jugement (Lipps 1903; 1905a; 1905b). Dans son épistémologie tardive, Lipps qualifie d' « exigence » cette propriété, supposément transcendante à la conscience, par laquelle l'objet se fait valoir auprès du sujet, garantissant ainsi, en dernière instance, le caractère objectif de ce qui est jugé. Cf. Fabbianelli (2013, XXXIII-XXXVIII). Si, dans la première édition de Vom Fühlen, Wollen und Denken, il exprime déjà cette idée que l'exigence sert d'ancrage à l'objectivité, il ne la considère pas encore comme quelque chose de transcendant à la conscience.
  • 13 Sur la question de la naturalisation de l'épistémologie, voir Rysiew (2019).
  • 14 L'année suivante, dans la première édition du Leitfaden der Psychologie (1903, 249-291), Lipps devait toutefois s'efforcer de proposer une typologie tout à la fois phénoménologique et fonctionnelle de la vie affective.
  • 15 On peut ici ajouter que le champ d'application de l'épistémologie affective – c'est à dire les domaines et les formes de connaissance concernés par l'affectivité – est aujourd'hui envisagé de manière bien plus restreinte qu'il ne l'était l'époque de Lipps.

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Publication details

Published in:

Romand David, Tchougounnikov Serge (2021) Theodor Lipps (1851-1914): psychologie, philosophie, esthétique, langage/psychology, philosophy, aesthetics, language. Genève-Lausanne, sdvig press.

DOI: 10.19079/138650.3

Full citation:

Romand David (2021) „Sentiments épistémiques et épistémologie affective chez Theodor Lipps: Une réappréciation critique de la première édition de Vom Fühlen, Wollen und Denken (1902)“, In: D. Romand & S. Tchougounnikov (éds), Theodor Lipps (1851-1914), Genève-Lausanne, sdvig press.