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Communication de Hjelmslev au Sixième Congrès International de Linguistes

Louis Hjelmslev

pp. 112-137

Lines

Première question : « Existe-t-il des catégories qui soient communes à l’universalité des langues humaines ? Dans quelle mesure peut-on asseoir sur l’étude des catégories une classification structurelle des langues ? Quelles corrections doit apporter en cette matière une étude diachronique aux conclusions de l’étude synchronique ? »1

I. Existe-t-il des catégories qui soient communes à l'universalité des langues humaines ?

1Avant d'étudier ce problème, il est utile d'opérer une distinction entre l’universel et le général et de souligner surtout qu’un fait peut être général sans être universel. Nous dirons qu’un fait linguistique est général s’il est réalisé dans toute langue où les conditions sont les mêmes ; un fait général est donc un fait conditionné, et la grammaire générale a pour but d’indiquer les conditions dans lesquelles chaque fait grammatical peut ou doit se réaliser ; elle étudie les faits particuliers et cherche à les ramener à des formules générales en trouvant leurs conditions. Dans le cas où un fait grammatical se réalise dans toutes les conditions, sans aucune restriction, on peut l'appeler universel. Pourvu qu’il existe des faits grammaticaux universels, on peut donc dire que les faits grammaticaux généraux sont de deux sortes : faits universels et faits non universels. Il paraît d'ail|leurs que les faits grammaticaux universels sont rares ; le cas normal d’un fait grammatical général est celui d’être non universel.

2(On se permet d’ailleurs de renvoyer à ce qui a été dit au même sujet dans le rapport que nous avons présenté au Ve Congrès international des Linguistes, Rapports (Bruges, 1939), p. 84 et suiv.).

3Répondant à la question qui nous occupe, Most a présenté une communication qui contient une révision du système de catégories établi par Edward Sapir. Ce système, et la révision que nous présente Most, est un système de catégories générales non universelles. Un tel système constitue le but de la grammaire générale, et la question de savoir si parmi les catégories qu'il renferme il en est qui sont universelles est dénuée d'intérêt pour le système même.

4Puisque le problème général mis à l'ordre du jour du Congrès est celui de la morphologie, il s’ensuit que nous n'aurons à envisager dans la suite que les catégories morphologiques.

5Ce domaine est mal défini, puisque la terminologie traditionnelle est très indécise. Notre première tâche consistera, par consé|quent, à circonscrire notre domaine tant bien que mal. On peut le faire en indiquant successivement les domaines qu’il faut exclure, totalement ou en partie :

61°. Il faut évidemment exclure tous les traits qui ne sont pas spé|cifiques à la morphologie. Les premières parties des réponses pré|sentées par Eringa, Hoenigswald et Holt en fournissent des spéci|mens : le fait même que toutes les langues se prêtent à une analyse en principe analogue ; les distinctions entre forme et substance, entre expression (signifiant) et contenu (signifié), entre système ou paradigmatique et texte ou syntagmatique, entre signe et non-signe ; les diverses fonctions telles que l'interdépendance, la subordination (ou détermination) et l'indépendance (ou constellation), etc. – tous ces traits sont considérés comme universels, mais aucun d’entre eux n’est spécifique à la morphologie.

7Il faut sans doute y ajouter les catégories sémantiques attribuées aux faits morphologiques (voir 2°).

82°. Il est plus malaisé à dire s’il faut considérer les faits séman|tiques comme étant en dehors de notre domaine, puisque la morphologie traditionnelle définit souvent les catégories qu’elle établit par des critériums exclusivement ou partiellement sémantiques. La question est extrêmement importante pour notre problème, puis|que justement les catégories sémantiques sont la plupart du temps considérées comme universelles. La grande majorité des réponses présentées disent, en effet, que ce qui est universel n’est pas morphologique dans le sens restreint de ce terme, mais sémantique (cf. les réponses du Cercle Linguistique de Prague et de Bazell, Blake, de Groot & Reichling, Pottier et Whatmough).

9Nous estimons pourtant qu’il y a trois raisons qui pourraient conduire à conclure qu’il est utile d’exclure les considérations sémantiques du domaine morphologique.

10La première raison est qu’il est loin d’être évident que les faits proprement morphologiques (tels que les morphèmes flexionnels) comportent toujours une signification. On pourrait dire, au contraire, que la plupart du temps il paraît qu’ils n’en comportent pas. La grammaire médiévale le savait bien : elle distinguait la signification et le modus significandi, ce qui est bien autre chose ; pour la grammaire médiévale, les morphèmes flexionnels ne signifient pas, ils contribuent simplement à modifier la signification de la base à laquelle ils s’ajoutent. La grammaire traditionnelle n’a pas, sur ce point, suivi les théoriciens scolastiques ; presque tout le travail accompli par la grammaire traditionnelle est un travail pour trouver la signification des morphèmes flexionnels et pour les définir par des critériums sémantiques (on peut considérer, par exemple, le travail du regretté V. Brøndal comme caractéristique de cette tendance ; voir la réponse présentée par le Cercle linguistique de Copenhague, section II). Ces multiples essais détaillés suffisent pour faire voir que le problème a été mal posé : malgré tous les efforts, on n’a pas réussi à présenter des résultats convaincants et communément adoptés, pour la simple raison que la méthode de vérification manque ; toute vérification est un renvoi à des faits ; mais les faits font défaut, et il ne nous reste que des appréciations subjectives et incontrôlables qui se perdent dans les ombres de la métaphysique.

11La deuxième raison pour exclure les faits sémantiques de notre problème est que, dans la mesure où l’on voulait attribuer des significations aux faits morphologiques, ces significations, et les catégories qu’elles pourraient constituer, ne sont pas spécifiques à la morphologie (cf. plus haut, 1°), mais se retrouvent dans le lexique. Les personnes du verbe se retrouvent dans le pronom ; il paraît que les cas recouvrent la même catégorie sémantique que les prépositions, et que la différence réside plutôt dans la subdivision de cette catégorie (c’est-à-dire le nombre de ses membres et la façon dont ils sont agencés au point de vue paradigmatique) que dans sa délimitation. D’une façon analogue, les modes du verbe recouvrent la même catégorie sémantique que les verbes modaux. À travers les diverses « parties du discours », et jusque dans les morphèmes flexionnels, on peut établir des séries de synonymes totaux ou partiels : les substantifs ‘avenir’ et ‘passé’ signifient la même chose que le futur et le prétérit d'un verbe ; le fait même que la langue nous permet d’établir une terminologie pour formuler les faits morphologiques suffit, en dernière analyse, pour faire voir que n’im|porte quel fait flexionnel peut se transposer sémantiquement dans un nom : la dénomination ‘masculin’ doit, sur un plan différent, signifier la même chose que le masculin de la langue décrite, etc. ; le substantif ‘temps’ recouvre la même catégorie que les temps du verbe, etc. il faut signaler aussi les transpositions possibles entre formes synthétiques et formes périphrastiques : périphrase de comparaison, temps composés, etc. ici encore, le nombre et l’agencement paradigmatique des membres de la catégorie peut bien différer en passant de la désinence du verbe au verbe auxiliaire ; la catégorie, par contre, se définit par les mêmes « critériums » sémantiques. – Tout ceci a été dit sous la réserve que la sémantique est un domaine très mal étudié, et que probablement on a eu tort en assignant des significations à n’importe quel morphème flexionnel.

12Ce qui vient d'être dit est illustré d'une façon particulièrement nette dans la réponse de Blake. Des prémisses mêmes invoquées par Blake, il s’ensuit logiquement que l'analyse sémantique du langage qu'il propose n’est pas une tâche dévolue à la morphologie ; c’est le lexique qui en constitue la base nécessaire et, selon toute probabilité, suffisante.

13Notre troisième raison pour exclure les considérations séman|tiques est que les faits sémantiques (dans la mesure où on peut leur attribuer, dans ce domaine, une existence scientifique) ne sont pas pertinents pour la définition des catégories morphologiques. Il a été dit déjà que les efforts pour définir les catégories morphologiques par des critériums sémantiques doivent être considérés comme voués à l'échec, puisqu'ils reposent sur un principe erroné. D'autre part, on a pu montrer qu'il est possible de définir les catégories morphologiques (ou d'établir des catégories morphologiques qui correspondent essentiellement à celles établies par la tradition, qui ont elles-mêmes des limites flottantes) par les différentes sortes de relations qu’elles peuvent contracter dans la chaîne syntagmatique. Cette découverte a été faite par Edward Sapir (Language, 1921, p. 89 et suivantes, 107 et suivantes, 132 et suivantes) et a été déve|loppée par la théorie glossématique (voir Actes du IVe Congrès international des Linguistes, p. 140 et suivantes, et la réponse du Cercle linguistique de Copenhague, section IV). La grande importance de cette découverte réside dans le fait que la morphologie se trouve dès maintenant établie sur une base solide. Les faits relationnels, donc fonctionnels, fournissent des critériums objectifs et contrôlables, qui manquaient justement à la morphologie sémantique de la tradition.

14Ce travail fonctionnel n’a pas été accompli encore dans tous les détails. Surtout les descriptions des langues particulières n’ont pas encore pu utiliser suffisamment cette découverte. Il sera fort inté|ressant d'en comparer les résultats avec les hypothèses de la grammaire traditionnelle. L'établissement des systèmes purement fonctionnels de catégories morphologiques contribuera sans doute à jeter de la lumière sur les hypothèses sémantiques. À ce propos nous voudrions appeler l’attention sur les résultats atteints par Paul Diderichsen (voir la réponse du Cercle linguistique de Copenhague, section III), dont la grande importance est de faire voir que certaines prétendues valeurs sémantiques, ou plutôt certains modi significan|di, attribués à des catégories morphologiques, se laissent ramener à de simples faits de relation. On peut rappeler également que, dans le tableau synoptique établi par L. Hjelmslev (Actes du IVe Congrès, p. 145 ; cf., du même auteur, La catégorie des cas, I, 1935, p. 96, 128 et suivantes), la catégorie des cas est déterminée au point de vue sémantique comme indiquant une relation ; le terme n’est pas très bien choisi parce qu'il sert à dissimuler le caractère spécifique de la relation dont il s’agit. – Il est donc possible que la chimère des significations attribuées aux morphèmes flexionnels disparaisse à la lumière d'une théorie strictement fonctionnelle, et quelle se laisse traduire dans le langage scientifique d’un système contrôlable par vérification.

15La différence entre catégories fonctionnelles et catégories séman|tiques est en principe celle entre forme et substance, ou entre langue et parole. Pour préciser ces termes, nous avons proposé de les remplacer par schéma et usage respectivement (Cahiers Ferdinand da Saussure, 2, 1942, p. 29 et suivantes). Le réseau de fonctions (relations et corrélations) entre les catégories linguistiques constitue le schéma : les significations et valeurs sémantiques relèvent de l'usage. Haas a très bien dit dans sa réponse que pour ces dernières il s’agit de speech, non de language.

16Cette opposition dans le plan du contenu (ou du signifié) est analogue de celle existe dans le plan de l'expression (ou du signifiant) entre les faits purement fonctionnels, qui constituent le schéma de l'expression, et les faits phoniques, graphiques et autres, qui en constituent l’usage (voir la réponse de Holt).

17Le schéma fournit à l'usage son support indispensable. L'usage est donc subordonné au schéma et n’existe qu’en vertu de lui. C’est l'usage qui suppose ou ‘détermine’ le schéma, et pas inversement. Le rapport entre le schéma et l’usage est celui d’une manifestation : le schéma est manifesté dans l'usage. Ainsi, les catégories morpho|logiques sont manifestées par leurs prétendues valeurs sémantiques, et les catégories de l'expression sont manifestées par les valeurs phoniques, graphiques et autres. Tandis que le schéma est indispensable pour l'usage, le schéma peut se dispenser de la manifestation ; par exemple, une catégorie morphologique peut rester sans valeur sémantique correspondante, possibilité qu’on vient justement de prévoir.

18Nous avons fait ces remarques sans entrer dans le problème de savoir quelle est la nature des faits sémantiques, ou, pour nous exprimer d'une façon plus générale, de l'usage dans le plan du contenu. Ce problème est trop compliqué pour entrer dans les cadres de ce bref exposé ; mais il reste capital. Il paraît que, dans le plan du contenu, aussi bien que dans celui de l'expression, divers usages possibles se prêtent à la manifestation du schéma. Dans le plan du contenu, chacun de ces usages correspondrait à une interprétation des faits sémantiques. On peut interpréter des faits sémantiques au point de vue physicaliste, mentaliste, behavioriste ; il y a donc un usage physique, mental, behavioriste, susceptible de se substituer l’un à l’autre selon les besoins de la situation ou de la description. Il se peut qu’un de ces usages se prête mieux que les autres à une description scientifique, du moins en l'état actuel de nos méthodes. Ainsi, dans le plan de l'expression, l'usage phonatoire (physiologique) présente certains avantages sur l’usage acoustique et sur l’usage mental (psychologique) ; c’est pourquoi la phonématique se fonde le plus souvent sur la description phonatoire. Pour ce qui est du plan du contenu, l'usage behavioriste semble, du moins jusqu'à nouvel ordre, présenter certains avantages sur les autres ; pour cet usage, on dispose d’une technique qui permet une description objective et contrôlable.

19Une description d’usage se fonde nécessairement sur deux ordres de faits. D’une part, elle se déduit du schéma ; pour savoir, par exemple, quelles sont les valeurs et les catégories sémantiques d’une langue donnée, il faut d’abord savoir quelles sont les catégories reconnues par le schéma de cette langue ; les catégories ou valeurs sémantiques ne sont que les manifestations des catégories du schéma et supposent donc l'existence et la connaissance de ces dernières, tout comme, par exemple, les catégories phonématiques et les va|leurs phonématiques ou phonème n’existent qu’en vertu du schéma fonctionnel et se déduisent de ce dernier. D’autre part, la description de l'usage se déduit de notre connaissance générale des usages possibles. La description phonématique d'une langue, par exemple, ne suppose pas seulement la connaissance du schéma d’expression de cette langue, mais aussi toute une hiérarchie de notions phoniques, une description générale de l'appareil phonateur et un tableau géné|ral les phonations possibles. Elle présuppose même une connaissance de la situation générale de la phonation et des conditions générales d'un acte phonique. De même, la description sémantique d’une langue suppose, à côté de la connaissance du schéma de cette langue, la connaissance de tout notre appareil de termes sémantiques, disons, par exemple, behavioristes, et des conditions générales dans lesquelles un acte sémantique peu s’accomplir. En résumé, tandis que la question du schéma repose uniquement sur l'analyse ou la « déduction » du schéma même, la description de l'usage repose toujours sur deux analyses ou « déductions » : l’analyse du schéma, d’une part, et l’analyse des conditions générales de l’usage, de l’autre.

20Ici il est intéressant d’observer que, entre ces deux analyses pré|alables, supposées par la description concrète de l'usage d'une langue donnée, la deuxième, celle des conditions générales de l'usage, pré|sente un caractère universel, tandis que la première, celle du schéma de la langue envisagée, est toujours et par définition spécifique de cette langue donnée.

21Cette différence pourrait sembler apparente, puisque l'analyse d'un schéma concret suppose également une connaissance des conditions générales d’un schéma linguistique, et de la terminologie et des principes généraux de la linguistique structurale. La différence est pourtant réelle ; ce qui distingue les deux cas, c’est que la description d’un usage repose nécessairement sur deux ordres différents d’analyse : l'ordre du schéma et celui de l’usage, tandis que la description du schéma ne relève que de son propre ordre. L'analyse des conditions générales du schéma linguistique et la description d’un schéma linguistique donné sont deux choses distinctes, il est vrai, mais elles reposent sur un même ordre de faits, tandis que l’analyse des conditions générales de l’usage et la description d’un usage donné sont à cheval sur deux ordres différents. C’est même le cas de l’analyse des conditions générales de l’usage ; car cette analyse doit être accomplie en tenant compte des besoins de la description concrète. C’est dire que l’analyse des conditions générales de l'usage dépend des conditions générales du schéma : ce qu’on demande à cette analyse des conditions générales de l'usage, c’est qu’elle fournisse des données utilisables dans la description d’un usage donné qui, à son tour, dépend d’un schéma donné. Sous peine de devenir chimérique, l’analyse des conditions générales de l’usage doit de prime abord se mettre au service des exigences du schéma.

22C’est ainsi que la description phonématique d’une langue don|née repose sur une phonologie2 générale qui, pour être utile, doit à son tour dépendre des conditions générales du schéma. La phonologie générale doit nous fournir toutes les catégories et tous les termes possibles pour répondre aux besoins de n’importe quelle description d’un usage concret manifestant un schéma dont il dépend. De même, la description sémantique d’une langue donnée repose sur une sémantique générale qui fournit tous les termes et toutes les catégories possibles et susceptibles d’être utilisés dans la description d’un usage concret manifestant un schéma du contenu.

23La phonologie générale, ou l’analyse des conditions générales de l’usage phonématique, et la sémantique générale, ou l’analyse des conditions générales de l’usage sémantique, ont donc, elles aussi, un caractère général. Tout comme l’analyse des conditions générales du schéma, ou la théorie de la structure linguistique, elles comportent un certain nombre de termes universels. Catford y insiste dans sa réponse : les conditions générales d’un « behavior » sémantique y appartiennent : le stimulus, la réaction, les types de réaction, les rapports entre stimulus et réaction, etc. Mais, à part les traits généraux de ce genre, les faits généraux apportés par la phonologie et la sémantique générales qui se réalisent en des conditions déterminées, et les conditions de leur réalisation sont dans une large mesure à chercher dans le schéma.

24Nous croyons donc qu’il est justifié de prétendre que, à part certains faits très élémentaires comme ceux signalés par Catford, la catégorisation particulière de l’usage ne comporte pas de traits universels. La phonologie et la sémantique générales ne peuvent pas et ne doivent pas s’occuper de dresser un schéma rigide et éternel de catégories ; la linguistique a besoin d’autre chose ; elle demande au phonologue et au sémantiste un répertoire extrêmement souple, apte à satisfaire à toutes les conditions présentées par un schéma quelconque. Pour satisfaire à ces besoins, la phonologie et la sémantique générales ne peuvent qu’établir de grands réservoirs de termes et de notions. L’analyse des conditions générales de l’usage n’est donc pas une analyse une, et accomplie une fois pour toutes ; c’est une série infinie d’analyses qui est à refaire et à compléter constamment selon les besoins de la description concrète. L’analyse des conditions générales de l’usage doit prévoir toutes les catégorisations possibles, sans se limiter à une seule d’entre elles. Pour répondre à ces besoins, elle doit présenter son objet comme un continu3, sans inscrire dans ce continu des frontières fixes entre les éléments dans lesquels il pourrait s’analyser, mais en prévoyant n’importe quelles frontières de ce genre. C’est, en effet, ce que fait la phonologie générale, du moins pour autant qu’elle vise à des buts linguistiques ; le tableau antalphabétique de O. Jespersen aussi bien que le tableau dressé récemment par Kenneth L. Pike ne sont que de tels continus de possibilités générales. La sémantique, moins développée jusqu'ici, doit s’en tenir aux mêmes principes. L'histoire de la linguistique nous renseigne suffisamment sur les dangers qui découlent d'une attitude apriorique qui fixe une fois pour toutes un tableau universel de catégories. Penzi, dans sa réponse, insiste avec raison sur la nécessité d'une attitude empirique. Nous pensons que l’on pourrait souscrire au vœu de Blake lorsqu’il réclame une sémantique générale ; c’est, en effet, une des tâches les plus urgentes de la linguistique actuelle ; mais il faut nécessairement procéder à cette tâche sans catégorisations préconçues.

253°. La morphologie s’oppose traditionnellement à la phonologie. Malgré ce fait, la tradition conçoit très souvent la morphologie ou bien comme la théorie des expressions morphologiques (ou formants : désinences, etc.), ou bien comme une théorie de signes sans distinction entre contenu et expression. La logistique moderne ainsi que l’école linguistique de Yale (voir la réponse de Hoenigswald) invitent à conserver cette méthode, tandis que la linguistique saussurienne définit le signe comme une entité d’un signifié (contenu) et d’un signifiant (expression). La linguistique actuelle se trouve devant le choix entre ces deux méthodes bien distinctes. La réponse présentée par Holt apporte des contributions à la solution du problème, et en faveur de la conception saussurienne. Les questions terminologiques mises à part, il est bien évident que l’on a besoin de deux disciplines nettement distinctes : une qui décrit les expressions du signe morphologique (formant : désinences, etc.) et une autre qui décrit le schéma du contenu, c’est-à-dire les relations entre catégories. La première de ces disciplines relève de l’usage : les formants sont composés selon les règles qui leur sont imposées par le schéma de l’expression, il est vrai, mais le fait que tel morphème est exprimé par certaines désinences et pas par des autres est arbitraire comme n’importe quel fait de signe. La deuxième discipline, par contre, constitue une branche essentielle de la théorie du schéma du contenu (ou de la plérématique). Si arbitrairement la deuxième discipline reçoit la dénomination de morphologie, on peut dire que la morphologie est indépendante des formants particuliers par lesquels les morphèmes s’expriment : une désinence peut, en effet, changer sans que le schéma morphologique soit atteint. C’est dire que la description de la structure particulière des formants reste sans importance pour la morphologie, dont le problème est autre. Si cela est vrai d’une façon générale, c’est plus évident encore dès qu’il est question de la manifestation phonématique des formants, puisque le schéma de l’expression est indépendant de l’usage phonématique. C’est pourquoi nous sommes enclins à penser que la réponse présentée par Paget ne présente pour la morphologie proprement dite qu’un intérêt très indirect ; le problème général des gestes vocaux relève de celui de la symbolique des sons, qui est un problème du rapport entre l'usage de l'expression (la phonologie) et celui du contenu (la sémantique. Il en est de même peut-être de la thèse formulée dans la réponse de Frei, selon laquelle il y aurait des catégories de signifiants qui seraient communes à toutes les langues ; mais il faudrait des exemples pour pouvoir apprécier cette thèse.

264°. La morphologie s’oppose traditionnellement à la syntaxe, et il faut conclure que pour la solution de notre problème les syntaxiques restent à part. D’ailleurs, la délimitation entre morphologie et syntaxe est peu claire et fait l’objet de la troisième question mise à l’ordre du jour du Congrès. On peut se borner à dire ici que, si quelques faits syntaxiques, tels que sujet, attribut et objet, paraissent être plus universels que les faits proprement morphologiques (voir les réponses de Buyssens, Haas, Kuryłowicz et Polák ; Wils, d’autre part, est l’avis que les catégories du sujet et de l’objet ne sont pas universelles), c’est grâce à ceci que, par rapport aux faits proprement morphologiques, ces faits syntaxiques constituent des variantes. Les « fonctions » où « positions » syntaxiques sont des rôles remplis par certaines variantes combinatoires de certaines grandeurs morpho|logiques ou lexicales : trois phrases telles que ma fille est au jardin, cette dame est ma fille, j’ai vu ma fille aujourd’hui, présentent trois variantes combinatoires d’un même syntagme : ma fille, réparties selon trois rôles syntagmatiques. Or, les variantes sont toujours plus universelles que les invariants : le classement des variantes combinatoires est un classement purement universel qui se déduit mécani|quement des relations possibles que l’invariant en question est susceptible de contracter.

27Dans la théorie traditionnelle, les parties du discours, très mal définies en elles-mêmes, sont à cheval sur la morphologie et la syntaxe. Si on les considère comme des catégories syntaxiques, elles sont conçues en principe comme des variantes et deviennent, par conséquent, souvent universelles. Dès qu’on les considère comme des catégories morphologiques, définies, par exemple, comme des catégories de bases susceptibles de certaines caractéristiques morphé|matiques, à l'exclusion de certaines autres (voir nos Principes de grammaire générale, 1928, p. 296 et suiv.), elles perdent immédiate|ment de leur universalité. Il faut croire que, si Buyssens, Haas, Kury|łowicz et Wils sont plus ou moins enclins à considérer certaines parties du discours comme universelles, c’est que ces savants sont en faveur d’une définition des parties du discours par des critériums syntaxiques (ou sémantiques, ce qui peut revenir au même, cf. plus haut, 2°, et, particulièrement, la réponse de Kuryłowicz).

285°. La morphologie s’oppose traditionnellement au lexique. C’est dire que la morphologie ne traite que des caractéristiques, non des bases (voir la réponse de Holt). La place occupée par la théorie de la dérivation reste cependant indécise. La délimitation de la morphologie par rapport au lexique permet de définir la morphologie comme la théorie du morphème (dans le sens français de ce terme) ; mais le morphème, à son tour, est mal défini dans la tradition. Il n’y a que la définition de Sapir qui apporte de la clarté (cf. plus haut, 2°). – La théorie du mot ne peut pas être considérée comme relevant de la morphologie (cf. la réponse de de Groot & Reichling).

296°. Le problème de la morphologie doit rester distinct du problème psycho-morphologique, c’est-à-dire de la façon dont les faits morphologiques (ou faits du schéma) sont conçus (aperçus et app|réciés) par les sujets parlants. Ce problème ne se confond pas avec le problème sémantique ni avec celui de l’usage mental ; voir plus haut, 2°).

30Cette délimitation de notre domaine permet de se prononcer assez nettement sur la question posée. Si l'on prend le terme de morphologie dans le sens le plus étendu, admis par la tradition, il faut sans doute répondre par l'affirmative. Dans toute morphologie, dans le sens large, il y a des éléments, et même des catégories, universels. Il s’agit, d’une part, de traits qui ne sont pas spécifiques à la morphologie, mais qui constituent une partie de son fondement (1°). Il s’agit, d’autre part, de faits sémantiques, qui se présentent, toutefois, sans catégorisation universelle (2°). Il peut s’agir encore de faits de symbolique de sons (3°), qui, sans doute, permettent une certaine catégorisation, Il s’agit, enfin, de variantes syntaxiques (4°), qui peuvent être conçues comme des catégories (ce qui dépend entièrement de la définition que l’on donne à ce terme).

31Pour terminer, il reste à dire si, dans le schéma morphématique ou flexionnel même, il y a des catégories universelles ou non. C’est une question qui relève entièrement de la grammaire générale et de la linguistique générale, dont elle fait partie. Ces disciplines donnent des définitions, et tout dépend, entre autres choses, de la définition donnée de la langue humaine. Cette définition peut être telle que l’universalité de certaines catégories s’en déduit logiquement et par une simple tautologie. Nous ne pensons pas, d’ailleurs, qu’une telle définition de langue humaine soit recommandable : elle souffrirait de l’inconvénient d’être trop restreinte. D’autre part, la grammaire générale a aussi le droit d’émettre des hypothèses, et, pourvu que l’universalité de certaines catégories ne se déduise pas logiquement d’une fondamentale, l’universalité en question ne pourra être maintenue qu’à titre d’hypothèse. Mais le sort de toute hypothèse est celui de pouvoir être réfutée. (C’est probablement pourquoi Seidel présente à cette question une réponse nettement négative).

32À cet égard, le rapporteur se range complètement à l’avis exprimé dans la réponse de Martinet. Si l’on veut éviter des définitions aprioriques trop restreintes et des hypothèses qui deviennent trop facilement insoutenables, il est impossible de répondre utilement à la question posée.

II. Dans quelle mesure peut-on asseoir sur l'étude des catégories une classification structurelle des langues ?

33Il est évident a priori que la réponse à cette question doit être affirmative. Toute classification est relative par rapport au principe de classification adopté, donc, en l'espèce, par rapport aux catégories établies par la grammaire générale (et qui ne sont pas des catégories universelles, mais des catégories réalisables dans le schéma morphologique). Il s’ensuit que plusieurs classifications sont possibles, selon les traits choisis comme décisifs. Voir les réponses de Frei, Hoenigswald, Holt, Martinet et Wils. Pour une raison qui nous échappe, la réponse du Cercle linguistique de Prague opère une distinction entre typologie et classification, et nie la possibilité d’une classification ; il s’agit sans doute d’une question de terminologie plutôt que de réalités. Il va de soi, d’ailleurs, que les faits de l’usage peuvent être classés également ; voir les réponses de Catford, Eringa et Velten. La réponse de Pottier se range probablement parmi ces dernières. Kuriłowicz a envisagé seulement une classification parti|culière (selon le principe de grammaticalisation et de lexicalisation), qui ne constitue qu’une des classifications possibles.

III. Quelles corrections doit apporter, en cette matière, une étude diachronique aux conclusions de l'étude synchronique ?

34Deux possibilités se présentent a priori : ou bien on peut admettre la distinction entre synchronie et diachronie, ou bien on peut essayer de la réfuter. Dans le premier cas, on admet implicitement que la synchronie prime la diachronie, et que la diachronie est une étude comparative d’états de langue, abordée pour des buts géné|tiques. Dans ce cas, il est logiquement impossible de penser que l’étude diachronique puisse apporter des corrections à l’étude synchronique. Voir les réponses de Eringa, Frei, Holt, Hoenigswald et Martinet. – Dans le second cas, l’étude synchronique est par définition inexistante : elle se réduirait à n’être qu’un secteur de l’étude diachronique, seule étude légitime en matière linguistique selon cette conception.

35Donc, que l’on choisisse l’une ou l’autre de ces deux possibilités, il n’y a pas de compromis possible, et nous pensons que les réponses données par Bonfante et Wils, qui nient la possibilité d’une étude synchronique indépendante, ne tirent pas toutes les conséquences logiques de leur attitude. La réponse du Cercle linguistique de Prague est indécise, ce qui doit surprendre celui qui pose la question en des termes logiques, et qui admire le travail purement synchronique par des membres du Cercle de Prague.

36[Discussion et conclusions tirées par L. Hjelmslev] Parmi les interventions, celle de Meyerson est apte à intéresser les linguistes tout particulièrement. D’ailleurs, il n’y a guère, de nos jours, de linguiste averti, qui voudrait soutenir l’existence de « catégories immuables de la pensée » ou d’une « réalité » extralinguistique qui serait indépen|dante des faits linguistiques et ne se reconnaîtrait pas à travers une langue. Le rapporteur, pour sa part, se range complétement à l’avis de Meyerson. Il n’y a, en effet, d’autres catégorisations possibles que celles qui sont imposées par la langue. Si, d’autre part, le linguiste fait la distinction entre « forme » et « substance », c’est que notre expérience nous fait voir, à l’intérieur de notre objet d’étude, l’entrecroisement de deux configurations : en passant d’une langue à une autre, les formes linguistiques se répartissent différemment, non seulement entre elles, mais aussi par rapport à ce qu’elles servent à former. C’est ce double jeu qui nous mène à distinguer la forme de la « substance », d’une part, et la « substance » formée, de l’autre, c’est-à-dire, en l’espèce, la forme grammaticale, d’une parte, et, de l’autre, les faits qui reçoivent traditionnellement le nom de sémantiques. Il reste vrai que ces deux ordres de faits ne constituent, en somme, que deux aspects sous lesquels notre objet se présente à l’investigation et qu’il ne s’agit pas de deux objets différents qu’il serait possible de séparer.

Deuxième question : « Dans quelles limites et dans quelles conditions l’étude synchronique et l’étude diachronique font-elles apparaître une solidarité et une interdépendance entre la structure phonique et la structure grammaticale d’une langue ? »4

37Pour répondre utilement à cette question, il faudrait savoir d’abord ce qu’il faut entendre par morphologie et par structure grammaticale. Comme j’ai eu l’occasion de le signaler dans le Rapport que j’avais présenté, en 1939, au Ve Congrès International des Lin|guistes, sur « La structure morphologique (Types de système) » (Bruxelles, 1939, surtout p. 89-90), ces termes sont communément employés en des sens si différents que, pour des buts scientifiques, ils sont devenus à très peu près inutilisables.

38Il faut donc d’abord certaines suppositions. Je suppose, arbitrairement, qu’on veut entendre par « grammaire » et « morphologie » la théorie ou le système de certaines grandeurs du contenu linguistique (ou du ‘signifié’), qui servent à la « flexion » dans le sens large, c’est-à-dire qui ne sont ni des radicaux ni des dérivatifs ; ce sont ces grandeurs que dans une communication présentée au IVe Congrès International des Linguistes (Actes, p. 140 et suiv.), j’ai appelées morphèmes (terme employé par beaucoup de linguistes dans un sens différents). Tels les cas, les nombres, les genres, les temps et les modes, etc. Même ainsi circonscrite, la catégorie reste, on le sait, mal définie, laissant des limites flottantes et des cas indécis ; la définition dépend entièrement de la théorie qu’on adopte.

39À partir de cette supposition, qui me semble probable, il paraît que la question posée est celle du rapport qui existe entre les morphèmes et leur expressions (soit désinences, soit préfixes ou infixes, y compris, par exemple, les voyelles alternantes ; ces expressions de morphèmes peuvent recevoir la dénomination générale de formants). Le morphème et son expression constituent un signe. Donc, il s’agit de savoir quel est, dans ce domaine particulier, le rapport qui existe entre les deux côtés du signe : le contenu (le signifié) et l’expression (le signifiant) (en particulier, l’expression phonique). La question relève donc de la théorie générale du signe. Il est généralement reconnu que la fonction qui constitue le signe est une solidarité entre le contenu et l’expression. Il paraît peu probable que le domaine particulier qui est envisagé : celui des morphèmes et des formants, présente à cet égard une situation spécifique. Il est probable, au contraire, que ce qui vaut pour le signe en général vaut pour le signe morphématique au même titre. Donc la réponse est négative : la solidarité entre morphème et formant ne souffre ni de conditions ni de limites spécifiques ; elle est de la même nature que la solidarité entre les deux côtés de n’importe quel signe, ou, d’une façon plus générale, entre le plan du contenu et le plan de l’expression.

Troisième question : « Peut-on poser une définition universellement valable des domaines respectifs de la morphologie et de la syntaxe ? »5

40Morphologie et syntaxe sont des termes hérités de la tradition gréco-latine. À la lumière de théories plus récentes, on peut les interpréter de diverses façons, et, muni des distinctions subtiles dont nous disposons aujourd'hui, le linguiste averti peut facilement montrer les contradictions entre ces diverses interprétations. Dans le Rapport que nous avons présenté au Ve Congrès international de linguistes sur « La structure morphologique (types de système) » (Bruxelles, 1939), nous avons pour notre part donné un bref aperçu de l’historique de ces termes et de leurs ambiguïtés et contradictions.

41Toutefois, même si les contradictions crèvent les yeux et servent à rendre ces termes plus ou moins inutilisables aujourd'hui, la tradition subsiste jusqu’à nouvel ordre dans la pratique des linguistes, dans les traités de grammaire, dans les exposés et les manuels, indépendamment de toute théorie. Afin de parvenir à une com|préhension intime de la tradition, il convient de faire table rase de toutes les théories survenues après coup, de creuser ses assises dans la tradition même, et de la juger par ses propres prémisses.

42Pour ce faire, il importe avant tout de comprendre que la linguistique traditionnelle n’est pas une théorie sur laquelle on a bâti une pratique. Au contraire, la linguistique traditionnelle est une pratique et rien de plus, une simple pratique qu’on a voulu justifier après coup par divers essais théoriques en partie très rudimentaires. D’entre ces essais théoriques, il en est qui constituent des déviations évidentes par rapport à la pratique de la tradition, et qui s’éloignent plus ou moins radicalement de la tradition même, souvent cependant sans pouvoir s’en affranchir complètement. Il y en a d’autres, plus nombreux peut-être, qui visent directement à raccommoder tant bien que mal l'édifice et à l'appuyer par des contreforts quasi théoriques. Ce sont tous ces divers essais théoriques qui, bien plus que la tradition elle-même, donnent lieu aux ambiguïtés et aux contradictions. La tradition peut se méfier de toutes ces tempêtes dans un verre d’eau ; ces « philosophies » restent pour elle non pertinentes aussi longtemps qu’elles ne saisissent pas la nature intime de la pratique traditionnelle. Le philologue grammairien est un artisan qui fait son métier selon des préceptes transmis par la tradition ; il n’a pas besoin de se demander les raisons de ces préceptes ; ils se justifient non par ces raisons, mais par leur efficacité et par leur rendement pratique. Il a été dit souvent que la tradition grammaticale est invétérée ; c’est surtout grâce au fait qu’elle est mal étudiée.

43D’autre part, indépendamment de la tradition, une véritable théorie du langage est en train actuellement de se frayer la voie. Il ne s’agit pas cette fois d’un essai théorique, plus ou moins incomplet, et visant à justifier la pratique traditionnelle. Il s’agit cette fois non d’une théorie bâtie sur une pratique, mais d’une théorie pure sur laquelle on bâtira une nouvelle pratique. Cette situation est récente et place la linguistique devant le plus grand problème qu’elle ait envisagé depuis l'invention de l’écriture alphabétique.

44Cette situation invite à confronter d’emblée deux époques : l’époque récente, d’une part, et celle de la tradition, de l’autre. Il convient de considérer la tradition dans toute la courbe de son développement, depuis les premiers débuts jusqu’aux derniers temps, pour faire ressortir ce qui constitue la tradition, les traits essentiels qui la définissent et qui restent les mêmes malgré toutes les nuances.

45Une tradition pratique est fondée sur certaines expériences primitives, mais essentielles. Ces expériences restent le plus souvent implicites. Pour confronter une telle tradition avec une théorie qui vise à formuler explicitement toutes les prémisses, la première chose à faire sera de rendre explicites les expériences primitives qui sont derrière la pratique traditionnelle. En d’autres termes, la première tâche consiste à traduire certaines prémisses inhérentes à la pratique traditionnelle dans les termes d’une théorie explicite. Une telle réinterprétation de la tradition la défigurera forcément ; peut-être même qu’elle la dissoudra. De toute façon, il importe d’user de discrétion et de ce pas défigurer outre mesure. L’interprétation théo|rique donnera inévitablement aux conceptions traditionnelles une allure trop théorique, trop rationnelle pour ainsi dire. L’interpré|tation est à ce prix. Pour que l’interprétation réussisse, il faut cependant que le contenu réel de la tradition ne soit pas compromis.

46Deux prémisses semblent être essentielles à toute pratique traditionnelle (elles sont d’ailleurs essentielles à la théorie moderne au même titre) :

471° L’objet donné est un texte, qu’on procède à analyser ;

482° À chaque stade de cette analyse, l’opération consiste à analyser certaines grandeurs qui sont d’un même rang. Pour bien garder les proportions de cette hiérarchie, et pour ne pas confondre les rangs, il faut prévoir pour chaque opération des grandeurs analysables et des grandeurs non analysables. Les grandeurs non analysables sont celles devant lesquelles l’opération prévue reste impuissante, celles qui ne permettent pas l’analyse envisagée. Pour ces grandeurs, on laisse l’analyse à une opération postérieure ; sans les analyser, on le transporte d’une opération à une autre. Ainsi, latin ī constitue une phrase qui ne comporte qu’un seul mot, qui à son tour ne comporte qu’une seule syllabe, qui à son tour ne comporte qu’une seule voyelle ; par conséquent, cette grandeur du latin échappe à toute une série d’analyses, et on la transporte simplement d’une opération à une autre en parcourant la procédure analytique. Ce principe de transmission indivise reste implicite dans la tradition. Si on l’avait formulé d’une façon explicite, on aurait pu éviter à la linguistique bien des discussions stériles (phrases à un seul terme, etc.). Il est indispensable à toute analyse linguistique, et il est nécessairement derrière la tradition.

49De ces deux prémisses, la seconde n’est qu’un corollaire de la première. C’est l’analyse qui constitue la condition préalable de toute tentative linguistique, comme de toute tentative scientifique dans n’importe quel domaine.

50Pour bien comprendre la pratique de la tradition linguistique, et pour l’interpréter justement au point de vue théorique, il convient de faire le départ entre deux sortes d’analyse :

511° Il y a d’abord l’analyse par dissection, ou la division proprement dite, par laquelle une entité est divisée en des sections plus petites et relativement indépendantes. Exemple-modèles : en géo|métrie, la division d’un segment de droite en des segments de moindre étendue (ABC = AB + BC) ; en chimie, la décompo|sition d’un produit en les éléments qui le composent (eau = H2O)6 – Formule : a = b + c.

522° il y a d’autre part, l’analyse par abstraction, ou la distinction dans le sens le plus restreint de ce terme, par opposition à la division. Exemple-modèle : la distinction entre l’objet et les qualités qu’il comporte, disons par exemple la fleur d’une part, sa couleur et son parfum de l’autre. L’histoire de la théorie de la connaissance nous enseigne qu’il y a deux procédés possibles : ou bien on peut considérer l’objet, dépourvu de ses qualités, comme une chose en soi (Kant), ou bien on la considère comme un ensemble de ses qualités (Mach), distinct de la somme des qualités par le fait qu’une entité n’est pas identique à la simple addition de ses composantes7. Mais la pensée quotidienne, qui a influencé largement la pensée quasi scientifique de la tradition, tend à confondre ces points de vue, de façon à rendre le terme d’« objet » ambigu : on parle indifféremment de l’objet comme le simple support des qualités8 et comme ce support avec les qualités ; ainsi la notion de la fleur peut être égale à la fleur considérée en faisant abstraction de sa couleur et de son parfum et en même temps à la fleur pourvue de ces qualités. Cette ambiguïté est caractéristique de la pensée prélogique qui admet le principe de la participation (Lévy-Bruhl). On verra plus loin dans quelle mesure cette pensée prélogique domine la tradition linguistique ; c’est surtout cette particularité qui fait obstacle dès le moment où il s’agit de rationaliser la tradition et de la traduire en des termes logiques ; il faut tenir compte de ce trait essentiel sous peine de méconnaître profondément le principe constructif de l’analyse traditionnelle. – Formule : a = a + b.

53La pratique la plus ancienne est l’analyse qui a abouti à l’invention de l’écriture. Dans l’écriture par mots (type chinois), les éléments irréductibles de l’analyse par dissection sont les mots, considérés comme indivisibles. L’analyse par abstraction permet de distinguer, à l’intérieur du mot, le côté qui présente une relation au désigné (c’est-à-dire une désignation) et le côté qui présente une relation à la substance de l’expression phonique (ou une prononciation). Dans l’écriture syllabique, c’est la syllabe qui constitue l’élément irréductible pour l’analyse par dissection, mais analysable par abstraction en la qualité vocalique et le porteur de cette qualité. Dans l’écriture alphabétique, les lettres de l’alphabet sont considérées comme indivisibles par dissection, mais analysables par abstraction en des qualités phoniques. Cette analyse s’appelle phonétique (dans le sens large).

54Une autre pratique analytique de la tradition est celle qui est à la base de la grammaire. Dans l’analyse grammaticale, le mot est considéré comme indivisible par dissection ; on l’analyse par abstraction en 1° une qualité du mot susceptible de contracter une section ou la forme flexionnelle du mot ; 2° le porteur de cette qualité (appelé le mot par participation).

55La classification des mots d’après ladite qualité, c’est-à-dire d’après leur désignation ou modus significandi, constitue la théorie des parties du discours, première partie de la morphologie. La classification des formes flexionnelles constitue la théorie des flexions, deuxième partie de la morphologie. Une analyse par abstraction ultérieure permet, le cas échéant, d’y ajouter une théorie de la dérivation et de la composition. – La classification des signes permutables selon leurs relations mutuelles dans le texte est la syntaxe. – La description des mots par rapport à leurs désignés constitue la lexicographie, et, pour autant qu’elle prend une allure classificatrice, la sémantique.

56Donc, dans cette tradition, la morphologie est la théorie des dési|gnations et la syntaxe est la théorie des relations mutuelles contractées par les signes permutables à l’intérieur du texte. Entre ces deux disciplines, il n’y a pas de commune mesure et aucune opposition spécifique.

57La théorie moderne, qui reconnaît que la langue se compose de deux plans (celui du contenu et celui de l’expression) et de deux axes (paradigmatique et syntagmatique), conduira forcement à abandonner les anciennes classifications, qui se répartiront en des autres nouveaux. La terminologie traditionnelle, y compris les termes de morphologie et de syntaxe peut être gardée telle quelle sans nuire à ces essais modernes. Une définition universellement valable des domaines respectifs de la morphologie et de la syntaxe ne peut être donnée utilement que dans les cadres de la tradition et n’intéresse qu’indirect|ement la linguistique moderne.

Quatrième question : « Dans quelles conditions et dans quelles limites peut s’exercer sur le système morphologique d’une langue l’action du système morphologique d’une autre langue ? Et de quelles conséquences sont ces actions pour l’accession des langues moins évoluées au rôle de langues de culture ? »9

58 Première partie de la question : « Dans quelles conditions et dans quelles limites peut s’exercer sur le système morphologique d’une langue l’action du système morphologique d’une autre langue ? »

59Pour répondre utilement à ce problème, il faudrait savoir d’abord ce qu’il faut entendre ici par système morphologique. C’est un problème très mal étudié et sur lequel on n’est pas d’accord. Sans un certain fondement théorique, la question reste en l’air, et une discussion entre les représentants de diverses théories se réduira forcément à une discussion sur les définitions. En un mot, j’estime que la question est prématurée.

60À supposer qu’on possède le fondement théorique nécessaire pour pouvoir aborder utilement la question, deux possibilités se présentent a priori : ou bien la réponse se déduit logiquement de la théorie adoptée et est impliquée dans la définition même qu’on donne du système morphologique ; ou bien la réponse réclame, pour être résolue, une enquête très vaste et de très longue haleine. Donc, la réponse que l’on parviendrait à donner serait forcément ou bien une tautologie ou bien une hypothèse plus ou moins mal fondée.

61Deuxième partie de la question : « De quelles conséquences sont ces actions pour l’accession des langues moins évoluées au rôle de langues de culture ? »

62En se fondant sur un système de définitions, on pourrait comprendre par ‘langues moins évoluées’ ou bien 1. langues dont le sys|tème est particulièrement restreint et primitif (à en juger par les résultats acquis par la linguistique traditionnelle, il paraît que le chinois et l’anglais fournissent des exemples-modèles de ce type, tandis qu’une langue telle que l’eskimo présente une exubérance de sys|tème, donc un système très évolué), ou bien 2. langues qui servent de véhicule d’une civilisation ‘moins évoluée’. La première possibilité fournirait une typologie linguistique acceptable et peut-être même utile, et une typologie fondée objectivement sur des critériums linguistiques immanents. La deuxième possibilité est beaucoup plus grave et ne laisse pas d’être inquiétante de tous les points de vue ; une typologie des civilisations est chose très malaisée à établir, surtout si on la fonde sur des jugements d’estimation. On court fatalement le risque de rester subjectif. Les jugements d’estimation sont du ressort de la théorie des valeurs et de la morale, qui, de toutes les parties de la philosophie actuelle, sont les plus débattues et douteuses.

63Il me semble que la linguistique moderne, de pair avec l’ethno|logie, nous a fourni deux renseignements précieux qu’il convient de retenir, à savoir :

  1. Qu’il n’y a ni de langues ni de civilisations primitives ; il n’y a que des systèmes agencés autrement que le nôtres, mais sur un même niveau avec les nôtres ;
  2. Qu’il faut séparer synchronie et évolution (diachronie), et que, en conséquence de ce principe, il ne faut pas confondre typologie et évolution.

    Notes

  • 1 [Texte publié en français en (1949), Actes du VIe Congrès International des Linguistes, Paris, 19-24 août 1948, Paris, Klincksieck, pp. 419-431].
  • 2 Nous employons le terme de « phonologie » dans le sens qui a été attribué par F. de Saussure.
  • 3 « Est continue toute grandeur qui n’est pas actuellement composée d’éléments distincts, c’est-à-dire qui n’est pas présentée à l’esprit par l’intermédiaire de ses éléments, mais qui peut en recevoir par une opération de l’esprit » (A. Lalande, Vocabulaire de la philosophie, 4e éd., s.v.).
  • 4 [Texte publié en français en (1949), Actes du VIe Congrès International des Linguistes, Paris, 19-24 août, Paris, Klincksieck, pp. 234-235].
  • 5 [Texte publié en français en (1949), Actes du VIe Congrès International des Linguistes, Paris, 19-24 août, Paris, Klincksieck, pp. 474-478].
  • 6 La multiplication logique est une espèce de l’analyse par dissection. Pour prévenir tout malentendu, ajoutons que la scission des voyelles longues de l’indo-européen en voyelle + le phonème A saussurien, ainsi que l’analyse des taxèmes en glossémes (voir notre Omkring sprogteoriens grundlæggelse) sont des exemples d’analyse par dissection.
  • 7 Du point de vue de l’empirisme logique, la dernière de ces conceptions est seule tenable. La chose en soi est une hypostase métaphysique qui va contre le « rasoir » de Guillaume d’Occam : entia non sunt multiplicanda praeter necessitatem.
  • 8 C’est-à-dire, en des termes non kantiens : le simple faisceau de relations qui réunit les qualités et qui constitue l’entité en tant que différente de la simple addition de celles-ci.
  • 9 [Texte publié en français en (1949), Actes du VIe Congrès International des Linguistes, Paris, 19-24 août, Paris, Klincksieck, pp. 315-316].

Publication details

Published in:

Hjelmslev Louis (2022) Essais et communications sur le langage, ed. Cigana Lorenzo. Genève-Lausanne, sdvig press.

Pages: 112-137

Full citation:

Hjelmslev Louis (2022) „Communication de Hjelmslev au Sixième Congrès International de Linguistes“, In: L. Hjelmslev, Essais et communications sur le langage, Genève-Lausanne, sdvig press, 112–137.