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Réponse au débat sur "Sémantique structurale"

Louis Hjelmslev

pp. 241-244

Lines

11 Dans l’état actuel de la linguistique, le besoin se fait ressentir d’entamer une réflexion en profondeur sur les principes généraux de la sémantique ; à l’heure actuelle, la théorie du contenu linguistique est beaucoup moins développée que celle de l’expression. De prime abord, une discussion sur les principes de la sémantique ne concerne pas forcément la sémantique structurale, mais plutôt d’autres sémantiques possibles, si tant qu’il en existe d’autres. Mais il ressort bien de mon rapport écrit que je suis d’avis que toute recherche scientifique est par définition structurale ; il n’y a donc pas, selon moi, de sémantique scientifique qui ne soit pas en même temps, et eo ipso, structurale. De ce point de vue, la formule choisie dans le programme pour poser notre problème présente le désavantage, et même l’inexactitude, de laisser planer un certain doute ; posée dans ces termes, et prise au pied de la lettre, la question que nous avons formulée est dénuée de sens : du point de vue scientifique, les significations ne peuvent être considérées que comme formant une structure.

2On éprouve quelquefois des difficultés à définir la linguistique structurale. Mais on prend vite conscience du fait qu’elle correspond tout simplement à la linguistique scientifique. La question de savoir si une méthode structurale est utilisable n’est pas pour nous une question qui porte sur la nature même de l’objet ; elle est d’ordre métaphysique et dépasse le cadre qui nous est imparti. Mais il nous faut tout de même aborder la question épistémologique de la méthode à utiliser. La méthode structurale procède en enregistrant les dépendances ou fonctions qui existent entre les unités, nommées dépendantes ou fonctifs. Par le biais de cet enregistrement, la méthode structurale, telle que je la préconise, prétend aboutir à une description exhaustive de l’objet dans les limites qui ont été définies pour son investigation. Ce genre d’enregistrement met en lumière la distinction nécessaire entre « forme » et « substance ». L’analyse du plan du contenu peut recevoir le nom de plérématique ; il y a donc une forme plérématique et une substance plérématique. Le terme usuel de « sémantique » est ambigu, car il peut dénoter à la fois la plérématique ou bien l’étude de la substance plérématique : pour se conformer au premier sens, je propose d’utiliser le terme « pléréma|tique » au lieu de « sémantique » ; pour correspondre au deuxième sens, on peut le remplacer par « sématique » afin de désigner l’étude structurale de la substance plérématique. Mais distinguer n’est pas séparer : ce qu’il faut faire, pour le contenu comme pour l’expres|sion, c’est en effet de distinguer forme et substance sans les séparer ; il serait vain, surtout aux premiers stades de l’analyse, de vouloir chercher la forme pure sans prendre en compte la sématique, et inversement. C’est pourquoi le problème qui nous occupe ne concerne pas seulement les principes de la sématique, mais aussi ceux de la plérématique.

3La forme pure est dans le plan du contenu une chose parti|culièrement bien connue. Les fonctions de la forme plérématique sont les faits de rection, de concordance, etc., en un mot : les dépen|dances entre les unités du contenu. Les fonctions plérématiques sont connues depuis longtemps, du moins en principe, et elles ont servi de prototype à la linguistique structurale dans son ensemble. Il s’est avéré qu’elles sont également utilisables pour la théorie de l’expres|sion.

4Mais, tout comme pour le plan de l’expression, l’enregistrement de dépendances ne permet pas seulement la division d’unités plus grandes (propositions, etc.) en des parties interdépendantes, mais aussi une pareille division des unités mineures en unités minimales. La grammaire traditionnelle a déjà initié ce type d’analyse, surtout pour ce qui concerne les unités de plus grande étendue. La lexicographie pratiquée par les dictionnaires monolingues (à la composition desquels une autre séance de ce congrès a été consacrée) a ouvert la voie à l’analyse plérématique des unités plus petites, et surtout des sémantèmes (j’utilise ici le terme qui est utilisé en linguistique française pour désigner ce qu’on peut appeler grossièrement la partie radicale d’un mot).

5Pour fixer les idées, prenons un exemple très simple, voire simpliste, et en partie simplifié :

A B
a père mère
b frère sœur
c fils garçon fille

6Ici, la décomposition de chacune des unités permet de les définir comme composées chacune d’une unité de la colonne verticale, a, b, c, et d’une unité de la colonne horizontale, A, B. Ainsi père = aA, mère = aB, frère = bA, etc.

7Cette méthode est utilisable à partir du moment où l’on est en présence d’une double corrélation, c’est-à-dire d’une corrélation du type

talis qualis
tantus quantus
tot quot

8De plus, cette méthode est également utilisable pour les signes non-décomposables en signes simples, c’est-à-dire même si la langue en question n’offre pas de signes simples correspondant à chacune des composantes. La preuve en est fournie par notre exemple hongrois : le hongrois, en effet, n’offre pas de mot non-composé signifiant « frère » ou « sœur ». Cf. la table ci-dessous :

hongrois
« frère aîné » bâtya
« frère cadet » öccs
« sœur aînée » néne
« sœur cadette » húg

9[Réponse aux observations des auditeurs] Le temps ne nous permet pas de répondre utilement aux multiples observations faites, dont un grand nombre nous offre une matière à réflexion considérable et soulève plusieurs questions fondamentales dans le domaine particulièrement vaste de la sémantique prise au sens large. Maintes observations, par exemple celles portant sur la commutation, posent surtout une question de définition. Or, question de définition ne veut pas dire question de goût, mais question d’efficacité ; empirisme signifie avant tout efficacité. Je suis d’accord pour reconnaître qu’il ne faut pas séparer à l’avance linguistique et logique (ontologie) ni lexique et grammaire. Je souscris pleinement à l’assertion d’après laquelle la relation d’ordre, ou relation de vecteur, n’est pas étrangère à la sémantique structurale : au contraire, elle en constitue, de toute évidence, une notion indispensable.

    Notes

  • 1 [Texte publié en français en (1958), Proceedings of the Eigth International Congress of Linguists, Oslo, Oslo University Press, pp. 666-669, 704].

Publication details

Published in:

Hjelmslev Louis (2022) Essais et communications sur le langage, ed. Cigana Lorenzo. Genève-Lausanne, sdvig press.

Pages: 241-244

Full citation:

Hjelmslev Louis (2022) „Réponse au débat sur "Sémantique structurale"“, In: L. Hjelmslev, Essais et communications sur le langage, Genève-Lausanne, sdvig press, 241–244.