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258061

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I.II.III.

Nouveaux courants de la phonétique expérimentale

Louis Hjelmslev

pp. 278-331

Lines

I.

11 Dans tout énoncé, on distingue un contenu et une expression. Sans ces deux facteurs, aucun énoncé n’est possible : un contenu (une idée) sans expression, ou une expression sans contenu ne peuvent pas être reconnus en tant que formant un énoncé. On ne peut définir l’énoncé en tant que tel que par l’association d’un contenu et d’une expression. De plus, pour pouvoir être reconnu en tant que tel, tout énoncé linguistique doit être la manifestation d’une langue donnée. L’existence d’une langue donnée est donc une présupposi|tion nécessaire pour un énoncé donné. Pour être compris, un énon|cé doit être construit – au moins dans une certaine mesure – en conformité avec les lois de cette langue, lois qui concernent à la fois le contenu et l’expression : c’est la langue qui fournit un nombre spécifique d’unités et de catégories du contenu (les unités et les catégories lexicales et grammaticales) ainsi qu’un nombre spécifique d’unités et de catégories de l’expression (normalement conçues comme phonèmes ou catégories de phonèmes) qui sont nécessaire|ment et exclusivement à disposition pour tout énoncé.

2Par conséquent, on peut distinguer deux plans au sein de la lan|gue, selon sa nature : le plan du contenu et le plan de l’expression. Tout comme l’énoncé, son présupposé (c’est-à-dire la langue) se définit à partir de l’interdépendance entre contenu et expression. Comme tout autre système de signes, la langue prend vie grâce au fait qu’entre deux phénomènes (contenu et expression) on trouve une fonction au sens mathématique du terme. La fonction « expression – contenu » définit toute unité linguistique. Dans n’importe quelle langue, en effet, les unités de l’expression sont définies par le fait que leur échange peut entraîner une différence de contenu. Pour vérifier, par exemple, si dans une langue donnée les deux sons [l] (l sonore) et [l̥] (l sourd) représentent deux unités d’expression ou non, il faut vérifier si leur échange peut engendrer une différence de contenu ou non. Dans certaines langues, comme par exemple la langue cymrique, ce test donnera un résultat positif (llefain ['l̥ɛᴠain] signifie « pleurer », tandis que lefain ['lɛᴠain] signifie « levure » : l’échange de [l] et de [l̥] est donc suffisant pour déterminer une différence de contenu) ; dans ce genre de langues, [l] et [l̥] représentent donc deux unités différentes de l’expression. Dans d’autres langues, comme l’allemand ou le danois, le test produira un résultat négatif (dans toutes les langues où [l] et [l̥] peuvent être interchangés, le contenu de l’énoncé reste le même : entre les deux expressions de l’allemand ['kla:gən] et ['kl̥a:gən] ou du danois ['kla:γə] et ['kl̥a:γə] il n’y a aucune différence de contenu, et il en est ainsi pour tous les cas similaires), de sorte que dans ces langues, [l] et [l̥] ne sont que deux variantes représentant une seule et même unité d’expression. Inverse|ment, dans toutes les langues, les unités du contenu sont définies par le fait que leur échange peut déterminer une différence d’expression. Si l’on veut savoir, par exemple, si dans une langue donnée les deux concepts effectivement présents de « subjonctif » et d’« infinitif » représentent deux unités de contenu différentes ou non, il faudra vérifier si leur échange peut engendrer une différence dans l’expres|sion ou non. Dans certaines langues, comme l’allemand, ce test donnera un résultat positif (l’échange entre « subjonctif » et « infinitif » est en effet suffisant pour engendrer une différence d’expression, cf. subj. möge, inf. mögen), de sorte que dans ce genre de langues, les concepts de « subjonctif » et d’« infinitif » représentent deux unités de contenu linguistiquement différentes. Dans d’autres langues, comme par exemple le danois, le test donnera un résultat négatif (là où, dans ces langues, on peut échanger le concept de « subjonctif » avec le concept d’« infinitif », l’expression reste la même ; en danois, entre les deux formes være dans gud være med dig « Dieu soit avec toi », et være dans man maa være glad « on doit être heureux », il n’y a aucune différence d’expression ; il en est ainsi pour tous les cas similaires), ce qui fait que dans ces langues les deux concepts de « subjonctif » et d’« infinitif » ne sont que deux variantes d’une seule et même unité de contenu.

3Sur les deux plans linguistiques, à la fois dans le contenu et dans l’expression, les unités sont essentiellement définies par le rapport mutuel qu’un plan de la langue contracte avec l’autre, c’est-à-dire par leur fonction hétéroplane. La connaissance et la description d’un fait présupposent toujours une classification : en partant de la considération de cette fonction linguistique, on obtient un critère objectif pour une classification et donc pour une description de l’univers des sons et des concepts de chaque langue. Si on ne prenait pas en compte ce critère objectif, on serait obligé de prendre en compte toutes les nuances conceptuelles sur le plan du contenu et toutes les nuances phonétiques sur le plan de l’expression, sans toutefois arriver à distinguer ce qui est essentiel de ce qui ne l’est pas ; et même si l’on arrivait à ramener ces nuances à certains types (par exemple en ramenant [l] et [l̥] au type l), une telle opération serait de toute façon arbitraire, parce que justement on ne disposerait d’aucun critère pour la réaliser. Au mieux, il serait tout de même plus prudent de se borner à la description des nuances réalisée par les psychologues pour le plan du contenu et par les phonéticiens expérimentaux pour le plan de l’expression. Et pourtant, une simple description des nuances (terme qui reste en soi purement relatif) ne serait en aucun cas adéquate, parce qu’elle se ferait sans critère objectif. C’est seulement à travers une classification objective qu’on peut obtenir un inventaire fixe d’éléments, ce qui est le présupposé de toute connaissance ou de toute description.

4Les classifications objectives peuvent toutefois se révéler plus ou moins adéquates. La classification qui conviendra le mieux, parmi toutes celles qui s’offrent à nous, sera celle qui permet de réduire les éléments nécessaires au minimum absolu. Le fait qu’entre différentes solutions possibles la solution la plus simple soit la meilleure, est un principe scientifique général. Plus encore que dans le domaine des sciences exactes, où ce principe est connu et pratiqué depuis l’Antiquité, on doit l’appliquer dans le domaine des sciences humaines, où l’état de l’art apparaît beaucoup plus compliqué. Il n’est pas simplement question de fixer l’inventaire des éléments, établi comme fondement de la classification : celui-ci doit être aussi le plus restreint possible. Les éléments linguistiques doivent être établis en tant que irréductibles.

5Le test ainsi prescrit, appelé commutation, par lequel on recon|naît chaque fois deux unités différentes dans un plan si leur échange détermine une différence sur le plan opposé, ne peut donc prendre en compte exclusivement la fonction hétéroplane : on doit l’appliquer en tenant compte de la fonction homoplane, c’est-à-dire du rapport, bien réglementé par les lois linguistiques, contracté à la fois par les unités du contenu entre elles et par les unités de l’expression entre elles. Il est en effet possible de montrer que l’inventaire des unités linguistiques peut être ultérieurement réduit. Si on applique le test de commutation en tenant exclusivement compte de la fonction hétéroplane, on sera forcé de s’arrêter à un certain niveau, par exemple au résultat par lequel les sons allemands [x] et [ç] représentent deux différentes unités de l’expression. Si on remplace [x] par [ç] au même endroit dans un mot, cela peut déterminer une différence de contenu, comme dans le cas de [ku:xən] Kuchen, [ku:çən] Kuh-chen. On peut toutefois montrer que la distinction des sons [x] et [ç] est une fonction de la syllabe: dans tous les cas où la frontière syllabique peut être établie d’une façon univoque (c’est-à-dire principalement au début et à la fin d’un mot), le son [x] ne peut que se présenter à la fin de la syllabe, immédiatement après une voyelle postérieure (comme en ach, Acht, doch, Doch, Buch, Bucht, haucht) tandis que, au contraire, le son [ç] ne peut se trouver que dans les autres positions (en finale de syllabe, après une voyelle antérieure, comme pour ich, nicht, weich, leicht, feucht, recht ; en finale de syllabe après une consonne, comme par exemple dans Dolch, durch, Mönch ; dans le son du début de syllabe comme dans chemisch, Chirurg, Chrysopras). De façon plus générale, en position syllabique initiale et finale, il n’y a que les groupes de consonnes qui peuvent se trouver à la fois en position initiale ou finale d’un mot.2 En généralisant, il s’ensuit naturellement que dans le mot Kuh-chen la frontière syllabique se trouve avant [ç] (cf. aussi le mot Wört-chen, où, sur la base de la même loi, on peut conclure qu’il n’y a qu’une seule frontière syllabique), tandis que dans le mot Kuchen, [x] appartient à la première syllabe. La distribution de [x] et [ç] dépend donc de la syllabe : elle en est une fonction ; et puisque la syllabe appartient au plan de l’expression, donc au même plan de [x] et [ç], la distinction entre [x] et [ç] repose sur une fonction homoplane. Or, si comme dans ce dernier cas, la fonction homoplane implique le fait que deux grandeurs se présentent dans des conditions mutuellement exclusives, il faut vérifier si une grandeur peut être remplacée par l’autre sans que cela n’engendre un changement dans le plan opposé. Il faut aussi essayer d’introduire le son [ç] en position syllabique finale, immédiatement après une voyelle postérieure, et le son [x] dans toutes les positions syllabiques où [ç] peut se présenter – ce qui démontrera que cet échange expérimental n’engendre aucune différence sur le plan du contenu. La conclusion est que les sons [x] et [ç] dans leur ensemble représentent une seule unité de l’expression de la langue allemande ; [x] et [ç] ne sont pas deux unités linguistiques, mais deux variantes conditionnées d’une seule unité linguistique. De même, on pourrait démontrer que le s sonore et le s sourd (s lenis et s fortis) de l’allemand sont des vari|antes syllabiquement conditionnées d’une même unité d’expression. En se basant toujours sur le même principe, on peut aussi montrer que chaque couple de sons danois, à savoir [d] et [ð] d’un côté, et [g] et [γ] de l’autre, représente respectivement une seule unité d’expression, parce qu’ils se trouvent dans la syllabe en tant que variantes conditionnées dans des positions différentes et mutuellement exclusives.3

6Les unités linguistiques (du contenu tout comme de l’expression) sont donc des grandeurs définies par leur fonction hétéroplane par rapport à leur fonction homoplane. Les unités linguistiques ont une nature fonctionnelle.

7Sur la base de leur fonction homoplane, les unités linguistiques peuvent être classées en différentes catégories, ce qui est la consé|quence directe de ce qui précède. Cela signifie, par exemple, que les consonnes qui se présentent dans la même position syllabique constituent une catégorie définie sur la base de cette possibilité fonctionnelle. Il y a des catégories définies fonctionnellement dans le plan de l’expression comme aussi dans le plan du contenu, où les catégories grammaticales représentent un phénomène général bien connu : par exemple, dans le plan du contenu de l’allemand, la combinaison de cas et article à l’intérieur d’un même mot est admissible, tandis que la combinaison de cas et temps à l’intérieur d’un même mot ne l’est pas. De même, en position syllabique initiale, la combinaison de g et r est admise (cf. grau, Greis, grob) tandis que la combinaison de g et f ne l’est pas. Une fois qu’on aura établi les catégories de consonnes qui peuvent se présenter dans certaines positions syllabiques, il arrivera souvent qu’une même consonne se retrouve dans plus d’une catégorie. Les catégories ainsi obtenues ne sont donc pas définitives : elles doivent être distribuées l’une sur l’autre. Par exemple, le f de l’allemand peut se trouver dans n’im|porte quelle position syllabique principalement consonantique (cf. frei, Pferd, Hanf, Haft) et il est donc présent dans toutes les catégories préliminaires ; par contre, le l, le m et le n ne peuvent pas se présenter en première position d’un groupe initial et ils ne sont donc pas présents dans les catégories préliminaires relatives aux consonnes possibles dans cette position (bien qu’on puisse les rencontrer dans d’autres positions, cf. Gleis, schmecken, Knie ; Hals, Wams, Gans ; Kerl, Wurm, Korn). Dans le tableau définitif des catégories, l, m et n seront classés dans des catégories différentes de celle de f, bien qu’une partie des fonctions soit commune aux deux catégories.

8En résumé, on peut donc conclure que les unités et les catégories linguistiques du contenu et de l’expression ont une nature fonctionnelle et ne peuvent être comprises qu’à partir de cette base fonctionnelle. Il faut envisager une définition et une connaissance des unités et des catégories de la langue qui ne se réfère pas à la substance dans laquelle ces dernières se manifestent. Puisque les unités et les caté|gories ont une nature exclusivement fonctionnelle, elles ne sont pas de nature sémantique ni phonique. Il ne faut pas confondre les unités du contenu avec le contenu lui-même ou avec les signifiés, tout comme les unités de l’expression ne doivent pas être confondues avec l’expression elle-même ou les sons. Par rapport aux signi|fiés et aux sons, les unités linguistiques sont des formes sans aucune substance. La structure en tant que telle, établie par le système linguistique, n’est qu’un réseau étendu sur le monde des concepts et des sons – réseau par lequel le monde des concepts et des sons doit être saisi et décrit. Chaque unité linguistique est une maille de ce réseau, et les grandeurs de la substance qui se trouvent au-dessous d’une même maille sont des variantes d’une seule et même unité linguistique. Tout comme les mailles d’un tricot ne sont qu’un interstice vide entre les fils et ne sont pas concevables sans ce réseau, de même les unités linguistiques sont des espaces vides qui n’ont aucune autre existence que celle de constituer le résultat de la structure du réseau dans son ensemble. Les langues se différencient à travers la disposition de ces différentes frontières, selon une configuration qui en devient la caractéristique individuelle. L’allemand introduit dans le monde des concepts une limite entre Zeit et Wetter, tandis que le français, n’ayant que le seul terme de temps, ne connaît pas cette limite ; l’allemand subdivise le monde des objets en trois genres nominaux (masculin, féminin, neutre), tandis que le français adopte une bipartition entre masculin et féminin, alors que l’anglais ignore complètement cette subdivision du nom ; si l’allemand distingue entre subjonctif et infinitif, le danois ne le fait pas. De même, le cymrique établit une limite dans le domaine des sons entre [l] et [l̥], alors qu’elle est effacée en allemand.

9L’identité d’une langue est donc déterminée par la disposition de ce genre de limites. Cette disposition dépend à son tour de la nature intime de la langue, et non de la substance sur laquelle les limites sont projetées. Du point de vue des concepts et des sons, la position de ces limites est arbitraire et fortuite : elle ne prend du sens que du point de vue de la langue.

10La langue est une forme, et rien d’autre qu’une forme grâce à laquelle on conçoit le monde des concepts et le monde des sons.4 Sans la langue, on ne pourrait pas saisir ces deux univers : c’est en effet la langue qui nous les rend accessibles ; pour les comprendre, nous devons faire appel à la langue. C’est à travers la langue que les concepts et les sons sont formés et classifiés : par rapport à la langue, qui en est la forme, ces derniers représentent ce qui est formé ou, autrement dit, les substances qui sont assignées à la forme linguistique.

11La langue, n’étant qu’une forme qui reste en principe indépen|dante de la substance, peut former n’importe quelle substance dans n’importe quelle unité. Même si on substitue aux sons utilisés en allemand d’autres sons, ou si l’on remplace les sons par des symboles d’un autre genre (comme par exemple des signes graphiques, des gestes ou des couleurs), la langue en tant que telle reste inchangée : le réseau reste le même, tout en s’étendant sur une autre substance. En effet, les sons ne sont pas la seule substance de l’expression possible. D’autres éléments jouent le même rôle dans l’usage linguistique, comme par exemple l’écriture. Puisque la substance n’est pas corrélée à la forme d’une façon intrinsèque, aucun lien nécessaire n’est contracté entre la substance phonique et la langue. Le fait que les sons constituent la substance sonore la plus diffuse dépend de la nature humaine, et non de la nature de la langue.

12On pourrait penser que cet argument nous éloigne beaucoup de la phonétique. Si les unités de l’expression linguistique ne sont que des formes sans substance, l’étude de la substance pourrait être considérée comme superflue. Et pourtant ce serait faire fausse route. Il faut reconnaître, au contraire, que ce n’est qu’en suivant précisé|ment et exclusivement ce raisonnement que la phonétique peut être établie définitivement en tant que science. C’est à la linguistique qu’il incombe non seulement la description de la norme linguistique et de la forme linguistique, mais aussi la description de l’usage linguistique et des substances de l’usage parmi lesquelles, comme on vient de le dire, la substance sonore est la plus diffuse et donc la plus importante. La forme ne peut se manifester que dans la substance ; sans les substances, la langue serait dénuée de toute possibilité d’ex|istence dans la société humaine. Il faut donc décrire également l’usage linguistique et la substance : cette perspective s’impose d’au|tant plus que l’usage linguistique admet une ampleur de variation toujours plus restreinte que la norme linguistique.5 Dans un usage linguistique donné, l’expression est généralement réglementée de façon assez stricte, et ne compte qu’un nombre restreint de fluctuations. Il est à noter que ces limitations pour l’exercice concret d’une langue ne sont pas imposées par la norme linguistique : cette dernière ne demande que d’éviter des confusions inadmissibles entre les unités, tout en ne prescrivant aucune condition contraignante dans la prononciation à l’intérieur de ces cadres généraux. Les contraintes de ce genre sont imposées par la communauté linguistique. La structure de la norme linguistique ne repose que sur les conformations naturelles (dispositions) de la langue, tandis que l’usage linguistique repose à la fois sur les tendances de la population et sur la nature de la substance choisie. La description de l’usage linguistique et de la substance est indispensable pour deux raisons : d’abord, parce que les changements linguistiques d’une époque à l’autre ne relèvent pas toujours de la norme, mais sont souvent précisé|ment des changements de substance ; et parce qu’il est possible qu’un seul et même système de formes ait des manifestations diffé|rentes, car le choix entre ces manifestations est réglé par des facteurs extralinguistiques. À côté des changements de forme, il existe aussi de véritables changements phonétiques, qui ne sont explicables qu’en tant que tels.

13La phonétique reste donc un domaine important de la science de la langue. Il ne faut pas oublier en effet que la phonétique est la théorie des sons linguistiques. Sa tâche est de décrire la façon dont les unités de l’expression d’un système linguistique donné sont prononcées à l’intérieur d’une société donnée à un moment donné. Cette tâche présuppose les unités de la norme et ne peut pas être accomplie sans la connaissance de ces unités. La phonétique doit donc se constituer en tant que science empirico-déductive : elle doit se baser sur des formes linguistiques en tant que grandeurs données, et partir de ces dernières pour en chercher les manifestations et les variantes.

14Jusqu’à présent, la phonétique n’a pas été en mesure de formuler cette tâche de façon claire : au contraire, elle en est arrivée à la nier explicitement. Au lieu de concevoir la phonétique en tant que science empirico-déductive bâtie sur la linguistique, on a tenté de l’édifier en tant que science aprioristique et inductive. En effet, on a cru pouvoir extraire les éléments linguistiques de la substance sans tenir compte de la langue en tant que telle, en essayant d’établir les éléments linguistiques d’une façon purement physique – ce qui ne doit pas être possible, comme cela s’est effectivement révélé. De même, du côté de la « philosophie », on a essayé de ramener inductivement les phénomènes du contenu à des catégories aprioristiques, sans tenir compte de la formation objective donnée par la langue. Une telle classification des concepts en types de concepts et des sons en types de sons est arbitraire et subjective, car elle manque de critères objectifs pour le choix des principes de classification.

15Pour cette phonétique empirico-déductive bâtie sur la science linguistique en tant que pure théorie des formes – une phonétique qui diffère désormais beaucoup de la phonétique traditionnelle – j’ai proposé le nom de phonématique. Par rapport à la théorie des formes linguistiques, la phonématique représente un complément néces|saire, un desideratum de la science de la langue. L’objet de la phonématique, ce sont les « phonèmes », conçus en tant que « classes phoniques », qui sont la projection des formes linguistiques de l’expression. C’est à la phonématique de décrire les sons qui appartiennent à une certaine classe de sons définie linguistiquement et qui sont donc des variantes d’un même « phonème ». L’étape suivante sera de déterminer à la fois du point de vue physique et psychologique, l’ampleur de variation que l’usage linguistique admet pour chaque phonème, et également de déterminer les chaînes pho|nétiques et psychologiques par lesquelles chaque phonème diffère de tous les autres. À partir de là, elle en donnera une définition de substance : un complément à coordonner à la définition des formes qui relèvent de la norme linguistique, ce qui permettra une différencia|tion des éléments selon leur manifestation.

16Pour atteindre ce but, la phonématique devra disposer des outillages physiques (articulatoires et acoustiques) et psychologiques né|cessaires. Il ne faudra négliger aucun moyen qui permette une description et une détermination des sons linguistiques et de leurs variantes. Heureusement, à l’instar de la psychologie expérimentale, la phonétique expérimentale dispose déjà d’une procédure très avan|cée. Cette procédure, tout comme la démarche théorique de la phonématique, doit être bâtie sur la linguistique. D’une part, les questions doivent être envisagées en considérant la langue comme pure forme, et d’autre part la technique doit être soigneusement mise au point afin de servir au mieux les buts de la linguistique. On ne peut pas nier que, à cet égard aussi, la phonétique expérimentale n’en est qu’à ses balbutiements : du point de vue de la linguistique, bon nombre de résultats sont tout à fait insignifiants ou inutilisables. Cela vient non seulement du fait que la démarche de la phonétique expérimentale n’a pas été suffisamment orientée en direction de la linguistique, mais surtout du fait que pour en établir l’outillage et les procédures, on n’a pas pris suffisamment en compte la démarche de la linguistique. Lorsque la phonétique expérimentale aura été édifiée sur les formes linguistiques, en s’appuyant sur la linguistique, elle ne sera pas seulement utile à cette dernière, mais, bien mieux, elle lui deviendra indispensable. Bref, la phonétique expéri|mentale doit se transformer en phonématique expérimentale.

II.

17En tant que théorie des formes pures dépourvues de substance, la linguistique au sens strict du terme demande aux sciences de la substance – c’est-à-dire à la fois à la science du contenu ou ontologie et à la science de l’expression ou phonétique (graphématique, etc.) – de décrire d’une façon empirico-déductive les manifestations des for|mes linguistiques à partir de leur classification linguistique.

18Cette condition préalable à une analyse linguistique exhaustive n’est pas encore remplie, car jusqu’à présent la collaboration entre linguistique et ontologie, d’une part, et entre linguistique et phoné|tique, d’autre part, a toujours été défavorable. Les recherches ontologiques et phonétiques n’ont pour la plupart pas été menées par des linguistes, mais plutôt par des philosophes ou des psychologues et par des scientifiques du domaine des sciences naturelles ; de plus, on a souvent cru pouvoir saisir les substances linguistiques par le biais d’une méthode inductive et aprioristique.

19Ces sciences de substance, si exclusivistes, se sont développées en ne tenant délibérément pas compte des formes linguistiques. Une prise de conscience devra forcément avoir lieu tôt ou tard : les tenants de ces sciences s’apercevront que la méthode inductive et aprioristique ne permet pas, sur le long terme, d’obtenir de critère de classification objectif, et que par cette méthode on ne parvient qu’à un chaos, ou tout au plus à un cosmos ordonné subjectivement, mais jamais à un cosmos ordonné objectivement. Les tenants de l’onto|logie et de la phonétique pures se rendront compte un jour ou l’autre que leur démarche est bâtie sur la linguistique. Les conditions actuelles sont peut-être maintenant favorables pour cette prise de conscience : alors, une fructueuse collaboration avec la linguistique pourra se mettre en place, qui répondra aux exigences naturelles et nécessaires que cette discipline pose aux sciences de la substance. La linguistique ne peut donc que se féliciter de cet avènement. Au cours de ces dernières années on s’est clairement aperçu que, dans sa forme logistique, l’ontologie pure dépend en grande partie (et par sa dé|marche même) de la linguistique, et que ses questions sont de plus en plus formulées en termes linguistiques.6

20Les sciences naturelles ont également pris conscience du fait que la phonétique ne peut parvenir à un principe de classification stable, sans rien perdre de sa démarche empirico-naturelle et de sa technique expérimentale (ou mieux instrumentale), qu’à deux conditions : se rapporter déductivement aux formes linguistiques, et s’ap|puyer sur ces grandeurs pour mesurer les variantes des classes phoniques. Cette perspective théorique a été mise au point d’une façon particulièrement claire et précise par Eberhard et Kurt Zwir|ner, qui l’ont formulée et consolidée résolument ; de plus, depuis 1931, un travail de recherche concret a été initié dans cette voie sous la direction de Eberhard Zwirner au Kaiser-Wilhelm Institut für Hirnforschung de Berlin (Buch). De cette façon, on est parvenu pour la première fois à une contribution globale parfaitement conforme aux besoins de la linguistique : celle-ci peut ainsi être étudiée à la fois du point de vue de la théorie, des procédures et des résultats. Pour la première fois, nous avons affaire à une phonématique expérimentale, fondée et développée non seulement à partir de la théorie (ce qui serait déjà un résultat important en soi) mais aussi à partir de la pratique, et que les Zwirner baptisent « phonométrie ».

21Nous allons maintenant détailler la théorie et la méthode de cette nouvelle science. Avant tout, je tiens à prévenir que les commentaires développés ici ne doivent pas être considérés comme un simple compte-rendu : je suis le seul responsable de la formulation de tout ce qui n’est pas spécifiquement mentionné. J’ai même parfois essayé d’étayer en partie la théorie des Zwirner par de nouveaux arguments et d’en envisager des conséquences ultérieures.

22Quels que soient les ouvrages qui seront mentionnés par la suite, les principaux résultats de la phonométrie ont été exposés dans les deux séries des Phonometrischen Forschungen, publiées à partir de 1936 sous la forme de monographies exhaustives.7 Dans le cadre de ces publications, les fondements méthodologiques mêmes de la pho|nométrie ont été discutés exhaustivement dans l’ouvrage Grundfra|gen der Phonometrie, par Eberhard et Kurt Zwirner (1936).8

23Il ne fait aucun doute que les acquisitions méthodologiques d’Eberhard Zwirner ont bénéficié de sa formation, ainsi que de sa démarche originelle. Le point de départ de son travail scientifique dans ce domaine a été la recherche médicale portant sur les altéra|tions pathologiques de la parole : d’une part des recherches phoniatriques sur la pathophysiologie de l’appareil musculaire, d’autre part des recherches sur les pathologies neurologiques connexes à l’apha|sie. La connaissance des conditions normales est évidemment présupposée pour chacune de ces recherches, qui s’intéressent à l’étude des conditions anormales : l’enregistrement des déviations de la norme présuppose que l’on puisse enregistrer et assumer la norme elle-même en tant que base pour l’enregistrement des déviations. Dans ce sens, l’étude des pathologies linguistiques doit se fonder sur la linguistique. Et c’est bien à partir de la linguistique qu’on doit développer une discipline qui soit en mesure de fournir des renseignements sur toutes les particularités non seulement du système linguistique, mais aussi de l’usage linguistique normal. L’exactitude nécessaire ne peut être obtenue qu’à partir d’une démarche phonético-expérimentale ; toutefois, la phonétique traditionnelle ne permet d’enregistrer que les occurrences individuelles de la parole : on ne peut donc parvenir au concept de « normalité » qu’à travers des méthodes spécifiques à l’étude de la statistique des variations. Le mesurage et la comparaison des variations statistiques présupposent, de plus, un concept de valeur auquel on puisse les ramener ; faute d’un tel classement, la statistique en elle-même est dénuée de sens. Ce concept de valeur ne peut être établi qu’à partir du système linguistique.9 La pathologie linguistique n’est que la théorie de l’usage anormal et ne peut pas être développée sans la connaissance de l’usage normal ; l’usage linguistique, quant à lui, n’est que l’utilisa|tion d’un système linguistique et ne peut pas être atteint sans con|naître ce système. Les disciplines mentionnées ci-dessus constituent donc une hiérarchie indissoluble. Cette perspective nous conduit à l’élaboration d’une nouvelle méthode grâce à la critique approfondie des recherches sur le parler. Il faut en effet bien reconnaître que ces dernières ont été réalisées jusqu’à présent sans tenir compte de la langue, surtout dans le domaine de la phonétique expérimentale.

24La formation philosophique reçue par Eberhard et Kurt Zwirner en tant qu’élèves de R. Hönigswald, tout comme la conception originale de l’unification des sciences humaines et naturelles qu’ils ont développée, se sont avérées particulièrement bénéfiques pour le développement de ces considérations méthodologiques et épistémo|logiques.

25L’édification concrète de la théorie et de la méthode phonomé|trique est tant intrinsèquement liée à la critique de la phonétique expérimentale traditionnelle, que pour pouvoir illustrer exhaustivement toute la portée de la phonométrie, il faut rendre compte en détail de la pars destruens de cette théorie.10

26La démarche de la phonétique expérimentale est en soi complè|tement justifiée. L’étude de l’activité des organes phonatoires lors du parler et des variations dans la densité de l’air, qui garantissent la perception auditive des sons émis, est sans doute un travail scientifique parfaitement légitime.11 Cette démarche est également justi|fiée du point de vue linguistique : la recherche quantitative sur les phénomènes mentionnés précédemment semble d’ailleurs aboutir à la seule description exacte possible du parler comme aussi de l’ouïe, et donc de l’usage linguistique. L’analyse instrumentale des facteurs constitutifs de l’expression linguistique (mélodie, accent, quantité, ton) donnera des résultats qui se révèleront importants pour la linguistique elle-même. En outre, on ne peut rien objecter au raffinement technique des procédés de la phonétique expérimentale. Il est évident que cette technique, parfois très compliquée, ne peut être maîtrisée que par des experts du domaine des sciences naturelles. Cela ne pose cependant aucune difficulté sérieuse : le phonéticien expérimental doit tout simplement pouvoir disposer de l’assistance technique nécessaire, comme cela s’avère être presque toujours le cas.

27Le fait que jusqu’à présent la phonétique expérimentale ait été peu prise en considération par la linguistique et qu’elle ait encore très peu apporté à la recherche linguistique, ne peut venir que de deux choses : ou bien le point de départ du raisonnement était er|roné, ou bien la technique était insuffisante. Comme Zwirner le montre, il faut plutôt en chercher la cause dans « l’isolement in|justifié de la phonétique expérimentale par rapport à la linguistique ; et cela à cause d’une complète méconnaissance des méthodes de la physique, c’est-à-dire de la méthode galiléenne, qui consiste à combiner, dans l’expérimentation physique, le calcul mathématique à l’expérience sensible tout comme l’analyse à la synthèse d’un procès naturel – démarche dans laquelle (malgré les changements introduits par la physique moderne) la continuité scientifique n’a pas été perdue ».12 La phonétique expérimentale prétend être une véritable science (une soi-disant « science marginale ») incluant la linguistique, la phycologie, la physiologie et la physique en tant que disciplines de domaines contigus. Sans vouloir nier une certaine connexion théo|rique entre les démarches de ces disciplines apparemment si proches, la phonétique expérimentale s’en distingue très nettement : elle s’éloigne intentionnellement de la linguistique et de la psychologie, avec une supériorité en quelque sorte ésotérique et autosuffisante, se réclamant d’une méthode présumée objective et exacte, qui serait seule en mesure de garantir un traitement strictement scientifique des questions linguistiques et linguistico-psychologiques.

28Dans cette perspective, il est important d’abonder avec force dans le sens d’une affirmation timide de Zwirner, qui ne se sentait pas assez qualifié sur ce point : le caractère stérile de la phonétique expérimentale du point de vue de la linguistique ne découle pas du tout – comme on l’a cru jusqu’à présent – du manque d’intérêt pour ces questions de la part des linguistes, ni du fait que ces derniers ne sont pas suffisamment préparés techniquement pour traiter de pho|nétique expérimentale. Le linguiste peut à tout moment, s’il le veut, devenir phonéticien expérimental : il a toujours la possibilité de disposer d’une assistance technique. Étant donné que, tout bien consi|déré, sans assistance technique le phonéticien expérimental est dans la même situation, il reste à voir si ce dernier n’a pas plus de connaissances techniques (ou s’il en a plus besoin) que le linguiste spécialiste qui s’intéresse à ce genre de question. D’autre part, si les linguistes se sont toujours montrés assez détachés par rapport à la phonétique expérimentale, cela vient plutôt du fait que l’activité du phonéticien expérimental a toujours été considérée comme une recherche hostile envers la linguistique. C’est pourtant la phoné|tique, et non la linguistique, qui est responsable de ce schisme. Une « phonétique » isolée et séparée de la linguistique, c’est-à-dire une pure science des sons complètement indépendante de cette dernière, ne peut pas être exploitée par la linguistique, et peut même être qualifiée d’absurdité du point de vue linguistique. Même si l’on considérait comme justifiés et nécessaires le point de départ et la démarche générale de la phonétique expérimentale, et même si l’on reconnaissait l’irréprochabilité de sa technique, toute démarche concrète de la phonétique expérimentale serait alors formulée d’une façon fondamentalement erronée, car elle ne se base pas sur la linguistique.

29Selon Zwirner, les objections principales qu’il faut apporter à la phonétique expérimentale traditionnelle sont les suivantes :

301. la parole (qui repose sur la langue) est confondue avec l’activité de l’appareil phonatoire. Le point de départ traditionnel de la phoné|tique expérimentale consiste en une tentative de saisir les différents sons linguistiques sur une base physique. Cette démarche a vu le jour avec l’adoption, par Helmholtz, du calcul mathématique de Fourier qui a pour but d’analyser, reconstruire et déterminer physiquement les sons distinguables par l’oreille. Dans cette recher|che physiciste des sons distinctifs, on a oublié très tôt qu’on a affaire à des sons linguistiques et non à des « sons » quelconques : pourtant, il est important d’introduire une distinction fondamentale entre les sons linguistiques et les autres « sons », puisque le son linguistique ne constitue pas un simple phénomène naturel comme n’importe quel autre son et qu’il doit être saisi, décrit et analysé dans sa spécificité propre. Le gazouiller de l’enfant et les phonations incom|préhensibles de l’aphasique sensoriel ne sont pas des sons, au sens phonétique ou linguistique du terme, que le tousser, l’éternuer ou le siffler.13 Ces phénomènes ne sont pas construits selon les lois d’une langue donnée, qui représentent la conditio sine qua non pour n’importe quel son linguistique. Dans cette perspective, tout autre son articulé, par exemple le son chanté ou le son qui n’est pas utilisé en tant que moyen de compréhension, est par essence distinct du son linguistique. La ressemblance entre la fonction phonatoire géné|rale et la fonction purement linguistique de l’appareil phonatoire, tout comme la ressemblance entre le « ton » du physicien et les sons qui servent à la compréhension linguistique, ne sont pas des iden|tités : elles cachent plutôt une profonde différence dans les démar|ches et dans les directions de recherche.14

312. L’activité de l’appareil phonatoire, appelée ci-dessous « parler », est analysée sans tenir compte de la langue, et la langue elle-même est conçue en tant que simple fonction de cette activité. Ce que la phonétique expérimentale enregistre, ce ne sont que les sons ou les chaînes de sons prononcés hic et nunc.15 Quel que soit l’instrument d’enregistrement utilisé, abstraction faite du fait que les mouvements de l’appareil phonatoire soient enregistrés immédiatement ou indirectement à partir d’autres enregistrements, au travers de dis|ques, de bandes phonofilmographiques ou radiophonographiques, on établira seulement et toujours les courbes de ce qu’une personne donnée prononce dans un temps et à un moment donnés.16 Une telle description d’actes isolés de phonation ou d’articulation est dénuée d’intérêt, non seulement pour la linguistique mais aussi en général, tant que les cas isolés n’auront pas été ramenés à une constante, c’est-à-dire tant qu’on n’en aura pas examiné le rapport avec l’usage linguistique d’une communauté linguistique.17

32En ce qui concerne cette vérification, la méthode actuelle ne garantit aucune possibilité à la phonétique expérimentale, puis|qu’elle n’est basée que sur l’enregistrement d’un ou plusieurs cas isolés. Cette méthode est en effet purement inductive, dans le sens d’une induction scientifique incomplète et insatisfaisante. Si au contraire, par exemple, on enregistre trois cas isolés plutôt qu’un seul, afin d’identifier ce qu’ils ont en commun, on ne sera jamais sûr de ne pas pouvoir en trouver un quatrième, complètement différent et susceptible de changer entièrement le résultat : dans les faits, les expériences de la phonétique expérimentale montrent que cela arrive régulièrement. Quel que soit le nombre de cas particuliers dont on part, on n’arrive jamais à autre chose qu’à une somme de cas particuliers.

33Si l’on applique à la lettre cette induction pure, on n’a que deux moyens pour sortir de l’impasse : ou bien on aborde la langue d’une façon agnostique, en niant la possibilité de définir et de distinguer exactement les éléments linguistiques – approche selon laquelle la mission de la phonétique est scientifiquement irréalisable ; ou bien on cède à l’apriorisme injustifié, en généralisant la courbe des cas particuliers sans disposer d’un moyen de vérification suffisant. Ces deux possibilités, du nihilisme et de l’apriorisme, ont été assimilées par la démarche de la phonétique inductive, même si l’apriorisme est beaucoup plus répandu que le nihilisme.18 Le plus souvent, après avoir enregistré un cas isolé (ou quelques cas isolés), la phonétique expérimentale se contente, explicitement ou implicitement, du fait « que le sujet aura essentiellement parlé comme il parle normalement ; par conséquent il sera légitime d’administrer une seule analyse aux représentants d’un usage linguistique ».19

34À travers cette généralisation aprioristique d’un cas isolé, on pré|tend pouvoir remédier à l’inadéquation de l’induction incomplète, et également pouvoir préserver l’identification paradigmatique du son linguistique : tout comme dans le contenu linguistique, l’accusatif d’un mot dans une connexion donnée peut (et doit) être identifié avec l’accusatif d’un autre mot dans une autre connexion – puisque chaque cas isolé peut (et doit) être encadré dans sa position paradigmatique en l’identifiant avec un autre cas isolé sur la base de la même position paradigmatique –, de même on croit pouvoir identifier le l de klagen avec le l de falsch et pouvoir en fixer la position au sein du paradigme des consonnes.

35Cette opération présuppose l’idée selon laquelle il est possible de trouver, dans la substance, en vertu de sa nature, des limites qui correspondent à celles qui sont posées par la langue. On a déjà vu, toutefois, que ce n’est pas le cas. Du point de vue de la substance, la formation linguistique est complètement arbitraire : elle ne dépend nullement de la nature de la substance mais seulement de l’individualité de la langue en question. On est déjà arrivé à cette conclusion par le biais d’une perspective purement linguistique, même si la démonstration ne peut cependant se faire qu’à partir de l’étude de la substance. De surcroît, elle a déjà été produite par la phonétique expérimentale elle-même, et notamment par le courant nihiliste. On peut montrer, comme cela a été fait depuis longtemps, qu’à l’intérieur de la substance il n’y a pas d’identité ni de limites paradigmatiques. Les recherches systématiques de Zwirner l’ont à nouveau confirmé.

36Il ne s’agit pas seulement du fait que la différence entre un même son produit par différents sujets parlants peut être plus grande que celle observée entre deux sons différents produits par le même parlant. Puisque chaque parlant singulier a sa propre « physionomie », ou bien « son propre timbre ou subdivision de la configuration des formants de ses classes phoniques »,20 rechercher soigneusement les partiels d’une voyelle prononcée une seule fois, comme le fait la phonétique expérimentale, n’a de sens qu’à la condition de mettre le résultat en rapport avec l’ensemble des conventions linguistiques du sujet de test (c’est-à-dire sans tenir compte de l’usage linguistique individuel et sans le prendre comme base d’évaluation). Il ne s’agit même pas du fait que le même sujet parlant, dans des conditions différentes et sous des impulsions ou des influences différentes, peut parler de différentes manières, et que donc la différence entre deux variantes appartenant à la même classe de sons peut être encore une fois beaucoup plus grande que celle entre deux variantes appartenant à deux classes phoniques distinctes. Au cours du test on devrait tenir compte non seulement de facteurs tels que la coercition et la suggestion (qui peuvent autant être générés par la prédisposition de l’expérience elle-même, que par l’installation de l’outillage d’enre|gistrement sur les organes phonatoires), mais aussi de l’influence des aspects émotifs associés au parler, à la mimique et aux gestes qui appartiennent eux-mêmes à la langue et à la parole, tout comme de l’interaction globale entre les organes, biologiquement très diffé|rents, qui entrent en jeu dans l’acte de parole.21

37On voit que le concept de ressemblance entre des sons articulés est essentiellement relatif et subjectif, et donc inutilisable, et qu’entre deux sons empiriquement observés il peut exister une infinité de degrés intermédiaires. Au niveau de la substance il n’y a aucune limite paradigmatique : il n’y a qu’un continuum paradigmatique. La substance phonique n’est en soi qu’une masse informe, amorphe.22

38Un mouvement ne peut jamais être répété de façon exactement identique. Par ailleurs, chaque articulation et chaque son se distinguent de tous les autres sur la base d’une seule différence, si petite soit-elle, entre deux sons. Il y aura donc, lors de l’enregistrement, des dissemblances qui rendront impossible une distinction nette entre ce qui est analogue et ce qui est différent. Il n’existe pas deux sons articulés qui ne soient pas en même temps analogues et différents, et leur degré de ressemblance, ou de dissemblance, ne peut pas être mesuré objectivement. En effet, le concept de ressemblance n’a de sens que dans la mesure où la ressemblance est mise en rapport avec quelque chose, et pas quand elle repose sur une impression optique ou acoustique vague et subjectivement connotée. Sans un principe solide, n’importe quoi peut être conçu en tant qu’analogue à n’importe quoi, ou décrit en tant qu’identique à n’importe quoi – la lune elle-même à une casserole, si l’on se base sur le fait que toutes les deux sont rondes. Ce dernier exemple, que l’on doit à Kohlbrugge,23 montre de plus qu’il en va de même pour le contenu comme pour l’expression : entre les signifiés aussi on peut établir une infinité de ressemblances et d’identifications arbitraires ; entre les signifiés non plus il n’y a aucune identité objectivement déterminable, parfaite, irréversible et définitive. Sans la solide division établie par la langue, dans le contenu comme dans l’expression, il n’y a qu’un chaos sans forme.

39À partir d’un certain nombre de relevés radiologiques concernant la position de la langue en section médiane au cours de l’émission des voyelles chantées, Zwirner a pu montrer que la position de la langue par rapport à une même voyelle (d’un même système linguistique) varie jusqu’à n’être plus reconnaissable. Si l’on passe du domaine physiologique au domaine physique, il en va de même : l’oscillogramme et l’analyse de Fourier d’une même voyelle chantée ou articulée (dans les mêmes conditions et par le même parlant d’une même langue) donnent des représentations toujours diffé|rentes.24 Qu’on parte de la section médiane ou de la courbe, il n’est pas possible de déterminer si l’on a affaire à la même voyelle ou à des voyelles différentes. Les diagrammes et les courbes enregistrés par les instruments phonométriques restent incompréhensibles ou du moins insuffisamment déterminables en tant que courbes linguistiques.25 La phonétique a cru que le fait de rendre les observations de plus en plus exactes allait rendre les résultats de plus en plus fiables. Or, c’est exactement le contraire qui se produit : plus les courbes sont exactes, plus l’oscillographe est sensible, plus la rapidité des cylindres du kymographe est élevée, et plus les différences s’accroissent. Plus le grossissement est important, plus le chaos devient déconcertant. Aucune courbe n’est identique à une autre, et toutes les courbes sont « analogues ». Et même si l’on souhaitait pousser plus loin l’induction incomplète sur cette base, en comparant un plus grand nombre de courbes entre elles, on verrait qu’on ne peut plus les classer en catégories. K. Zwirner l’a montré très clairement en répondant à une tentative d’argumentation linguistique formulée par K. Bühler :26 on ne peut s’attendre à une accumulation que là où il est possible de rattacher déductivement chaque courbe à des classes, sur la base d’un concept de classe qui leur est externe.27 Sans un tel principe, la possibilité d’une accumulation est du point de vue théorique toujours nulle, et ce qui dans la pratique pourrait éventuellement ressembler à une accumulation, ne serait pas la représentation d’une classe de sons, mais un reflet des parti|cularités de l’outillage expérimental.

40Même si, du côté de la phonétique expérimentale aprioristique, on croit pouvoir distinguer d’abord une occlusive, une voyelle nasale ou une orale en se basant sur les courbes respectives de la bouche, du nez ou de la gorge, reproduites instrumentalement, et ensuite pouvoir reconnaître tour à tour tous les autres sons de la même façon, il faut affirmer résolument que cela est impossible. Aucune reconnaissance de ce genre n’est possible : on n’aboutit qu’à des identifications subjectives et arbitraires entre des courbes différentes, d’un côté, et des distinctions subjectives et arbitraires de courbes analogues, de l’autre.28

41Quant à la question de la base sur laquelle se réalise effectivement cette évaluation subjective et arbitraire des courbes, la réponse en est en même temps exacte et incroyable : le phonéticien expérimental, qui sur le plan de la théorie renonce à considérer les faits linguistiques et les phénomènes psychologiques comme pertinents, sera toujours guidé dans sa pratique par certaines représentations de classes phoniques définissables linguistiquement. De cette façon, la courbe d’une occlusive sera donc identifiée comme la courbe d’une occlusive parce que cette dernière, obtenue précédemment, était en quelque sorte prédéterminée en tant que courbe d’une occlusive. L’occlusive était donc déjà établie à priori en tant que catégorie. Le procédé pratique de la phonétique expérimentale consiste, comme on le sait, à coordonner à l’enregistrement d’une courbe phonatoire une transcription phonétique qui n’aurait pu être établie qu’à partir de la « phonétique de l’oreille », également méprisée. En dernière analyse, afin de les interpréter, les courbes sont donc mutuellement corrélées à partir d’un principe transcendantal. Il ne faut donc pas pratiquer dès le début une inter|prétation immanente des courbes elles-mêmes – ce que sait bien le phonéticien expérimental, comme tout un chacun. Un kymogramme ou un oscillogramme ne peuvent pas être interprétés en tant que tels, dans l’absolu : il faut les interpréter à partir de la connaissance des sons auxquels ils se réfèrent – connaissance que l’on acquiert grâce à d’autres moyens.29

42L’étude approfondie de Zwirner dans le domaine de la quantité, des procédés mélodiques et de la formation des pauses, nous apprend qu’un mesurage ne peut pas être effectué sans que l’on sache préalablement ce qu’il faut mesurer, c’est-à-dire sans le concept linguistique de classe de sons. Les phénomènes de quantité constituent un exemple particulièrement instructif. Le mesurage ou les unités de mesure absolues ne permettent pas en eux-mêmes de déterminer si un son articulé est à considérer en tant que long ou court. D’un certain point de vue, cette question est injustifiée, puisque le mesurage ne peut que répondre à la question de savoir combien dure un son ; mais on peut aussi considérer le fait que le concept même de durée (longue ou courte durée) doit être fourni préalablement, notamment par la linguistique. « Les mesurages n’ont de pertinence linguistique que selon la détermination de la longueur et de la brièveté, à savoir en montrant, pour une langue donnée, quelles variations phoniques de durée absolue sont enregistrées par rapport à la longue durée et quelles le sont par rapport à la courte durée, et comment ces facteurs absolus se rangent autour d’une valeur moyenne, se constituant en même temps comme base de comparaison quantitative des autres langues ».30

43Cette démarche ne s’applique qu’à la phonétique. Dans tout domaine où l’on a affaire à des variations, il faut que ces dernières soient rapportées à un principe pour pouvoir être interprétées. Zwir|ner a trouvé une bonne analogie dans le domaine de la biologie. L’analyse phénotypique des catégories systématiques ne peut qu’être conduite statistiquement, c’est-à-dire déductivement. Dans ce domaine, comme dans celui de la phonétique, les caractéristiques saisissables quantitativement sont pour la plupart déviantes, et à cause de cette déviation constante on est dans l’impossibilité de déter|miner à quel groupe appartient un individu donné.31

44Il est impossible de parvenir à la langue à partir de la simple observation de la parole ou de l’activité de l’appareil phonatoire. Il faut adopter la démarche inverse : on doit concevoir la parole en fonction de la langue, en la décrivant sur la base de cette dernière.

453. À cause de la confusion entre langue et activité de l’appareil phonatoire, on n’a pas pris suffisamment en compte non seulement les classes de sons, mais aussi les classes des variantes. Non seulement le concept de variante dépend du concept de classe, mais pour tenir dûment compte des variantes, il faut aussi faire la distinction entre les différents types de variantes. D’un côté, il y a les variantes dites libres, qui se présentent dans les mêmes conditions combinatoires (cf. le concept de variphone de Daniel Jones) ; de l’autre il y a les variantes dites conditionnées, qui peuvent et/ou doivent se rencontrer quand un membre d’une classe de sons se trouve à proximité d’une autre classe de sons à l’intérieur d’une unité structurelle donnée, comme par exemple la syllabe (cf. le concept de phonème de Daniel Jones et ci-dessus : §5). Il faut de plus distinguer les variantes sociales – qu’elles soient stylistiquement connotées ou stylistiquement neutres – qui représentent les habitudes en vigueur dans une com|munauté linguistique, et les variantes individuelles, qui dépendent de la spécificité de la constitution anatomique, physiologique et psychologique humaine, mais aussi de la disposition du sujet parlant – qu’elle soit normale ou pathologique, affective ou intellectuelle (cf. le concept de diaphone de Daniel Jones). La distinction entre variantes libres et variantes conditionnées ne peut être faite qu’à partir de la structure des formes et du concept de fonction, tandis que la distinction entre variantes sociales et variantes individuelles ne peut être réalisée qu’à partir de la connaissance de la communauté linguistique et de l’usage linguistique ; ces distinctions dépassent donc la portée de la méthode de la phonétique expérimentale actuelle. Si l’on ne tient pas compte des habitudes de la communauté linguistique et des particularités individuelles du parlant (cf. ci-dessus : §35), il n’est pas possible d’évaluer les résultats des enregistrements et des mesurages. Si l’on ne prend pas en compte la position du son dans la syllabe, dans le mot et dans la phrase, on confondra nécessairement les variantes libres et les variantes conditionnées. Ces dernières constituent le plus souvent des phénomènes tout à fait différents, qui ne peuvent pas être classés au même niveau. Il n’y a de parler que là où une expression sonore s’accompagne d’un contenu, entrant dans une fonction significative avec une situation donnée.32 Ceci revient à dire que, quand la personne testée prononce ou chante le son isolé qu’on lui demande, on enregistre souvent un état de fait différent par essence de celui du sujet parlant lui-même.33 Cela se produit aussi lorsqu’on lui demande de prononcer un mot particulier, choisi en fonction de l’expérience scientifique, ou un énoncé dicté, au lieu d’enregistrer un discours naturel.

464. La légitimité du point de vue psychologique est niée à tort. L’explication des phénomènes phoniques sur la base de l’ouïe est réfutée par la phonétique expérimentale parce qu’elle est jugée « subjective », et remplacée par un mesurage « objectif ». Sans dévaloriser les justifications de ces enregistrements et mesurages présumés « objectifs », il est toutefois nécessaire de noter que l’appréciation par la communauté linguistique des phénomènes enregistrés constitue aussi un problème très important du point de vue linguistique. Il ne faut pas oublier que « la langue sert à la compréhension et elle a donc besoin de la perception ou plus précisément elle est prédis|posée, selon son caractère propre, à une forme de perception – quoique de type particulier ».34 Même s’il est vrai que la détermina|tion des phénomènes phoniques sur la base de l’ouïe présente des « carences » par rapport aux résultats « objectifs » des mesurages, cette « carence » reste toutefois encore à vérifier en détail. La priorité des résultats des mesurages est un postulat qui est en contradiction directe avec la nature de l’objet à décrire. La conclusion pourrait donc également être inversée : « si on établit dès le début que le mesurage … mène à des résultats différents de ceux qui correspondent à la perception, le mesurage cesse d’avoir un quelconque intérêt pour la langue et pour la linguistique, parce que nous ne comprenons linguistiquement qu’à travers des sons perceptibles, et non à travers des courbes mesurables ».35 Afin de pouvoir saisir les phéno|mènes linguistiques selon leur nature, il faut au contraire comparer le procédé « objectif » du mesurage avec le procédé « subjectif » de l’ouïe.36 et mettre en rapport les deux procédés pris ensemble avec le principe linguistique de classification.

475. Le procédé consiste en un enregistrement aveugle qui n’admet ni expériences, ni causalité ni interprétation. Pour les méthodes d’enregistrement de la phonétique expérimentale, il ne s’agit nullement d’expériences au sens physique du terme. La prétendue explication génético-causale de l’activité de l’appareil phonatoire n’a donc rien à voir avec une réalité causale, précisément parce que le phéno|mène de la parole n’est pas exhaustivement définissable du point de vue mécanique : le fait de concevoir la parole en tant que simple processus naturel reste une illusion.37

486. La phonétique expérimentale prétend à tort être la seule méthode objective possible et exacte de description de l’expression linguistique. Exactitude et objectivité sont apparemment les piliers de la méthode de la phonétique expérimentale. Le caractère subjectif de l’ouïe et les incroyables sources d’erreurs représentées par la « phonétique du papier » et par la « phonétique de l’oreille » ne seraient surmontés que par l’expérience et remplacés par des bases objectives. Une telle conception ne tient pas compte de deux faits : d’une part, que le texte phonétique, qu’il faut associer aux courbes, repose toujours sur la phonétique subjective de l’oreille (ou du papier), et d’autre part, que le principe linguistique de classification constitue un critère purement objectif qui ne doit pas être sous-estimé. Donc, en établissant ces postulats, on ne fait preuve ni d’objectivité ni d’exactitude. Ces étiquettes sont trompeuses, et résultent d’une hypostatisation. « Exacte » et « objectif » sont tout simplement et immédiatement identifiés à « physique ». « Le fait que la réalité des mouvements articulatoires ou des courbes linguistiques doive avoir un plus grand poids que la réalité des sons linguistiques normatifs n’a d’un point de vue épistémologique aucun sens : cette réalité se base à tort sur la visibilité des mouvements articulatoires ou des courbes physiques, c’est-à-dire sur la proximité gnoséologique de la physiologie, de l’anatomie ou de la physique, avec la perception ».38

49On vient de montrer que la perception et la connaissance sont impossibles sans une déduction partant d’un principe de classification transcendantal. Ce principe de classification est fondamental. Toutefois, la phonétique expérimentale prétend pouvoir repérer ce qui a été « effectivement prononcé » à travers une « perception » simple et immédiate des phénomènes physiques. Le problème est que ce concept de « effectivement prononcé » n’existe pas, car le concept même de « donnée » est indéfini. « Les mouvements physiologiques des organes, les variations de densité du moyen de transmission sonore, la perception du son et la détermination linguistico-comparative sont quatre données différentes dont la corrélation méthodologique constitue un problème épistémologique ».39 Si, par exemple, on voulait savoir à partir d’une courbe si une aspiration a été « émise » en correspondance avec une occlusive, on oublie que la seule chose qui est linguistiquement pertinente, c’est uniquement ce qui peut être perçu par la communauté linguistique ; de plus, on oublie qu’il peut y avoir des segments de courbe de longueur mesurable qui correspondent apparemment aux courbes des aspirations mais qui ne sont pas pour autant des aspirations pertinentes pour la langue et pour la compréhension.40 Les recherches sur les pauses montrent qu’il y a des cas où des pauses parfaitement mesurables ne sont pas perçues et comprises comme telles, et d’autres où on perçoit des pauses là où on n’est pas en mesure de les établir sur la base de mesurages.41 Plusieurs causes ont été avancées. D’ailleurs, il ne faut pas oublier, par exemple, que ce qui est linguistiquement pertinent en tant que « pause », et qui est perçu en tant que tel, ne se manifeste pas nécessairement à travers la seule pause physique, mais aussi à travers toutes sortes d’autres manifestations (par exemple, par la mélodie linguistique). Cela signifie que dans l’enregistrement phonético-expérimental, on ne sait en principe jamais si ce qu’on enregistre d’une façon aussi soigneuse est effectivement en rapport avec un phénomène linguistique. Cela a été clairement démontré par les recherches de Zwirner sur la mélodie linguistique ; si l’on ne se base que sur le procédé du mesurage, on n’est presque jamais en mesure de saisir les bases physiques décisives de ce qu’on appelle mélodie linguistique. Imaginons un diagramme dans lequel chaque son est associé à la hauteur ascendante ou à la hauteur descendante qui lui correspond. À partir de ce diagramme, il est impossible de déterminer quel cas est considéré comme ascendant, descendant ou constant par la communauté linguistique, ou dans quelle mesure la ligne de tendance indiquée par la courbe mélodique reproduit objectivement la mélodie linguistique.42 Et il en est de même jusqu’à la distinction entre longue et courte durée, qui ne peut pas être appréhendée de cette façon.43 Les facteurs constitutifs du parlé (intensité, mélodie, quantité, timbre) s’influencent mutuellement et ne se manifestent qu’à travers une interaction complexe de faits linguistiques. Chaque courbe peut de plus être divisée de différentes manières, et l’analyse seule permet d’établir quelle subdivision est correcte du point de vue linguistique.44 Mais il y a aussi des courbes qui ne permettent aucune subdivision linguistique. En effet, enregistrer ne signifie que « fixer ou noter un ou plusieurs aspects d’un processus qui sont en rapport concret avec la recherche, en incluant toujours une transposition de ce qui s’est réellement passé dans un nouveau support descriptif, de sorte que le résultat de l’enregistre|ment n’est pas le processus sous analyse : mais le symbole du processus sous analyse ou d’un aspect quelconque de celui-ci ».45 L’étude de la constitution physique n’est donc suffisante pour aucun son linguistique proféré.46

50Afin d’éviter ces erreurs, et d’adopter une méthode instrumentale appropriée, il faut employer la démarche générale de la phonétique expérimentale, qui est en principe légitime : c’est-à-dire se poser la question de la manifestation physiologico-physique de l’expression linguistique phonétique, du point de vue du rapport entre ces manifestations et les phénomènes morpholinguistiques et psycholinguistiques. Cette idée fondamentale de la phonométrie a été formulée comme suit :

Dans le concept de son linguistique, culminent plusieurs démar|ches mutuellement corrélées, provenant de directions différen|tes : premièrement, la recherche de la linguistique historique sur le changement phonétique, c’est-à-dire le problème linguistique d’une norme linguistique qui caractérise une communauté linguistique ; deuxièmement, le problème psychologique de la perception des sons et de la pensée linguistique ; troisièmement, le problème physique de l’oscillation des sons ou de leurs courbes ; enfin le problème physiologique de l’articulation au sens large du terme, c’est-à-dire de tous les mouvements des organes impliqués dans la phonation. Chacune de ces démarches, qui s’appuient sur des présuppositions différentes et qui sont établies dans leurs rapports par le système de la science, peut être ramenée à n’importe quelle autre, bien que, en même temps, aucune d’entre elles ne puisse être considérée de façon exhaustive sans tenir constamment compte de toutes les autres. Si on voulait tenter de décrire, par exemple, les mouvements articulatoires indépendamment des problèmes de la perception des sons, des oscillations sonores ou de leur détermination historico-linguistique, on perdrait de vue les objectifs particuliers de ces recherches, par exemple la recher|che physiologique sur les organes du canal vocal. En effet, on ne saura jamais faire abstraction complète de ces rapports, bien que leurs caractéristiques n’aient jamais été prises en compte jusqu’à aujourd’hui. C’est à la méthodologie d’éclaircir l’interaction fondamentale de ces directions de recherche, et c’est à la phonétique de trouver sa propre, véritable, c’est-à-dire empirique, collocation.47

51Pour édifier la théorie phonométrique, par opposition à la pho|nétique expérimentale telle qu’elle a été appliquée jusqu’à aujour|d’hui, il faut s’appuyer sur les principes suivants :48

  1. Il ne faut pas concevoir le parler en tant que simple activité naturelle de l’appareil phonatoire : il faut l’envisager à partir de sa propre relation avec l’usage linguistique d’une communauté linguistique donnée.
  2. L’usage linguistique et le parler qui repose sur celui-ci doivent en outre être mis en rapport avec la langue en question : il faut les concevoir en tant que fonction de celle-ci, et non pas à l’inverse, en concevant la langue en tant que fonction du parler (dans le rapport entre langue et parole, cette dernière joue le rôle de la variable, tandis que la première est la constante).

52Dans la description de la langue, il n’est pas question de physiologie ou de physique, mais plutôt, et exclusivement, d’appliquer aux problèmes de la linguistique49 les procédures et les perspectives propres à la physiologie et à la physique. En effet, la différence entre la phonétique comparative et la physiologie comparative de l’appareil phonatoire est que cette dernière n’est pas en tant que telle directement liée aux différences des sons linguistiques et des langues. L’étude du parler sans égard pour la langue n’est qu’une hypostatisation, c’est-à-dire une confusion entre physique et physiologie, d’un côté, et linguistique de l’autre, ou, comme Zwirner l’a plusieurs fois affirmé, une μετάβασις εἰς ἄλλο γένος. En évitant cette μετάβασις, la phonométrie se distingue de la phonétique inductive et aprioristique : « On appelle phonométrie cette prise en compte des normes linguistiques dans tout mesurage des phénomènes linguistiques – par opposition à la conception mécanis|tique, si on le veut, qui est à la base de la phonétique expérimentale classique ».50. Le mot « phonométrie » a été choisi par Zwirner précisément parce qu’il conçoit cette discipline comme analogue à la biométrie. Tout comme la biométrie est liée à la biologie comparée, par opposition à la chimie pure, la phonométrie est liée à la linguistique comparée, en opposition à la physiologie de la voix et à l’acoustique. Tout comme pour la biométrie, il faut remplacer pour la phonométrie la généralisation aprioristique injustifiée des cas isolés51 par une statistique des variations, en introduisant le concept linguistique de « classe de sons ». À partir des recherches primordiales de Quetelet sur les variations de la longueur corporelle humaine,52 en biométrie et dans la recherche quantitative sur les traits héréditaires qui en dérive, une méthode statistique a été développée,53 permettant à son tour une recherche adaptée à l’objet de la variation de toute constitution ou activité organique. Évidemment, toute étude des aspects physiques du parler doit se rattacher à cette méthode.54 En effet, le rapport entre les variantes phonétiques et la classe des sons correspondante est tout à fait similaire au rapport entre les individus et leur classe biologique. Comme en biologie, on trouve en phonométrie une ampleur de variation qui n’est jamais dépassée au niveau de l’usage linguistique ;55 c’est bien statistiquement56 qu’il faut définir cette ampleur, dont la connaissance est le but principal de la phonétique. Une telle recherche sur la statistique des variations doit se conformer aux lois générales de toute opération statistique ; cela signifie que la statistique doit être corrélée à un paramètre d’évaluation ; comme C.V.L. Charlier le dit, il est nécessaire que « le degré d’équivalence soit adéquat à l’approche choisi ».57 La condition première de toute comparaison et de tout mesurage est donc une définition soigneuse de ce qu’il faut comparer et mesurer. La méthode statistique des variations a pour condition nécessaire que les objets à décrire statistiquement appartiennent effectivement à une classe.58 La discernabilité logique des choses et le choix logique de l’appartenance et de la non-appartenance constituent des pré|suppositions fondamentales pour le concept de quantité.59 Ainsi, il faut dépasser l’utilisation arbitraire du concept d’analogie. Il a d’ailleurs déjà été montré que les variantes d’une classe de sons se distribuent selon la loi de probabilité, tout comme en biologie, et que le procédé de la statistique des variations dans son ensemble (la construction d’un polygone de fréquence, le calcul de la courbe de fréquence lisse qui lui cor|respond) est directement utilisable en phonométrie. On obtient ainsi des valeurs moyennes mathématiquement fiables pour chaque classe de sons d’une langue donnée ; ce sont ces valeurs moyennes qui font que les résultats des mesurages sont en adéquation avec les buts linguistico-comparatifs. « Par le terme d’usage linguistique, nous entendons une ampleur d’oscillations utilisée à l’intérieur d’une communauté linguistique … Ce n’est pas le son utilisé une seule fois et puis dissous qui est transmis, mais seulement l’usage linguistique ; ce sont les usages linguistiques que la linguistique compare ».60

53La nature concrète du parler en tant que fonction de la langue, tout comme la particularité de la méthode à utiliser, font qu’il soit nécessaire de ramener le parler à une norme linguistique déter|minée ; de même, il faut appréhender les sons en tant que variantes d’une classe de sons correspondante, et considérer les classes pho|niques en tant que manifestations des formes linguistiques de l’expression, c’est-à-dire des formes pures sans substance. Mais il ne faut pas pour autant en déduire que les sons perceptibles devancent les normes phonétiques non perceptibles. Au contraire, « les constructions linguistiques en tant que telles peuvent être observées du point de vue de leur structure normative, c’est-à-dire en même temps du point de vue de leur (invisible) structure historico-linguistique … et … du point de vue de leur … manifestation ».61 En ce qui concerne les normes, il faut supprimer la distinction entre parler et ouïe, parce que les normes sont configurées de telle sorte qu’à l’intérieur d’une communauté linguistique donnée, celui qui parle et celui qui écoute peuvent entrer à la fois en rapport avec celles-ci. Les normes « sont valables à la fois pour la formation et pour la perception de n’importe quel signe dont la nature linguistique relève non pas du fait d’être engendré par les organes phonatoires mais du fait d’entrer dans un rapport donné, dans le parler comme dans l’ouïe, selon la norme transmise ».62 La norme linguistique pure n’a donc aucune relation nécessaire avec la substance, et elle n’est à concevoir ni physiologiquement ni acoustiquement.63 Pour la reconnaissance des éléments normatifs de l’expression, E. et K. Zwirner ont men|tionné explicitement la commutation en tant qu’exemple.64 Ils prennent également en compte les catégories ultérieures dans lesquelles les éléments linguistiques de l’expression peuvent être classés selon la structure du système linguistique dans son ensemble, en faisant la distinction, comme l’a bien défini Cuviers, entre des classes pho|niques homologues, qui gardent la même fonction indépenda|mment de leur ressemblance ou différence phonique, et des classes phoniques analogues, qui présentent au contraire une identité de substance indépendamment de leur fonction.65

54C’est sur la base du concept de classe de sons formulé par Zwirner, qu’a été défini, pour la première fois d’une façon univoque, le « phonème » en tant que quintessence des manifestations phoné|tiques possibles d’une unité linguistique de l’expression. Contraire|ment à la phonologie, qui ne reconnaît pas la non-pertinence de la substance pour les définitions linguistiques et qui définit le « pho|nème » sur la base de critères phonétiques, Zwirner a bien compris que la définition n’est ni articulatoire ni acoustique, mais seulement fonctionnelle et qu’elle doit être proposée par la linguistique pure – tout à fait en dehors du domaine phonétique. Il ne reste qu’à en établir définitivement la terminologie. « Manifestation » est un ter|me décidément approprié, sans aucun doute meilleur que « réalisa|tion », souvent utilisé comme alternative, parce que c’est précisé|ment l’élément formel qui constitue la réalité au sens propre du terme.66 Le terme « classe de sons » semble au contraire convenir moins bien, étant donné que les caractéristiques prosodiques ne peuvent pas être définies en tant que « sons ». À la place de ce dernier mot, et comme terme commun entre « classes des accents » et « classes de quantités », Zwirner a proposé les notions de « classe phonométrique ».67 À la place de « classe de sons » ou « classe phonométrique » je propose ici le terme de phonématème : les phonématèmes pourraient donc se diviser par la suite en phonèmes et paraphonèmes (c’est-à-dire respectivement phonématèmes constituants et phonématèmes caractérisants) sur la base de la différence de fonction des éléments formels correspondants.

55Point n’est besoin d’expliquer que l’identification paradigmatique, inapplicable à partir des méthodes de la phonétique expéri|mentale,68 n’est envisageable qu’à partir de l’introduction en linguistique du concept de phonématème. E. et K. Zwirner ont montré de façon convaincante la nécessité, non seulement pour la phonéma|tique mais aussi pour la graphématique, de faire appel au concept normatif de forme pour l’identification paradigmatique.69

563. Il faut tenir compte de la distinction essentielle entre variantes libres et variantes conditionnées, et entre variantes sociales et variantes individuelles. On ne doit pas enregistrer des sons, des mots ou des énoncés isolés, mais des discours naturels et même, si c’est possible, le faire sans que les parlants en soient conscients.70 De la même manière que pour la prise d’une photographie, l’enregistrement phonométrique ne peut être réussi que lorsque la situation est tout à fait spontanée.71

57L’impossibilité d’enregistrer des sons chantés à la place de sons parlés revêt une importance particulière. Dans le cas des sons parlés, et contrairement à ce qui se passe dans le chant, l’importance des positions des organes est toujours subordonnée à l’importance des mouvements des organes,72 car la position est conçue en tant que cas particulier du mouvement.73 Il faut néanmoins signaler que l’analyse syntagmatique, c’est-à-dire la partition de la chaîne parlée en un certain nombre de sons, reste de toute façon possible d’un point de vue phonométrique. En effet, le continuum phonique syntagmatique,74 tout comme le continuum phonique paradigmatique, n’est pas pertinent du point de vue de la division linguistique.75 Les phénomènes de coarticulation et de distribution, étudiés par Paul Menzerath,76 n’ont en eux-mêmes rien à voir avec la division de la chaîne linguistique en unités d’expression linguistiques, mais seulement avec leur manifestation. Menzerath a clairement montré qu’il est possible de distinguer les sons linguistiques par le procédé du « découpage de film ». Par ailleurs, il est évident que le phénomène de la coarticulation ne suffit pas en lui-même à invalider le concept de la position des sons. Dans la masse sonore du parlé, on peut distinguer certaines chaînes de mouvements unitaires, les soi-disant « phases » qui découlent d’une division purement optique ou physiologique de la courbe : à partir de cette présupposition, on peut étudier le rapport entre ces phases et les classes phoniques.77

584. Les phonématèmes doivent également être étudiés du point de vue psychologique. Puisque chaque acte de parole représente une utilisation de la langue en tant que moyen de communication, il faut que dans tout acte de parole, le noyau central soit constitué de ce qu’il y a à comprendre, ou de ce qui a été compris, ou bien de ce que l’on vise ; l’articulation visée et la perception acoustique doivent nécessairement devenir des objets d’étude pour la phonométrie, du fait de la fonction sociale de la langue. Et pourtant, cela ne signifie pas qu’il n’y a que le point de vue psychologique qui doive être mis au premier plan, au détriment d’autres perspectives qui sont tout aussi légitimes. Ici encore, c’est le principe linguistique de formation qui l’emporte sur le phénomène psychologique : « là où l’on a affaire à une expérience de la multiplicité – comme dans le cas de la pensée linguistique et de la perception linguistique – il faut aussi recon|naître qu’il y a certaines exigences de la part de l’objet vécu, à savoir qu’il soit déjà articulé d’une certaine façon, conforme à la manière dont ce vécu a été appris, et que les éléments de cette multiplicité soient distinguables ».78 Dans l’intention comme dans la perception sonores (qui sont deux aspects de la pensée linguistique79) il s’agit toujours seulement du fait que quelqu’un associe quelque chose à dire ou quelque chose de dit à un système expressif linguistique qui lui est connu, ou qui lui a été transmis ou appris.80 Afin de pouvoir les interpréter, il faut que les phénomènes psychologiques, ainsi que les phénomènes physico-physiologiques, soient subordonnés à la norme linguistique. Toute autre méthode serait une μετάβασις εἰς ἄλλο γένος. De plus, il faut enregistrer les phénomènes psycho|logiques indépendamment des phénomènes physico-physiologiques, afin de pouvoir les comparer successivement avec ces derniers. Les phénomènes psychologiques, d’une part, et les phénomènes physico-physiologiques, d’autre part, doivent être ramenés aux formes linguistiques transmises, indépendamment les uns des autres. Bâtir les phénomènes physico-physiologiques sur la phonétique de l’oreille ou, comme la phonétique expérimentale l’a fait jusqu’à aujourd’hui, les interpréter à partir de la phonétique de l’oreille, serait commettre encore une fois une μετάβασις εἰς ἄλλο γένος, justement parce que la phonétique de l’oreille, et donc la phonétique classique dans sa globalité, est de nature psychologique. Ce n’est qu’à travers un procédé instrumental, c’est-à-dire un enregistrement, un mesurage, un calcul et une comparaison de chaque cas sur la base de la statistique des variations, qu’on pourra définitive|ment s’affranchir des facteurs subjectifs de la phonétique.81 Il ne faut pas, cependant, concevoir le rapport entre ces aspects comme si la division psychologique correspondait exactement à la division linguistique ou à la division en « phases » physico-physiologiques ; c’est même exactement le contraire : puisque l’expérience psychologique du parlant est toujours essentiellement une expérience gestalti|que dans laquelle il ne produit ou ne perçoit pas un son ou une série de sons, mais une expression avec le contenu inhérent qui lui correspond, on s’aperçoit qu’il y a des corrélations complexes entre le classement psychologique (ou physico-physiologique) et le classement linguistique. Ces corrélations ne peuvent être décrites qu’à partir d’un procédé précis de comparaison. Dans le domaine psycho|logique, tout comme dans le domaine physico-psychologique, il est possible de distinguer des « phases » – c’est-à-dire les phases de perception acoustique, d’un côté, et d’intention sonore, de l’autre – et c’est sur cette base que le rapport entre ces phases et les classes phoniques peut être étudié.82

595. Le procédé ne doit pas consister en des enregistrements aveugles : au contraire, l’analyse doit se baser sur la classification des différents facteurs constitutifs du parler (les facteurs linguistiques, psychologiques, physiologiques, acoustiques) ; l’instrumentation doit être configurée en fonction de l’interaction entre ces facteurs.

606. En procédant de la sorte, on peut et on doit parvenir à une objectivité et à une exactitude véritables. On n’atteint la seule objectivité possible qu’en s’appuyant sur la classification linguistique. Et avec « exactitude » on n’entend que l’adéquation à l’objet en question ; ce n’est que dans ce sens qu’on peut dire que la phonométrie est exacte, tandis que la phonétique expérimentale classique ne l’est pas. Il existe plusieurs types d’objets scientifiques et donc aussi différents types de méthodes scientifiques, et même plusieurs types d’exactitude ; la démarche d’une science peut se révéler essentiellement différente de la méthode d’une autre science, puisque différents objets appellent différentes méthodes ; de même, la méthode d’une science peut se révéler à sa façon aussi exacte que celle d’une autre science.83

61La démarche de la phonométrie s’appuie sur ces prémisses théoriques.84 Il faut trouver une technique et un procédé qui puissent satisfaire pleinement les exigences de la théorie, et qui permettent donc de prendre en compte à la fois les points de vue linguistique, psychologique et physiologique,85 c’est-à-dire de se servir de tous les moyens mis à disposition par la psychologie, la physiologie, la physique et la mathématique.86 Selon ces principes, il faut que l’enregistrement soit 1) naturel, c’est-à-dire a) continu, b) non préétabli et c) libre de crispation, c’est-à-dire enregistré à l’insu du parlant, et 2) reproductible sans aucune altération, de sorte qu’on puisse en répéter à loisir le procédé physique unique ainsi que la situation psychologique dans son ensemble. À partir du moment où ces exigences sont satisfaites, le procédé d’enregistrement, d’audi|tion, de mesurage et de calcul est valide et applicable. Afin d’arriver à ce but, il faut élaborer une technique d’enregistrement qui permet|te à la fois d’enregistrer les courbes et de reproduire d’une façon sa|tisfaisante le parlé, mais aussi d’étudier le même objet d’un point de vue psychologique et physique. Il est bien évident que tout cela doit nécessairement différer des procédés de la phonétique expérimentale traditionnelle.87 En effet, on est en droit de soulever de sérieuses objections à l’encontre de l’enregistrement direct des mouvements des organes, qui était jusqu’à maintenant le procédé le plus communé|ment utilisé en phonétique.88 L’outillage instrumental dont dispose la phonométrie se compose du disque phonographique, du film sonore et du film radiographique.89 Dans l’état actuel des recher|ches, le disque phonographique est l’instrument qui convient le mieux à l’enregistrement.90

62Jusqu’à aujourd’hui, la procédure phonométrique se déroulait de la façon suivante : immédiatement après l’enregistrement sur le disque phonographique, et avant le mesurage physique, on effectuait une association de nature psychologique grâce à laquelle on établissait, à partir de la reproduction du disque par trois sujets de test ou plus, une quantité de « textes d’audition » ou « textes phonométriques » successivement élaborés puis enfin associés à la courbe en question. Dans ces textes, on utilise un inventaire fermé de signes préétablis qui, statistiquement parlant, représentent la classe dans laquelle les écouteurs rangent la variation infinie de l’articulation sonore.91 Ce n’est que de cette façon qu’on peut découvrir quels sons sont perçus, à partir du choix systématique effectué par la communauté linguistique.92 Et ce n’est qu’à partir des classes phoniques perçues de cette façon par les membres d’une communauté linguistique, que l’on peut procéder dans la statistique des variations. Une fois qu’on est parvenu à la distribution statistique des résultats de l’audition, il faut évaluer les procédés d’enregistrement et de mesurage, ainsi que les résultats du mesurage et leur exactitude.93 L’apport majeur de ce nouveau procédé serait donc cette forme d’audition systématique. Les Zwirner sont parvenus à définir la méthode de recherche linguistique la plus adéquate à l’essence et aux concepts de langue et d’acte de parole :94 elle consiste en l’association scientifique entre les résultats de cette audition systématique, d’une part, et les résultats du mesurage, de l’autre; ce n’est qu’à travers des auditions successives qu’on peut déterminer d’une façon exacte ce qu’on doit associer aux diagrammes articulatoires.95 Les textes phonométriques ainsi obtenus remplacent les textes phonétiques « qui sont établis sans audition, à partir de la connaissance d’une langue ».96

63À la lumière de ces points, des réserves doivent être apportées à la procédure de la phonométrie, car elle entre en contradiction avec la perspective d’ensemble qui est à la base de la phonométrie. En effet, selon la théorie phonométrique, les textes qu’il faut associer aux courbes ne doivent pas être des textes d’auditions psychologiquement conditionnés, mais plutôt des textes établis sur la base de la linguistique. Dans un texte soumis aux linguistes, l’inventaire et l’agencement des éléments de l’expression d’une langue doivent déjà être connus, voire appris, comme on peut légitimement s’y attendre de la part de linguistes. Ce n’est qu’en procédant de cette façon qu’on pourra garantir une objectivité totale des résultats. La méthode choisie jusqu’à présent par les Zwirner « n’est objective que dans une certaine mesure »,97 ce dont ils se sont d’ailleurs justement rendus compte. L’erreur est néanmoins facile à corriger : il suffit d’associer le disque au texte reconstruit linguistiquement par des reconstructions et des reproductions successives de ce même disque, immédiatement après son enregistrement et indépendamment de l’interprétation par des parlants non avertis. C’est la seule manière de satisfaire aux exigences spécifiques posées par la phonométrie ; en effet, les fondateurs de la phonométrie eux-mêmes admettent qu’« une classe de sons n’est pas une forme psychologique, ni physiologique ni physique, mais une forme normative, c’est-à-dire historico-linguistique ».98 Une autre formulation correcte de ce point peut être résumée par la question suivante : « quelle position ou quel mouvement articulatoire à décrire psychologiquement … est à associer à tel ou tel son défini par la linguistique historique ? ».99 Dans un autre passage, les Zwirner affirment très clairement : « nous ne pensons pas que nos recherches quantitatives peuvent se substituer ou exclure les méthodes de recherche linguistique ; au contraire, en général – dans l’écoute du disque comme dans l’interprétation des courbes – nous les présupposons ».100

64La recherche psychologique sur la perception des sons et de leurs « phases » doit donc être entreprise indépendamment de l’inter|prétation linguistique du texte parlé. On peut même dire qu’elle doit se subordonner à cette dernière. Cela ne signifie absolument pas que l’on peut se passer de la recherche psychologique, ou qu’elle est moins intéressante. Au contraire, à partir de ces recherches, on pourrait édifier une véritable psychophonétique, qui a effectivement été tentée par certains représentants du courant « phonologique ». On pourrait même analyser le rapport entre norme linguistique et « sentiment linguistique ». Il ne faut pourtant pas en déduire une congruence absolue entre norme linguistique et sentiment linguistique101 de la majorité des auditeurs. Si, par exemple, on distingue dans une langue deux quantités vocaliques et si ces deux quantités vocaliques (comme c’est souvent le cas) fusionnent en produisant un syncrétis|me irrésoluble dans certaines conditions linguistico-fonctionnelles, de sorte que du point de vue de la norme linguistique on ne peut que constater un tel syncrétisme, ce syncrétisme linguistiquement irrésoluble pourrait toujours être résolu par la plupart des parlants natifs.102 Il reste encore une question à régler : existe-t-il des psycho-phonèmes de nature sociale ayant une ampleur de variation moindre que celle des unités d’expression linguistiques, et qui pourraient ser|vir de base pour le mesurage physique (sans évidemment renoncer pour cette raison à la base linguistique) ? Tout cela, ainsi que la question psychologique de la perception sonore et de son rapport au système linguistique, doit encore être analysé : et ce travail ne peut être accompli qu’en se basant sur la phonométrie.

65Le mesurage physique présuppose l’enregistrement sur disque. Puisque, pour des raisons techniques, les glyphes de la trace sonore sur le disque ne peuvent pas être mesurés directement, elle doit être convertie en une trace mesurable. Cette dernière peut par exemple prendre la forme d’une courbe de pression acoustique de type kymographique ou oscillographique.103

66Comme on vient de le démontrer, la conséquence du calcul statistique des variations est que la distribution des variantes d’une classe de sons respecte la loi de la courbe gaussienne des erreurs : voilà qui révèle la distribution purement casuelle de ces valeurs. Cela montre également que ces valeurs de fréquence peuvent être conçues en tant que valeurs stochastiques.104 Le véritable intérêt de cette méthode est la possibilité d’un calcul exact des marges d’erreur par rapport à la valeur moyenne à laquelle on est parvenu. Par consé|quent, la validité de la dispersion a été prouvée pour tous les traits examinés jusqu’ici (accent, mélodie, pauses, quantité, fréquence phonique).105 D’ailleurs, comme Alex Grossmann l’affirme,106 on peut distinguer trois courbes gaussiennes distinctes : une courbe physique, une courbe psychologique, et une courbe physiologique. Il est particulièrement intéressant de noter que la courbe gaussienne est également utilisée en tant que critère négatif. Des analyses sur la quantité du haut-allemand moderne prouvent qu’on ne peut pas ramener les quantités moyennes à la courbe gaussienne. Ainsi, si cela se confirme lors de l’étude d’un matériel plus vaste, on pourra peut-être déduire que pour le haut-allemand moderne, il est plus adéquat d’adopter une bipartition de la courbe gaussienne en quantités brèves et quantités longues, au lieu de faire le distinguo entre quan|tités brèves, longues et moyennes.107

67Une fois que le mesurage et le calcul statistique des variations qui lui correspond seront accomplis, il sera possible d’analyser en détail les interdépendances entre ces facteurs : par exemple entre les phé|nomènes physiques et les phénomènes physiologiques, à travers un réseau de corrélations.108

68Pour la première fois, il est possible de mettre en rapport organique et intime la science fonctionnelle de la langue avec les analyses détaillées de la phonétique : il s’agit là d’une avancée remarquable de la phonétique expérimentale et du procédé technique qui lui correspond. De plus, la perspective structuraliste permet de saisir non seulement la norme linguistique, mais aussi l’usage et même l’acte individuel de parole. Ceci n’est possible que parce-que, grâce à la phonométrie, on est désormais en mesure de montrer que les variantes d’une classe de sons dans leur ensemble peuvent être rattachées à une structure en vertu de leur distribution régulière, et qu’elles ne peuvent être comprises qu’à partir de cette perspective structurale. La corrélation, dans le sens proposé par Cuvier de « complémen|tarité de certaines grandeurs homologues », se retrouve au niveau des variantes libres, comme à celui des formes pures sans substance du système linguistique au sens strict du terme. Il semble qu’on soit presque parvenu ici à une propriété fondamentale de l’ensemble du domaine linguistique. La phonométrie a considérablement élargi la vision que l’on avait des phénomènes liés à l’expression linguistique, en amenant à une véritable synthèse.

69Un autre mérite de la phonométrie réside dans le fait d’avoir inclus dans son domaine de recherche l’élocution, l’intonation, la vélocité articulatoire, le rythme, les pauses, la respiration, la gestuelle et l’expression faciale : contrairement à la phonétique et à la linguistique traditionnelles, la phonométrie ne s'est don pas bornée à l’étude des « sons », . C’est donc arbitrairement et de façon inadmissible que l’on a négligé jusqu’à aujourd’hui ces phénomènes, en les jugeant non pertinents, alors que, au contraire, ils font indéniable|ment partie intégrante de l’expression linguistique. D’un côté, ces phénomènes sont d’une grande importance pour l’ethnologie com|me pour l’étude des tendances de la population ;109 d’un autre côté, ils sont partiellement des épiphénomènes de l’expression phonétique au sens strict, tellement imbriqués avec cette dernière, que, entre les gestes et les expressions faciales d’un côté, et l’expression phonétique de l’autre, il y a souvent des compensations ; par exemple, dans une langue donnée il n’est possible de faire abstraction de l’intonation interrogative que dans les cas où la mimique ou les gestes induisent sans équivoque que l’énoncé correspondant doit être compris comme un énoncé interrogatif. Cela signifie tout simplement qu’une partie des variantes d’un élément de l’expression se retrouve dans les gestes et dans la mimique, ou mieux, que dans les gestes et dans la mimique apparaissent des exposants linguistiquement pertinents, qui peuvent être absents dans l’expression phonétique, tout comme certains exposants de l’expression phonétique, tels que l’accent et la modulation, sont souvent absents dans l’expression graphique. Donc la conception selon laquelle les éléments linguistiques de l’expression ne sont pas à définir comme des formes sans substance, mais sur la base de traits « articulatoires » ou acoustiques, est erronée, et on aurait déjà dû en prendre conscience depuis longtemps.

70Les moyens indispensables à l’analyse de ces facteurs constitutifs du parler, bien que non-sonores, sont en particulier le film sonore et le film radiographique, et ils sont surtout précieux pour l’enregistre|ment physiologique. C’est pour cela que cet outillage a également beaucoup été utilisé lors du travail phonométrique. Toutefois, on a moins eu recours au disque phonographique – ce qui est logique si l’on considère que le film sonore n’existe que depuis 1928, et le film radiographique depuis 1932, et que le travail avec cet outillage complexe requérait plus de pratique. Il a fallu développer un procédé spécifique pour le mesurage exact du film sonore : E. Zwirner a ébauché un travail dans ce sens en mesurant les courbes des gestes articulatoires d’un patient aphasique, et en les associant graphiquement aux courbes de la mélodique, de la quantité et du montant moyen de pression acoustique.110 Il en est de même pour le film radiographique,111 même si ses possibilités d’utilisation ont été sur|estimées par certains chercheurs. Avec la technique dont on disposait jusqu’en 1936, on est parvenu à enregistrer, après une période de développement de presque vingt ans, tout au plus 8 à 12 images par seconde, ce qui ne correspond même pas à une image par son dans le cas du parlé rapide normal. L’interpolation des instantanés des positions des sons ainsi obtenues était donc encore impossible pour la recherche sur les mouvements phonatoires. À partir de 1936, toutefois, on est arrivé à élever la fréquence des images à presque 75 en|registrements par seconde, et l’on a aussi développé le film radiographique au ralenti. Ce procédé, en donnant accès à des mesurages beaucoup plus précis, a permis son utilisation lors des recherches phonométriques.112 Afin de pouvoir mieux juger de l’efficacité de ces appareils du point de vue quantitatif et dans la perspective de la statistique des variations, il est nécessaire, à cause de la différencia|tion anatomique des sujets de recherche, de développer un système de coordonnées relatives aux mâchoires supérieure et inférieure. Seul ce système permettra d’effectuer des comparaisons adéquates.113

III.

71On vient donc de voir que c’est grâce à la phonométrie ou phonématique expérimentale que l’on a pu établir pour la première fois une phonétique linguistique, objective et exacte en tant que description empirico-déductive des manifestations phoniques et gesticulatoires des formes linguistiques de l’expression. On a ainsi définitivement dépassé à la fois la phonétique de l’oreille, qui avait un côté psychologisant, et la phonétique expérimentale, dont la démarche était connotée aprioristiquement et inductivement.

72Il faut maintenant se demander pourquoi il a fallu attendre si longtemps pour que se mette en place cette collaboration naturelle entre phonétique et linguistique objective, alors qu’elle n’est qu’une synthèse du structuralisme purement linguistique et du structuralisme phonétique. La cause en est à chercher dans l’histoire de la science : selon les Zwirner, le travail nécessaire pour répondre à cette question si intéressante revêt une importance toute particulière. Il n’est pas possible de discuter ici les détails de ce problème, qui du reste est assez vaste : il faut néanmoins dire que les argumentations des Zwirner,114 bien que savantes et subtiles, n’ont pas atteint le cœur du problème, car ils n’ont pas assez pris en compte le développement interne de la linguistique. Selon eux, la cause de ce schisme réside principalement dans le fait que la phonétique n’a jamais été linguistique, c’est-à-dire qu’elle n’a jamais été une théorie basée sur la linguistique en tant que science autonome. La pho|nétique tire ses origines de la perspective mécaniste, de la pratique médicale et, depuis la fondation de la biologie par Cuvier, de l’anatomie comparée et de ses nouvelles branches : la physiologie comparée, la théorie comparative de l’évolution ainsi que la théorie de l’hérédité. Pendant tout ce développement, la phonétique n’aurait selon eux jamais pris acte de l’autonomie de la linguistique comparée.

73Selon les Zwirner, le développement de la phonétique était con|ditionné par des tendances propres à la linguistique. Ils proposent de distinguer deux périodes dans l’évolution de cette discipline : une phase ancienne, lors de laquelle l’autorité de Cuvier et l’influence de la philosophie naturelle de Goethe ont poussé les non-biologistes à chercher des analogies dans le domaine des sciences naturelles ; et une phase plus récente, au cours de laquelle, selon l’idée humboldtienne d’organisme, on appliquait l’approche darwiniste au concept de parenté linguistique.

74Or, attribuer une telle importance au rôle joué par la seule influence des sciences naturelles sur la linguistique me semble assez exagéré. Plutôt qu’à l’influence de Cuvier ou de Goethe, la linguistique traditionnelle doit beaucoup plus à la conception mécaniste de la nature et au rationalisme du XVIIIème siècle. L’influence de Linné et de Newton s’est révélée tout à fait décisive pour Rask, et c’est cette influence qui l’a soustrait – comme le dit Zwirner – « aux griffes du romanticisme ». De cette première période, caractérisée par l’influ|ence du rationalisme du XVIIIème siècle (auquel Bopp appartient), la linguistique est passée directement à la deuxième période, inaugurée par Jacob Grimm, dans laquelle c’est le concept d’histoire qui s’est révélé décisif. Que cette historicisation de la conception linguistique ait aussi permis le déplacement de la pensée darwinienne dans l’idée du développement linguistique, comme dans les théories de Schleicher et de Jespersen, n’est à mon avis qu’un effet secondaire. Cette conception a également été fortement critiquée par d’autres chercheurs. Ce qui est déterminant pour la deuxième phase, c’est le facteur historique, c’est-à-dire l’élément individuel, particulier, casuel (car, du point de vue de ce courant linguistique, la soi-disant « loi phonétique » n’était qu’un résultat fortuit et aveugle). En favorisant le positivisme phonétique, ce facteur historique a conduit à la discordance entre phonétique et linguistique. Sur la base de cette conception fondamentale, la linguistique en est arrivée à nier sa propre autonomie : on ne peut donc évidemment pas reprocher à la phonétique de ne pas avoir pris conscience de cette autonomie, puisqu’il n’y avait aucune autorité scientifique pour la soutenir. Si l’ancienne biologie du XIXème siècle avait réellement exercé une quelconque influence, la linguistique de ce siècle aurait été modelée par une théorie gestaltique, par une conception systémique, ou par une typologie fondée sur la théorie de la constance de l’espèce. Mais cela n’a pas été le cas, et les appels de Rask et Bopp, tout comme l’historicisme, sont tombés dans l’oubli.

75Mais dans l’histoire de la linguistique il y a aussi une troisième période, l’époque moderne, pendant laquelle la réaction à l’histo|ricisme des néogrammairiens et de leurs adeptes a permis l’édifi|cation d’une nouvelle linguistique gestaltique. Zwirner affirme115 avec raison que la phonétique classique n’a pas pris conscience de l’existence de cette nouvelle science. Et pourtant ce problème, qui devait tôt ou tard conduire à la phonométrie, n’est apparu que lors de cette dernière période.

76À ceux qui, par leurs recherches, ont contribué d’une façon ou d’une autre à ce développement, il pourrait sembler étrange que les Zwirner soutiennent à plusieurs reprises que la phonométrie doit se bâtir sur la linguistique comparée et que la langue doit être conçue en tant que fait historique. Nous sommes encore trop engagés dans le combat contre l’historicisme pour pouvoir adopter d’emblée cette terminologie. Sans doute ne s’agit-il que de terminologie. La « lin|guistique comparée » est traditionnellement tellement liée à l’histo|ricisme, que Zwirner risque réellement d’être mal compris par les linguistes. Le terme, dans le sens où Zwirner l’utilise, est correct et sans doute ce scientifique adopte-t-il la terminologie juste. Si la linguistique ne veut pas être réduite à un vide philosopher esthétisant, il faut qu’elle soit à la fois comparée et générale.116 Heinrich Ernst Bindseil a forgé avec bonheur le terme de « linguistique générale comparée » :117 ce terme doit s’appliquer à toutes les formes de linguistique. C’est aussi ce que Zwirner veut dire en employant le terme de « linguistique comparée ».

77Il faut d’ailleurs souligner le fait que l’équivalence proposée par Zwirner entre Sprachwissenschaft et Sprachgeschichte signifie seulement qu’une langue donnée (langue) constitue une réalisation des possibilités générales disponibles au niveau de la langue humaine (langage).118

78C’est la phonétique expérimentale, et non la linguistique, qui est responsable du schisme entre ces deux sciences.119 Et pourtant il est évident que ce n’est qu’aujourd’hui que la linguistique est devenue, ou plutôt a commencé à devenir une discipline autonome, systéma|tique et générale. Dans le domaine linguistique, le point de vue gestaltique s’est affirmé lentement, et n’a pas encore gagné la bataille. La science des formes sans substance, esquissée dans le premier chapitre de cet essai, n’en est qu’à ses débuts dans ce domaine.120 Il est donc surprenant que E. et K. Zwirner aient soutenu de façon si claire et cohérente que cette discipline constitue un présupposé naturel pour une phonétique s’appuyant sur les sciences naturelles, et qu’elle requiert explicitement l’autonomie de la linguistique pure. Il est également étonnant qu’ils aient mis en évidence la fonction linguistique des éléments en tant que critère définitoire, en échappant à la fois à la Scylla des sciences naturelles et au Charybde du psychologisme. Grâce au travail pionnier des Zwirner, la linguistique pure a été dotée de bases fondamentales.

    Notes

  • 1 [« Neue Wege der Experimentalphonetik », Nordisk tidsskrift for tale og stemme, 2 (1938) : 153-94].
  • 2 Cf. Proceedings of the Second International Congress of Phonetic Sciences : 52 (Cambridge 1936).
  • 3 H.J. Uldall dans les Proceedings of the Second International Congress of Phonetic Sciences : 54. – Le principe de l’identification des grandeurs conditionnées de façon exclusive, peut et doit évidemment être aussi appliqué pour le plan du contenu. Toutefois, pour trouver un exemple le démontrant, il faudrait faire une analyse du contenu, ce qui n’est pas l’objet de cet article.
  • 4 Cf. F. de Saussure, Cours de linguistique générale : 169 (2 août 1922).
  • 5 Cf. Proceedings of the Second Int. Congr. of Phon. Sc.: 50 suiv.
  • 6 Cet aspect ne peut pas être approfondi ici. Cf. par exemple l’ouvrage de Rudolf Carnap, Logische Syntax der Sprache, Vienne, 1934.
  • 7 Phonometrische Forschungen, Untersuchungen und Texte zur Sprachvergleichung durch Mass und Zahl. série A : Methoden und Ergebnise. série B : Texte und Textlisten, éds. par Eberhard Zwirner et Kurt Zwirner, Berlin (Metten & Co.), 1936.
  • 8 Phonometrische Forschungen, série A, fasc. 1. Cf. aussi E. Zwirner et K. Zwirner, Aufgabe und Methoden der Sprachvergleichung durch Masz und Zahl (Phonometrie), dans Zeitschrift für Mundartforschung XII: 65 suiv.; E. Zwirner, Speech and Speaking, dans Proceedings of the Second Int. Congr. of Phon. Sc.: 239-245.
  • 9 Cf. en particulier Kurt Zwirner, Das Eindringen statistischer Forschungsmethoden in die Sprachvergleichung, dans Archiv für vergleichende Phonetik, I : 116 suiv. Cf. de plus Fortschritte der Neurologie, Psychiatrie und ihrer Grenzgebiete, II : 363 suiv. ; Psychiatrie und Phonetik, in Zentralblatt f. d. ges. Neurologie u. Psychiatrie, LX : 141 suiv. ; Sprachpsychiatrie, Die Bedeutung der Phonetik im Rahmen der Psychopathologie, dans Monatsschrift f. Psychiatrie u. Neurologie, LXXVIII : 159 suiv.
  • 10 Cf. en particulier E. Zwirner & K. Zwirner, Aufgabe und Methodden der Sprachvergleichung durch Masz und Zahl, dans Zeitscrift für Mundartforschung, XII : 65 suiv.
  • 11 Aufgabe u. Methoden : 65.
  • 12 Aufgabe u. Methoden : 65.
  • 13 Speech and Speaking : 244.
  • 14 E. Zwirner & K. Zwirner dans Archiv für vergleichende Phonetik, I : 97.
  • 15 Aufgabe u. Methoden : 69 suiv.
  • 16 E. Zwirner dans Archiv f. vgl. Phonetik, I : 18.
  • 17 Aufgabe u. Methoden : 69.
  • 18 Le nihilisme, comme on le sait, est représenté par E.W. Scripture.
  • 19 Aufgabe u. Methoden : 70
  • 20 Grundfragen der Phonometrie : 65 suiv.
  • 21 Cf. Aufgabe u. Methoden : 70.
  • 22 Cf. F. de Saussure, Cours de linguistique générale : 156. En général, cf. Grundfragen der Phonometrie : 63-66. Cf. E. Zwirner & K. Zwirner dans Archives néerlandaises de phonétique expérimentale, XIII : 118.
  • 23 Cf. Grundfragen der Phonometrie : 130 suiv.
  • 24 Speech und Speaking : 241 et suiv ; Aufgabe u. Methoden : 70-72
  • 25 Aufgabe u. Methoden : 76.
  • 26 Archiv f. vgl. Phonetik, I : 117 suiv.
  • 27 Grundfragen der Phonometrie : 60.
  • 28 Cf. Speech and Speaking : 244 suiv.
  • 29 Cf. E. Zwirner & K. Zwirner dans Archiv f. vgl. Phonetik, I : 44.
  • 30 E. Zwirner & K. Zwirner dans Archiv f. vgl. Phonetik, I : 99.
  • 31 E. Zwirner dans Archiv f. vgl. Phonetik, I : 18, n. 46 (de S.R. Zarapkin).
  • 32 Grundfragen der Phonometrie : 63.
  • 33 E. Zwirner & K. Zwirner dans Archiv f. vgl. Phonetik, I : 35. E. Zwirner dans Archives néerl. de phonétique expér., VII : 40
  • 34 Aufgabe u. Methoden : 68.
  • 35 E. Zwirner & K. Zwirner dans Archiv f. vgl. Phonetik, I : 36 suiv.
  • 36 Id. : 37.
  • 37 Cf. E. Zwirner dans Archiv f. vgl. Phonetik,, I : 9 suiv. Aufgabe u. Methoden : 68 suiv. Grundfragen der Phonometrie : 10 suiv.
  • 38 Grundfragen der Phonometrie : 84.
  • 39 Aufgabe u. Methoden : 73, n. 1.
  • 40 Id.: 79 suiv.
  • 41 E. Zwirner & K. Zwirner dans Archives néerl. de phonétique expér., XIII : 114.
  • 42 E. Zwirner & K. Zwirner dans Archiv f. vgl. Phonetik, I : 39-44.
  • 43 E. Zwirner & K. Zwirner dans Archiv f. vgl. Phonetik, I : 106 suiv.
  • 44 Grundfragen der Phonometrie : 94
  • 45 Grundfragen der Phonometrie : 89.
  • 46 Id. : 58.
  • 47 V. Gottheiner & E. Zwirner dans Fortschritte auf dem Gebiete der Röntgenstrahlen, XLVII : 455.
  • 48 Les conditions de la théorie phonométrique seront développées par la suite dans l’ordre des objections faites à la phonétique expérimentale et introduites ci-dessus.
  • 49 Aufgabe u. Methoden : 72.
  • 50 E. Zwirner & K. Zwirner dans Archives néerl. de phonétique expér., XIII : 115. Cf. le passage programmatique de E. Zwirner & K. Zwirner dans Archiv f. vgl. Phonetik, I : 98
  • 51 Cf. ci-dessus : §35.
  • 52 A. Quetelet, Anthropométrie, Brüssel-Leipzig 1870.
  • 53 Primordiale, à cet égard, est la présentation par le biologue danois W. Johannsen, Elemente der exakten Erblichkeitslehre mit Grundzügen der biologischen Variationsstatistik, Iena 1926.
  • 54 Aufgabe u. Methoden : 70.
  • 55 Il semble que K. Zwirner (Archiv f. vgl. Phonetik, I : 119), en accord avec W. Mitzka, veuille introduire le concept d’ampleur de variation sur la base d’une analogie biologique, ce qui est de toute façon exagéré. Le concept de « marge de l’articulation normale » dans la linguistique remonte à très longtemps (cf. à cet égard, Hjelmslev, L. Principe de grammaire générale, Copenhague 1928 : 240).
  • 56 E. Zwirner in Archiv f. vgl. Phonetik, I : 18.
  • 57 Aufgabe u. Methoden : 77 suiv.
  • 58 E. Zwirner & K. Zwirner in Archiv f. vgl. Phonetik, I : 106.
  • 59 Grundfragen der Phonometrie : 62, 132.
  • 60 E. Zwirner dans Archiv f. vgl Phonetik, I : 17 suiv.
  • 61 Grundfragen der Phonometrie : 60 suiv.
  • 62 Aufgabe u. Methoden : 76.
  • 63 Id. : 78.
  • 64 Grundfragen der Phonometrie : 74.
  • 65 Id. : 61.
  • 66 Grundfragen der Phonometrie : 74.
  • 67 Aufgabe u. Methoden : 79.
  • 68 Cf. en particulier Aufgabe u. Methoden : 77; E. Zwirner & K. Zwirner dans Archiv f. vgl. Phonetik, I : 99.
  • 69 Grundfragen der Phonometrie : 92 suiv.
  • 70 Cf. en particulier Grundfragen der Phonometrie : 87 suiv.; E. Zwirner dans Archives néerl. de phonétique expér., VII : 40.
  • 71 Archives néerl., VII : 42.
  • 72 Grundfragen der Phonometrie : 98.
  • 73 Id.: 68.
  • 74 Id.: 66 suiv., 57 suiv.; E. Zwirner & K. Zwirner dans Archiv f. vgl. Phonetik, I : 97, 104.
  • 75 Id.: 80 suiv.
  • 76 Cf. Mélanges de linguistique et de philologie offerts à Jacq. van Ginneken, Paris, 1937 : 35 suiv.; Actes du IVe Congrès international de linguistes, Kopenhagen, 1938 : 67 suiv.; Forschungen und Fortschritte, XIII : 364 suiv.
  • 77 Grundfragen der Phonometrie : 91. Cf. aussi Aufgabe u. Methode : 74.
  • 78 Grundfragen der Phonometrie : 77.
  • 79 Ibid.
  • 80 Ibid.: 3.
  • 81 Ibid. : 1 suiv.
  • 82 Ibid. : 78 suiv.
  • 83 Aufgabe u. Methode : 68.
  • 84 Cf. en général Aufgabe u. Methode : 79-82; E. Zwirner dans Archives néerl. de phonétique expér., VII : 38-51.
  • 85 Grundfragen der Phonometrie : 59.
  • 86 Speech and Speaking : 243 suiv.
  • 87 Cf. E. Zwirner dans Archiv f. vgl. Phonetik, I : 13 suiv.
  • 88 Cf. E. Zwirner & K. Zwirner dans Archiv f. vgl. Phonetik, I : 103.
  • 89 Pour une présentation exhaustive de l’histoire de ces découvertes cf. E. Zwirner dans Archiv f. vgl. Phonetik, I : 10 suiv.
  • 90 Cf. Grundfragen der Phonometrie : 100.
  • 91 Aufgabe u. Methoden : 80 suiv. ; Grundfragen der Phonometrie : 96 suiv.
  • 92 Aufgabe u. Methoden : 80.
  • 93 E. Zwirner & K. Zwirner dans Archiv f. vgl. Phonetik, I : 103.
  • 94 Archives néerl. de phonétique expér., XIII : 123.
  • 95 Grundfragen der Phonometrie : 91.
  • 96 Aufgabe u. Methoden : 80, n. 1; c’est nous qui soulignons.
  • 97 E. Zwirner & K. Zwirner dans Archiv f. vgl. Phonetik, I : 37.
  • 98 Grundfragen der Phonometrie : 70.
  • 99 Grundfragen der Phonometrie : 85.
  • 100 E. Zwirner & K. Zwirner dans Archiv f. vgl. Phonetik, I : 110 suiv. ; c’est nous qui soulignons.
  • 101 Celle-ci est justement le fil conducteur du procédé ; cf. en particulier E. et K. Zwirner dans Archiv f. vgl. Phonetik, I : 37, 100.
  • 102 Par exemple, cela est le cas du danois, où un mot comme [ɔˀ] serait souvent interprété comme une longueur vocalique avec coupe de glotte par les membres de la communauté linguistique danoise, alors que le syncrétisme de quantité reste irrésoluble d’un point de vue linguistique. Cf. H.J. Uldall dans Proceedings of the Second Intern. Congress of Phon. Sc.: 55. Voir à ce sujet les argumentations de E. & K. Zwirner dans Archiv f. vgl. Phonetik, I : 109.
  • 103 À propos du nouvel appareil conçu par K. Ketter et E. Zwirner et utilisé à ces fins, cf. E. Zwirner dans Archives néerl. de phonétique expér., VII : 38-51, avec références bibliographiques.
  • 104 E. Zwirner & K. Zwirner dans Archiv f. vgl. Phonetik, I : 102 suiv. Cf. aussi Id. : 108 sgg.; Aufgabe u. Methoden: 81; E. Zwirner & K. Zwirner dans Archives néerl. de phonétique expér., XIII : 119 suiv. ; Grundfragen der Phonometrie : 112 suiv.
  • 105 Cf. E. Zwirner & K. Zwirner dans Archiv f. vgl. Phonetik, I : 44 suiv.
  • 106 Archiv f. vgl. Phonetik, I : 234 suiv.
  • 107 E. Zwirner & K. Zwirner dans Archiv f. vgl. Phonetik, I : 109 suiv.
  • 108 Cf. E. Zwirner & K. Zwirner dans Archives néerl. de phonétique expér., XIII : 121 suiv.
  • 109 Cf. ci-dessus : §12.
  • 110 Archives néerl. de phonétique expér., VIII-IX : 278 suiv. ; rapports de Passow-Schäfer, XXXI : 152 suiv.
  • 111 E. Zwirner in Archives néerl de phonétique expér., XII : 129 suiv. ; cf. Gottheiner & E. Zwirner dans Fortschritte auf dem Gebiete der Röntgenstrahlen, XLVII : 455 suiv.
  • 112 Cf. E. Zwirner dans Archiv f. vgl. Phonetik, I : 11 suiv.; Grundfragen der Phonometrie: 85 suiv., 90 suiv.
  • 113 Aufgabe u. Methoden : 75.
  • 114 Grundfragen der Phonometrie : 6 suiv.
  • 115 Aufgabe u. Methoden : 68.
  • 116 Cf. la relation Indledning til sprogvidenskaben, Copenhagen, 1937: 19-24.
  • 117 Abhandlungen zur allgemeinen vergleichenden Sprachlehre, Hamburg, 1838.
  • 118 Cette terminologie est tout à fait conforme à la théorie de la science de Eberhard Zwirner et, ne serait-ce que pour cette raison, elle peut être comprise par le linguiste. Cf. E. Zwirner, E. Zwirner, Zum Begriff der Geschichte, Leipzig, 1926. Cf. aussi E. Zwirner dans Kant-Studien, XXXVII : 131 suiv.
  • 119 Cf. ci-dessus : §35.
  • 120 Cette théorie de la forme pure a été appelée glossématique. Sur la base des deux plans de la langue (cf. ci-dessus : §1), la glossématique se subdivise en plérématique, ou théorie du contenu, et en cénématique, ou théorie de l’expression. La phonématique consiste donc en une théorie empirico-déductive à la fois des phonématèmes, c’est-à-dire des grandeurs phonétiques qui sont formées par les cénématèmes (les éléments de l’expression privés de substance) et par leurs unités, et des variantes phonématiques en tant que grandeurs phoniques impliquées ou requises par la structure de leurs formes cénématiques correspondantes (les hypocénémes c’est-à-dire les formes des variantes liées, déterminés par les conditions homoplanes, et les variétés, c’est-à-dire les formes des variantes libres, établies en conformité avec le principe de la courbe gaussienne). Cf. la relation Die Beziehungen der Phonetik zur Sprachwissenschaft, dans Archiv f. vgl. Phonetik, II, juillet 1938 (avec références bibliographiques).

Publication details

Published in:

Hjelmslev Louis (2022) Essais et communications sur le langage, ed. Cigana Lorenzo. Genève-Lausanne, sdvig press.

Pages: 278-331

Full citation:

Hjelmslev Louis (2022) „Nouveaux courants de la phonétique expérimentale“, In: L. Hjelmslev, Essais et communications sur le langage, Genève-Lausanne, sdvig press, 278–331.