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Remarques à propos de la communication de Togeby

Synchronie et diachronie

Louis Hjelmslev

pp. 92-97

Lines

Séance du 23 avril 19421

1Pour éclairer le problème du rapport entre synchronie et diachronie, il faut le situer dans une perspective plus vaste. Voici comment on pourrait, du point de vue glossématique, répondre à ces exigences :

  1. Avant toute analyse, l’objet de la linguistique est un texte illi|mité, comprenant tout ce qui a été énoncé et tout ce qui le sera, pour autant que cela ait été enregistré sous une forme accessible à l’analyse. Le but de la linguistique consiste à fournir une analyse de ce texte qui soit exempte de contradiction, exhaustive et aussi simple que possible. L’exigence d’une analyse exhaustive impli|que que tous les faits compris dans le texte soient enregistrés par le biais d’une enquête aussi complète que possible.
  2. Entre les parties ou segments du texte (quelle que soit leur éten|due), on trouve une relation (c’est-à-dire une conjonction logi|que : la fonction « et-et » ou coexistence, qui est souvent appelée « fonction syntagmatique »). Il existe trois sortes de relations :
    1. une relation réciproque (un terme de la fonction présuppo|sant la coexistence de l’autre, et inversement ; on la trouve, par exemple, entre le plan du contenu et celui de l’expression d’un texte) ;
    2. une relation unilatérale (un terme présupposant la coexisten|ce de l’autre, et inversement ; on la rencontre, parfois, entre les phrases) ;
    3. [la troisième relation, libre, n’est pas mentionnée dans le texte].
  3. L’analyse permet de reconnaître que certains éléments repérés dans le texte peuvent être remplacés par d’autres dans certaines combinaisons. L’ensemble des éléments qui peuvent entrer dans une combinaison donnée s’appelle d’ordinaire paradigme (ou catégorie). Entre les segments ou membres du paradigme (quelle que soit leur étendue) il existe un rapport (disjonction logique : la fonction « ou-ou » ou alternance, souvent appelée en linguis|tique « fonction paradigmatique » ou corrélation). Il existe trois sortes de corrélations :
    1. réciproque (un terme présupposant l’autre comme alternante, et inversement ; ainsi, par exemple la corrélation entre les cas d’une langue dont toutes les bases nominales admettant les désinences casuelles se combinent avec tous les cas possibles de la langue) ;
    2. unilatérale (l’un des termes de la corrélation présupposant l’autre comme alternante, mais non inversement ; par exem|ple, entre un cas A et les autres cas d’une même langue, si certaines bases admettant des désinences casuelles n’admet|tent pas le cas A) ;
    3. libre (un terme ne présupposant pas l’autre comme alternant, et inversement ; par exemple entre les cas d’une langue dont toutes les bases admettant des cas se combinent avec un et seulement un des cas possibles).
  4. Il résulte de (3) que l’analyse du texte ou de l’ensemble des re|lations conduit à admettre l’existence d’un système ou ensemble de corrélations derrière le texte, ou alors à y suppléer (par « cata|lyse ») un système. Texte et système comprennent le même nom|bre d’éléments ; donc, tous les éléments sont des termes à la fois de relation et de corrélation. Entre le texte et le système, il y a une relation unilatérale, le texte supposant le système comme alternant, mais non inversement.
  5. La forme de la langue (appelée parfois la norme)2 est constituée par l’ensemble des fonctions mentionnées en (2) et (3). Dans la description de ces fonctions, le linguiste opère comme l’algèbre le fait avec ses grandeurs « abstraites » : elles sont dénommées ou « nombrées » d’une façon arbitraire mais pertinente. La déno|mination ou manifestation est une relation unilatérale entre systèmes ; le système des sons et celui des idées présupposent la coexistence du système de la langue, mais non inversement. L’usage (la forme physique et ontologique, que l’on nomme parfois substance) dénomme ou manifeste la forme de la langue.
  6. Toute théorie est une langue qui entre dans une corrélation uni|latérale avec son sujet : la théorie présuppose l’objet comme al|ternante, mais l’inverse n’est pas vrai. La linguistique est une langue ayant pour objets des langues ou une métalangue du premier degré. Dans toute langue (toute théorie), les signes définis le seront exclusivement par les corrélations qu’ils ont avec d’autres signes dans la même langue (ou théorie). Les signes de la linguistique ne peuvent donc pas être définis par l’usage (ou par la substance). Celui-ci (celle-ci) n’est atteint(e) que dans une métalangue du deuxième degré, ou dans une métalinguistique comprenant, entre autres, la phonétique et la sémantique, et ayant pour objet la linguistique dont elle présuppose l’existence.
  7. Au premier stade de l’analyse, le texte est divisé en deux parties : le plan du contenu et celui de l’expression. Ces deux plans présentent entre eux une relation réciproque que nous appelons dénotation. La première tâche de l’analyse consiste à décrire la dénotation. Au cours de cette analyse, on constate que certains éléments ne diffèrent entre eux que par le fait qu’ils comportent un facteur qui, sous certaines conditions, est toujours présent dans des éléments d’un degré donné, et qui s’enregistre aussi bien dans le plan du contenu que dans celui de l’expression. Abstraction faite de ce facteur, les éléments en question peuvent s’identifier. Ainsi « jeg kommer i morgen » et « je viendrai de|main » diffèrent à un certain degré de l’analyse (où celle-ci n’est pas encore arrivée au-dessous de ces éléments) en ceci seulement que le premier élément comprend le facteur ‘danois’ et le second le facteur ‘français’ ; si ce facteur est éliminé, la commutation est supprimée. L’identification de ces éléments peut être appelée traduction. Le facteur supprimable sera appelé connotatif. Pen|dant l’analyse de la dénotation, les connotatifs sont à éliminer ; les éléments qui restent sont, par conséquent, des variantes, mais doivent rester séparés au cours de l’analyse ultérieure.
  8. Entre le connotatif et l’ensemble des variantes que celui-ci condi|tionne, il existe une relation réciproque qui sera appelée conno|tation. Le deuxième but de l’analyse consiste à décrire la conno|tation, la théorie des connotations présupposant (par relation unilatérale) la théorie des dénotations. Dans la théorie des con|notations, les connotatifs figurent le plan du contenu par rapport aux variantes conditionnées par lui et qui représentent le plan de l’expression ; ‘danois’, par exemple, est le contenu ayant la langue danoise comme expression. Les connotatifs sont, par exemple, les différentes langues nationales, les divers patois, jargons, idiomes, codes, styles, physionomies (c’est-à-dire les « organes » ou « voix » des individus, etc.). On distingue le style archaïque ou archaïsant et le style moderniste ou innovateur (créateur). Ici en|core, les facteurs enregistrés restent sans dénomination : ‘danois’ ou ‘archaïque’ sont des formes dont l’usage (ou la substance) n’est pas décrit(e) par la théorie des connotations, mais seule|ment par la métalinguistique. Celle-ci analyse les facteurs so|ciaux, psychologiques et autres, qui manifestent les connotatifs ; cette analyse est appelée ordinairement linguistique externe.
  9. Au cours de l’analyse de la dénotation, on reconnaîtra pour chaque connotatif un système linguistique qui lui correspond. Ces systèmes particuliers seront, par catalyse, subordonnés à des systèmes plus étendus (ainsi, les systèmes de différents styles et ceux de différentes physionomies et de divers patois seront subordonnés au système d’une langue nationale, et les systèmes de différentes langues nationales au système du langage). Entre les systèmes de moindre étendue et les systèmes plus larges auxquels les premiers sont subordonnés, il y a une relation unilatérale : un système subor|donné présuppose la coexistence du système subordonnant, mais non inversement. Cette relation est une manifestation (telle qu’elle est définie en 5) : un système manifeste le système auquel il est subordonné. On peut de même établir, au sein de la méta|linguistique, des systèmes phoniques et sémantiques plus étendus, manifestés par les systèmes particuliers. Ces systèmes plus étendus s’appellent d’ordinaire types de systèmes, et l’étude de toutes ces manifestations est la typologie linguistique. Il va sans dire que les connotations aussi ont leur typologie, et on peut établir de même une typologie des systèmes externes au sein de la métalinguistique. La théorie des types est en relation unilatérale avec la théorie des systèmes particuliers : la première présuppose la coexistence de la seconde et pas inversement.
  10. Par génétique (la diachronie, selon Saussure) on entend une cor|rélation unilatérale entre systèmes : le danois moderne présup|pose le vieux danois comme alternante et non inversement. Les dénotations et les connotations, les systèmes particuliers et les types de systèmes ont tous leur génétique, pour laquelle j’ai proposé la dénomination de métachronie. Dans la métalinguis|tique, on constatera l’existence d’une génétique des usages ou substances correspondants (j’ai proposé de réserver à celle-ci la dénomination de diachronie). La théorie génétique présente donc une relation unilatérale avec toutes les sections précitées de la linguistique : elle en présuppose la coexistence, mais l’inverse n’est pas vrai.
  11. Le texte (1) comprend différents stades d’évolution d’une même langue, stades combinés par une relation libre (2), ce qui n’est pas en contradiction avec l’existence d’une corrélation entre eux (10), puisque ce sont toujours les mêmes éléments qui entrent dans un texte et dans un système donné (4).
  12. Aucun facteur temporel n’entre dans les fonctions de la forme linguistique, on n’y rencontre que le facteur logique du présup|posé et du présupposant. Ni le texte, ni la génétique ne sont donc une « -chronie » au sens étymologique du mot. Le temps est un facteur qui entre dans la métalinguistique et dans celle-ci seulement. Il peut être défini sur la base de la glossématique et, selon toute probabilité, uniquement sur cette base : on se dispen|sera de discuter cette question ici, puisqu’elle ne concerne pas le problème qui nous occupe.
  13. Il résulte de (10) que la génétique est le dernier et suprême problème de la linguistique. La linguistique classique a commis l’erreur d’en faire le premier ou le seul. Le but de la génétique est de formuler des lois générales servant à la direction possible des changements de système donnés, en se fondant sur la connais|sance des systèmes, des types et des facteurs externes : la modi|fication du système linguistique s’expliquera donc, dans chaque cas particulier, par le système linguistique lui-même : les modi|fications de forme par le système des formes, les modifications des sons par le système des sons, les modifications de sens par le système sémantique. Par rapport à la thèse de Saussure, on peut donc conclure : 1) que la diachronie (au sens saussurien) com|porte l’implication de facteurs synchroniques et 2) que la syn|chronie exclut l’implication de facteurs diachroniques.

    Notes

  • 1 [Texte publié en français en (1970), Bulletin du Cercle Linguistique de Copenhague, 8-31, pp. 96-99].
  • 2 Nous disons maintenant schéma (cf. Cahiers Ferdinand de Saussure, 2, 29 sv.) (note de l’auteur).

Publication details

Published in:

Hjelmslev Louis (2022) Essais et communications sur le langage, ed. Cigana Lorenzo. Genève-Lausanne, sdvig press.

Pages: 92-97

Full citation:

Hjelmslev Louis (2022) „Remarques à propos de la communication de Togeby: Synchronie et diachronie“, In: L. Hjelmslev, Essais et communications sur le langage, Genève-Lausanne, sdvig press, 92–97.