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Discussion sur l'analyse de la phrase

Louis Hjelmslev

pp. 169-176

Lines

Séance du 28 novembre 19501

1(1) Comment définir la totalité qui est prise comme point de départ par l’analyse traditionnelle ? (2) Qu’est-ce qu’un membre ? Quelle est la fonction qui existe entre un membre et ce que l’analyse glos|sématique appelle une « partie » ? (3) Comment est-il possible de comparer les fonctions qui se trouvent entre les membres (subordination, coordination, prédication) avec les fonctions glosséma|tiques ? En particulier, quelle fonction y a-t-il entre hypotaxe et sélection ?2

21. Selon Diderichsen, une totalité est un concept relatif ; il est possible d’analyser des totalités qui possèdent un nombre supérieur ou inférieur de membres, c’est-à-dire en dérivés de premier degré. Toutefois, la totalité la plus étendue à laquelle on a affaire, c’est bien la phrase, ce qui correspond à la nexie chez Hjelmslev. Il n’y a donc pas de divergences à ce sujet.

32. D’après Diderichsen, les anciens grammairiens concevaient ce type de grandeurs comme des membres de phrase, étant donné qu’elles pouvaient être remplacées par les sept conditions quis, quid, quia, etc. (cf. troisième séance, 14 novembre 1950). Elles pouvaient aussi se trouver dans une phrase. Diderichsen s’appuie lui aussi sur cette tradition, tout en cherchant à en supprimer les incohérences les plus criantes. Il propose d’élargir le concept de « membre » afin qu’on puisse désigner les phonèmes par exemple, en tant que parties d’une syllabe. Les membres ne seraient donc que des grandeurs syntagmatiques obtenues en divisant la totalité sur la base de certaines relations : il n’y a presque aucune différence entre les membres ainsi conçus et les « parties » étudiées par la glossématique.

43. Le troisième point suscite une longue discussion. [Dideri|chsen] reste sur ses positions quant au fait que la subordination doit correspondre à la sélection. [Fischer-Jørgensen] est de l’avis que les deux fonctions sont différentes. La sélection est une fonction con|tractée entre deux classes (paradigmes) et – dans le cadre de l’analyse de la phrase – entre des invariantes. On trouve une sélection en comparant d’autres chaînes et en observant si un fonctif peut se présenter sans l’autre ou pas. La subordination est une fonction à l’intérieur d’une chaîne donnée, parce qu’elle est une fonction entre variantes. Si d’autres variantes du même mot peuvent contracter d’autres fonctions dans d’autres chaînes, ou si elles se présentent toutes seules, cela n’a aucune importance. Par exemple, dans les philosophes grecs et les Grecs philosophes, il n’y a aucun doute que, du point de vue de la subordination, le deuxième mot dans chaque exemple constitue la tête, tandis que le troisième constitue le modifieur ; le fait que ces termes peuvent changer de place et se présenter tout seuls est sans intérêt. Par contre, du point de vue des fonctions glossématiques, cela est tout à fait pertinent : on a affaire à une combinaison, et non à une sélection. Cf. aussi l’exemple anglais a stone wall : dans ce cas, on a une subordination, pas une sélection. Contrairement à l’analyse glossématique, l’analyse syntaxique traditionnelle ne vise pas à établir un classement selon les possibilités fonctionnelles des grandeurs qui peuvent se présenter dans une chaîne donnée. L’analyse traditionnelle se focalise sur la fonction en elle-même, en négligeant les grandeurs qui la contractent et qui ne sont que des fonctions de la fonction. La substitution permet aussi d’établir ce que sont la tête et le modifieur : dans la phrase où il se présente, mand (man) contracte les mêmes fonctions externes que gammel mand (old man). Le facteur décisif est l’équivalence. La sélection, par contre, est une fonction entre une constante et une variable, qui ne doivent d’ailleurs pas être confondues. Les terminaux majeurs et mineurs définis par Uldall3 représentent quelque chose d’intermédiaire entre les deux (dans ce cas, les fonctions externes ne doivent pas forcément être identiques).

5[H.S. Sørensen] est de l’avis que, dans a stone wall, stone est différent de stone en tant que tête d’une construction. C’est la même chose selon lui pour le mot wooden quant au fait de ne pas pouvoir prendre une terminaison plurielle, etc. Il ne s’agit pas ici d’un thème, ni d’une caractéristique : ce n’est qu’une similarité de son. Dans a big wall, big appartient à une autre classe. Le mot stone dans l’expression a stone wall présuppose une entité de type wall : on a ici une sélection.

6[Fischer-Jørgensen] pense qu’on est là en présence de l’utilisation d’une perspective non-traditionnelle dans un cadre traditionnel. Du point de vue de la subordination, le fait que l’on puisse ranger les grandeurs qui la contractent en classes n’a aucune importance. Il est important de rappeler ici que Jespersen voulait distinguer les membres de phrase des catégories de mots sur la base d’une différence de rang.

7[Hjelmslev] comprend le point de vue de H.S. Sørensen, mais est plutôt d’accord avec la présentation du concept traditionnel de subordination faite par Fischer-Jørgensen. Il se demande s’il serait possible de dire qu’il y a sélection entre paradigmes, et subordination entre les membres individuels des paradigmes ; il croit néan|moins qu’il serait plus exact de dire que la subordination a lieu entre des variantes. Et puisque les grandeurs elles-mêmes n’ont aucune importance, il vaudrait mieux dire que l’hypotaxe est une fonction entre des positions (en tant que fonctifs, et non comme quelque chose qui a à voir avec la substance – cf. néanmoins la « remarque » de Hjelmslev, ci-dessous).

8[Diderichsen] affirme que la ressemblance entre subordination et sélection est due au fait que la fonction entre des positions est en réalité une sélection. Les positions vides sont des variables (qui contractent combinaison ou sélection).

9[Hjelmslev] est d’accord avec Diderichsen, à condition qu’il n’y ait qu’un fonctif qui soit conçu comme tête. Diderichsen affirme que telle est bien son intention.

10La discussion aboutit à un accord sur le fait que les difficultés d’une analyse traditionnelle sont dues pour la plupart à deux facteurs qui suivent. Le premier facteur consiste dans les fonctions externes équivalentes auxquelles on a affaire, par exemple la fonction d’un membre de phrase en tant que sujet, objet, etc. Ces termes n’ont pas été définis d’une façon univoque : dans le terme de « sujet » on retrouve souvent un mélange de concepts d’« agent », de « point de départ », etc. ; de plus, la raison pour laquelle dans der faldt en sten ned fra taget (* there fell a stone from the roof) le mot sten (stone) est généralement conçu comme sujet, est qu’en latin il aurait été décliné au nominatif. On retrouve souvent en linguistique de telles considérations non-pertinentes. Ces concepts d’« agent » etc. ne sont pas définis linguistiquement. Diderichsen et Hjelmslev se déclarent d’accord pour dire qu’ils ne font pas partie de l’analyse purement linguistique. La seule raison pour laquelle Diderichsen les a utilisés dans sa grammaire est qu’il ne voulait pas introduire trop de termes nouveaux. Selon lui, en danois on pourrait remplacer le terme « sujet » moitié avec le concept de « nexus nominal » et moitié avec celui de « nominativus verbi ». Définir adéquatement l’équi|valence doit toutefois être possible, en continuant pas à pas l’analyse sur la base d’une sélection ; Le deuxième facteur est le fait que, par exemple, dans la chaîne il a lu les philosophes grecs, le mot philosophes joue le rôle de tête de construction, n’est pas dû au fait que dans cette phrase le mot grecs ne peut pas remplir le rôle de complément d’objet direct, mais parce que, s’il le remplissait, la signification de la phrase serait tout à fait différente. Cela ressemble donc à une analyse purement substantielle : nous observons en effet une différence évidente par rapport à l’analyse fondée sur la sélection. Dans cette dernière, on a aussi affaire à des fonctions externes dans la mesure où cela se fait à des étapes d’analyse données. En disant qu’une grandeur sélectionnée peut se présenter isolée, on veut dire que cela n’est possible qu’à l’étape et dans la séquence auxquelles nous sommes parvenus. Sa signification propre, tout comme les fonctions qu’elle contracte avec d’autres grandeurs plérématiques concrètes qui y sont impliquées, n’ont aucun intérêt.

11[Spang-Hanssen] attire l’attention sur le fait que, avant d’avoir accompli l’analyse plérématique, on ne peut jamais savoir si l’analyse en membres est une analyse purement substantielle. Quand on dit que mur (wall) est le terme primaire dans omkring haven var en stenmur (round the garden was a stone wall), il peut s’avérer que dans le reste de la phrase, il y ait certains éléments définissables plérématiquement qui soient susceptibles de se présenter conjointement avec mur (wall), mais pas avec sten (stone). On ne peut pas être sûr d’analyser la substance pure.

12[Fischer-Jørgensen] Il faudrait insister sur quelques différences d’expression, par exemple des différences dans l’ordre des mots, dans les configurations de proéminence et peut-être dans les désinences, afin de reconnaître la nature linguistique des fonctions d’équiva|lence ; il n’est par contre pas nécessaire d’insister à chaque fois sur la commutation : là où la commutation n’est pas applicable, il faut pouvoir avoir recours à des critères d’identification qui se basent sur la substance.

13[Hjelmslev] met en rapport la dernière question concernant le recours à la substance pure avec la discussion sur les propositions secondaires qui a eu lieu au cours des séances précédentes. Dide|richsen se proposait d’isoler le membre de la proposition primaire auquel appartient la proposition relative. Mais dans bien des cas, cet isolement ne dépendrait-il pas de la signification ou du contexte ? Il peut bien sûr y avoir des cas dans lesquels c’est l’accord morphologique ou l’ordre des mots qui détermine le membre auquel la proposition relative appartient : mais que faire dans des cas comme jeg så et træ i haven, som jeg ikke kendte (I saw a tree in the garden which I did not know) ? Étant donné qu’un isolement de ce membre n’est pas possible dans tous les cas, il vaudra mieux postuler dès le début que la proposition relative présuppose la proposition primaire dans son ensemble, et différer l’isolement – lorsque cela est possible – à un stade ultérieur de l’analyse.

14[Diderichsen] croit qu’il est toujours possible de dire que la proposition relative appartient à un groupe nominal dans le nexus, bien qu’il ne soit pas toujours possible d’établir lequel.

15[Hjelmslev] attire l’attention sur des cas tels que han havde været der to dage i forvejen, hvad han imidlertid fortav (he had been there two days previously, which, however, he kept silence about), dans lesquels la proposition relative, même dans le sens où l’entend Diderichsen, est en relation avec la proposition primaire entière. Et il cite plusieurs cas de ce genre.

16[Diderichsen] ne retiendrait que la proposition introduite par « hvad » (which), et soutient que dans d’autres cas (propositions conditionnelles, temporales, etc.) on peut tout à fait maintenir qu’elles font partie du thème du nexus4 de la phrase, c’est-à-dire de la « proposition primaire », de la même manière que les autres membres adverbiaux. Bien que la relation entre les « membres adverbiaux », d’un côté, et le verbe ou le reste de la phrase de l’autre n’ait pas été définie par la grammaire traditionnelle, on peut dire qu’entre « under these circumstances » et le reste, on retrouve la même fonction de sélection que celle qui existe entre une proposition conditionnelle et le reste.

17Selon [Hjelmslev], il est difficile de soutenir cet avis, étant donné qu’aucune limite n’a été posée et que la structure interne des membres n’a pas été vérifiée.

18Diderichsen répond que c’est justement parce que cela n’a pas été fait qu’il est impossible d’identifier les différentes propositions secondaires et de les faire remonter aux niveaux supérieurs. Il dit que Hjelmslev devrait en effet s’atteler à cela (cf. la contribution de Togeby à la quatrième séance, le 21 novembre 1950).

19[Hjelmslev] n’est pas convaincu qu’il soit possible ou même souhaitable d’effectuer d’emblée cette opération d’isolement ; il suggère plutôt de commencer en divisant les nexies en nexus, et puis ensuite d’analyser ceux-ci. La procédure analytique envisagée par la glossématique serait donc la suivante : on observe une fonction entre – disons – deux parties ; l’étape suivante sera d’établir les paradigmes en substituant tout ce qui peut occuper la position en question. Si l’on veut analyser une langue dans sa totalité, cela n’est qu’une condition théorique : en effet, en pratique, cette opération ne peut pas être appliquée à des unités de grande étendue, qui peuvent d’ailleurs se révéler nombreuses. Mais si l’on analyse un texte limité, cette opération reste possible. L’analyse vise donc à établir des paradigmes, et donc des catégories. Du point de vue de l’analyse traditionnelle, au contraire, cela n’a aucune importance.

20[Diderichsen] admet avoir utilisé ce type de procédure dans son analyse de la loi scanique ;5 il soutient par conséquent le point de vue de Hjelmslev.

21Selon [Fischer-Jørgensen], on devrait établir les fonctions entre les positions lors de la première étape, à savoir celle qui précède l’établissement des paradigmes.

22Remarque à propos de la discussion, envoyée par Hjelmslev après la séance – Parler de fonctions entre des positions semble être une contradiction flagrante, étant donné qu’une fonction est un definiens de la définition de position elle-même (la position d’un fonctif est la somme des fonctions dans lesquelles le fonctif entre). Hjelmslev soutient sans réserve la perspective selon laquelle les fonctions de la syntaxe traditionnelle ne sont que des fonctions entre variantes. En effet, la différence fondamentale entre syntaxe traditionnelle et glossématique est que la syntaxe a affaire à des fonctions entre variantes (à savoir la coordination, la subordination et la prédication) sans aucun égard pour les invariantes auxquelles on peut ramener ces variantes, tandis que la glossématique a affaire à des fonctions entre des invariantes. Elle n’envisage des fonctions entre des variantes que pour les faire rentrer dans un système d’invariantes. Sauf quand ils sont dérivés d’analyses logiques, logistiques ou psychologiques indépendantes du contenu proprement linguistique, les « membres » de la syntaxe (sujet, terme primaire, etc.) ne sont que des classes6 dans lesquelles on range des unités sans aucun égard pour le principe, tout à fait fondamental pour la glossématique, selon lequel ces unités doivent également être enregistrées en tant que variantes correspondant à des invariantes définies par commutation. Du point de vue de la glossématique, établir ces unités est une erreur (cf. 6e séance, item 2).

    Notes

  • 1 [Texte publié en anglais en (1970), Bulletin du Cercle Linguistique de Copenhague, 8-31, pp. 142-148].
  • 2 Cf. C.E. Bazell: Syntactic Relations and Linguistic Typology, « Cahiers Ferdinand de Saussure », 8, 1944; et The Fundamental Syntactic Relations, « V. Mathesius: Memoria Lectures », III, Prague, 1949: 541.
  • 3 Cf. H.J. Uldall, On Equivalent Relations, « TCLC », 5 (Recherches Structurales), 1949 : 71-76.
  • 4 Un nexus est d’abord subdivisé en caractéristique (temps, mode, etc.) et le reste (le thème nexuel).
  • 5 « Sætningsbygningen i Skaanske Lov » (P. Diderichsen, mémoire, Copenhague, 1941) (compte rendu en allemand : Acta Philologica Scandinavica).
  • 6 Sauf quand celles-ci sont dérivées d’une analyse logique, logistique ou psychologique du signifié, réalisée indépendamment de la langue en question.

Publication details

Published in:

Hjelmslev Louis (2022) Essais et communications sur le langage, ed. Cigana Lorenzo. Genève-Lausanne, sdvig press.

Pages: 169-176

Full citation:

Hjelmslev Louis (2022) „Discussion sur l'analyse de la phrase“, In: L. Hjelmslev, Essais et communications sur le langage, Genève-Lausanne, sdvig press, 169–176.