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Études sur la notion de parenté linguistique

Première étude: relations de parenté des langues créoles

Louis Hjelmslev

pp. 262-277

Lines

11 La comparaison génétique des langues indo-européennes a con|stitué le centre de la linguistique classique établie au cours du XIXe siècle. Après les grandes découvertes acquises pendant ce développe|ment, après l’organisation détaillée et bien disposée de la « grammaire comparée » de l’indo-européen, est survenue une période critique qui marque dans les études indo-européennes un relâche. La grammaire comparée a passé, comme l’a dit une fois Antoine Meil|let, un âge ingrat ; c’est la linguistique générale qui seule occupe le centre des intérêts. Mais cette situation n’a pas pu subsister. Pour plus d’une raison, le retour à l’étude comparative de l’indo-européen n’a pas tardé à se présenter. Ce n’est même pas la découverte du tokharien et du hittite, langues indo-européennes ignorées jusqu’ici, qui nécessite la reprise de la grammaire comparée ; avant tout ce sont les anciens problèmes mêmes qui se présentent sous un aspect nouveau, et qui réclament une révision approfondie de la doctrine indo-européenne. Ce qui est plus encore, ce renouvellement s’ac|complit sans amener aucune rupture à la tradition. Les recherches, tout en se renouvelant d’une façon appréciable, restent en principe dans les cadres de la doctrine classique. Les théories compréhensives qui viennent d’être émises par Benveniste et Kuryłowicz continuent manifestement la doctrine de Ferdinand de Saussure et de Herman Möller, et le grand principe de la tradition établie par la linguistique classique.

2Dans l’édifice si admirablement élevé, si soigneusement élaboré de la grammaire comparée de l’indo-européen, on avait après cour découvert un défaut : on en avait négligé le fondement théorique. Ce défaut n’a pu devenir vraiment sensible que dès le moment où l’édifice était achevé. Plus encore, le problème du fondement théo|rique n’avait aucune chance de pouvoir être résolu sur une base raisonnable que dès le moment où l’on disposait de toutes les données nécessaires pour fournir à la théorie générale un appui solide. C’est donc à la fois l’achèvement de l’édifice et la découverte de son défaut fondamental qui a conditionné le retour à la linguistique générale.

3D’autre part la constitution d’une véritable théorie du langage est un travail de longue haleine. Pour l’accomplir, il convient de reprendre le problème sur une large base, et de ne pas se contenter de viser les buts les plus proches. C’est par une théorie d’ensemble qu’il faut étayer et renouveler la doctrine régionale. C’est sans doute pour cette raison que maints problèmes posés sérieusement et discutés doctement par la linguistique générale de nos jours ne présentent pour la « grammaire comparée » qu’un intérêt indirect, et qu’il est souvent malaisé de discerner, derrière le tissu bigarré de la théorie pure, les résultats pratiques qui pourraient en découler pour la recherche.

4Dans ces conditions, il est tout naturel que la « grammaire comparée », sous peine de renvoyer aux calendes grecques la poursuite des recherches, se décide résolument à reprendre le travail au hasard, en tenant compte autant que possible des progrès de la linguistique purement théorique. Or la théorie pure ferait œuvre utile en accommodant au mieux les intérêts de la recherche. Examiner les notions fondamentales qui sont à la base de la recherche diachro|nique est une des tâches les plus urgentes de la linguistique générale. D’entre ces notions, celle de la parenté linguistique occupe une place au premier rang.

5On sait que la parenté génétique des langues consiste en ceci que les langues en question continuent une unité primitive. Or cette définition a tous les mérites sauf celui d’être utilisable. Pour répon|dre aux besoins de la recherche il faudrait une définition opération|nelle, et propre à fournir un critérium permettant de décider dans chaque cas particulier et concret si les matériaux que l’on possède permettent ou non de constater une parenté. Ce qu’il faut avant tout, c’est une délimitation opérationnelle qui permettrait d’opposer la parenté génétique à la parenté élémentaire soutenue par H. Schuchardt2 et par le regretté J. Wackernagel,3 aussi bien qu’à la parenté secondaire observée dans les « associations de langues » dont l’importance a été récemment mise en lumière par les travaux de M. R. Jakobson.4 Et il faudrait par rapport à ces distinctions délimiter d’une façon plus rigoureuse l’action de l’emprunt et celle du substrat, dont le rôle reste encore indéterminé.

6On sait le rôle qu’a joué ce problème complexe de la parenté linguistique dans la pensée d’Antoine Meillet, le grand pionnier d’une méthode qui réunit dans un point de vue compréhensif les pro|blèmes de la grammaire comparée et ceux de la linguistique générale. Dans la synthèse inaugurée par Meillet et par Ferdinand de Saussure entre la doctrine indo-européenne et la doctrine générale, ce problème est venu naturellement à jouer un rôle particulièrement fondamental. Il parait donc naturel de s’attacher à ce problème dans un volume dédié à la mémoire du grand maître français.

7Il n’est pas question de poser le problème dans les mêmes termes qui ont été à la base de la célèbre discussion entre Meillet et Schu|chardt.5 Les deux maîtres ont reconnu que ces termes n’étaient pas aptes à amener une solution.6 Plus encore, la situation de notre science a changé ; la renaissance de la grammaire générale, l’établisse|ment de la théorie du phonème permettent de serrer de plus près les faits de la parenté élémentaire ; l’examen récent des associations de langues permet de voir plus exactement en quoi consiste la parenté secondaire.

8Meillet a dit en 1928 à propos de la notion de parenté linguistique : « Le premier devoir du savant est de déterminer avec quel degré d’approximation sont exacts les termes dont il use. La linguistique générale souffre gravement de n’avoir à sa disposition que des termes élastiques ; mais si elle n’en perd pas de vue l’élasticité, le mal restera tolérable ».7 Mais grâce à l’œuvre de Meillet, on sera à même de réduire aujourd’hui l’élasticité de la notion de parenté à un minimum. Le travail ne sera achevé qu’au moment où l’élasticité est théoriquement vaincue.

9Les études que nous commençons ici sont destinées à préparer la voie à cette conquête, qui – on le verra – n’est plus lointaine. Pour préparer cette voie, il faut, tout en se concentrant sur les faits indo-européens qui restent les mieux étudiés, sortir des cadres de l’indo-européen ancien pour mettre en relief les analogies et les différences avec d’autres domaines. Depuis Ferdinand de Saussure, Robert Gauthiot et Antoine Meillet, il n’y a plus de linguistique historique sans linguistique générale.

10En vue de pénétrer immédiatement au centre du problème, on se mettra dans cette première étude sur le plan des langues créoles,8 de ces « Mischsprachen » qui paraissent troubler particulièrement la distinction des trois sortes de parenté linguistique que nous avons distinguées. Dans deux études subséquentes qui paraîtront ici-même, on examinera d’abord la parenté génétique, la parenté élémentaire et la parenté secondaire pour les mettre en rapport enfin avec la distinction entre norme et usage.

11Partout où deux ou plusieurs peuples de langue différente se rencontrent dans un milieu commun, leur langue en portera l’em|preinte. D’abord les diverses langues, tout en restant distinctes et tout en continuant leur existence dans le milieu qui leur est commun, s’influencent mutuellement. Ensuite, l’une des langues peut l’emporter sur les autres et finir par les supplanter, après avoir subi une influence plus ou moins grande des langues réprimées. Dans ce cas, celle d’entre les langues qui sort victorieuses de la lutte, constitue toujours la continuation d’une des langues initiales. Une fois la lutte linguistique finie, la langue victorieuse se laisse toujours identifier par rapport aux langues engagées dans la lutte. On peut montrer en effet que les langues romanes sont du latin, et non pas du celtique, du germanique, du slave ou du basque. Quel que soit le nombre d’emprunts qui se sont introduits des langues vaincues dans la langue victorieuse, et quelles que soient les transformations subies par la structure de la langue victorieuse par l’action des substrats, l’identité génétique de la langue victorieuse avec une des langues initiales reste toujours assurée. Meillet a montré en quoi consiste cette identité : ce qui l’assure, c’est l’identité génétique de l’expression des outils grammaticaux. Ainsi la conjugaison française se fait par des désinences dont on peut prouver l’identité avec des éléments latins. Il va de soi que la valeur des désinences n’est plus la même ; du latin au français, le système grammatical diffère du tout au tout. Même si la désinence du passé défini français est celle du parfait latin, le passé défini français se définit autrement que le parfait latin et fait partie d’un système grammatical bien différent. Ce qui décide n’est pas le contenu des outils grammaticaux, mais leur expression. Ce qui reste identique n’est pas le côté intérieur, mais le côté extérieur des faits grammaticaux. En utilisant une terminologie que j’ai proposé autrefois,9 on peut résumer ce fait en disant que ce n’est pas le morphè|me, forme intérieure, mais le formant, l’expression du morphème, qui reste identique. Pour l’origine de la langue le système de mor|phèmes ne prouve rien en lui-même. Le vocabulaire non plus. Si l’albanais peut être identifié comme une langue indo-européenne, bien que les mots héréditaires transmis de l’indo-européen ne constituent qu’une petite minorité du vocabulaire albanais, c’est que l’albanais exprime certains morphèmes par des formants dont on peut constater l’origine indo-européenne. Donc deux choses restent à part : le vocabulaire et le système grammatical intérieur ou système de morphèmes. C’est l’identité des formants avec des éléments d’ex|pression du prototype – par exemple l’identité des formants français avec des éléments d’expression latins, ou l’identité des formants albanais avec des éléments indo-européens – qui reste seule décisive. D’ailleurs l’identité dont il s’agit est l’identité diachronique dont a parlé Ferdinand de Saussure,10 et qui n’est pas d’ordre matériel. Il ne s’agit pas de l’expression immédiate, car les phonèmes du français ne sont plus ceux du latin, mais de l’identité médiate résultant des correspondances régulières qui s’observent entre le latin et le français.

12L’identité génétique d’une langue ne peut donc être établie que si la langue dispose de formants qui permettent une décision. C’est la condition indispensable pour pouvoir établir la parenté génétique entre langues. La linguistique diachronique est à ce prix. Il s’ensuit qu’il peut y avoir des cas indécis, cas où les formants manquent, ou bien où les formants sont ambigus. Le cas est rare, mais le risque est là pour toute langue dont le nombre de formants est très peu élevé. La méthode a ses limites. La grammaire comparée des langues sino-tibétaines souffre dans une large mesure de cet inconvénient.

13Sous cette seule réserve, la formule établie s’applique à toute langue. Les langues créoles n’occupent à cet égard aucune situation à part. Les formants utilisés dans les langues créoles pour exprimer les éléments grammaticaux ou morphèmes, à condition de permettre une interprétation génétique, se laissent toujours ramener à des unités d’expression propres à une seule langue initiale. De ce point de vue la création d’une langue créole ne constitue aucune rupture à la tradition. Une langue créole est la continuation immédiate d’une langue donnée, et se laisse identifier diachroniquement avec cette langue. Ainsi le créole des Mascareignes11 est simplement du français passé à un autre stade de développement, puisque tous les formants de cette langue sont d’origine française : l’article indéfini éne, la marque du comparatif plis, la marque du futur va, celle du passé, etc., sont identiques au français un (une), plus, (il) va, (il a) été, etc. C’est donc à bon droit qu’on parle ici d’un créole français. De même, le créole de l’île de Curaçao, dit aussi le papiamento,12 est simplement du portugais modifié, puisque pour tous les formants de cette langue on peut prouver l’origine portugaise : l’article défini e, l’article indéfini un, la marque du passé a, la marque du futur lo, etc., sont identiques au portugais esse, um, haver, logo, etc. Il est vrai que la plupart de ces formants pourraient s’expliquer aussi bien par l’espagnol, dont les unités en question (ese, un, haber) ressemblent de très près aux unités portugaises ; un cas tel que lo fait cependant voir que c’est au portugais qu’il faut avoir recours ; esp. luego est différent. Le papiamento est donc très près de constituer un cas indécis, sans toutefois laisser la solution en suspens.

14Ici encore, ce qui décide n’est ni le système grammatical (système de morphèmes) ni le vocabulaire. C’est l’identité diachronique des formants avec des éléments d’expression du français et du portugais respectivement qui le prouve.

15Il serait donc inexact de qualifier les parlers créoles de langues mixtes. Cette dénomination, utilisée autrefois, était née de deux considérations différentes.

16D’abord cette dénomination semble avoir le mérite de rendre compte des conditions sociales dans lesquelles le parler créole a pris naissance. Il semble tout indiqué a priori que la rencontre de deux peuples et de deux civilisations qui ne se comprennent pas ou qui ne se comprennent qu’insuffisamment, doit aboutir ou bien à la victoire d’une seule des langues, ou bien, si une telle victoire est impossible, à un compromis linguistique, à un mélange comprenant des éléments des diverses langues initiales. Si cette hypothèse paraît vraisemblable en elle-même, elle est corroborée en outre par la thèse générale selon laquelle la langue est surtout et avant tout un fait social.

17Ensuite, l’hypothèse selon laquelle les langues en question sont des langues mixtes, semble se justifier pour le vocabulaire. Puisque d’une façon générale la création de toutes pièces de mots entièrement nouveaux – ce procédé qui a été désigné par le terme allemand de Urschöpfung – est un procédé rare et qui est réduit à agir en des conditions bien limitées, le nouveau moyen de communication entre les peuples sera réduit forcément à puiser ses matériaux dans les langues initiales. C’est en effet ce qu’on trouve dans le cas que nous étudions : le vocabulaire se compose essentiellement de mots empruntés aux langues initiales, plus ou moins défigurés selon les besoins de la langue nouvelle, et avec une prédilection plus ou moins grande pour l’une des langues au détriment des autres.

18Ce n’est pas un pur hasard que l’hypothèse de la langue mixte semble se justifier de ces deux points de vue à la fois : du point de vue de la société et de celui du vocabulaire. Quand on prétend que la langue est un fait social, cette thèse peut signifier deux choses bien différentes : ou bien on prétend simplement que la norme linguistique est une institution sociale comparable à n’importe quel autre fait non-individuel, ou bien on prétend en outre que l’institution sociale qu’est la norme linguistique subit l’influence des autres faits sociaux, et traduit dans sa structure les traits essentiels de la société. Dans la première forme, la thèse doit être acceptée sans scrupule ; la définition de la langue comme une institution sociale constitue un des plus grands exploits de la linguistique moderne inaugurée par Ferdinand de Saussure et par Antoine Meillet. C’est cependant dans la deuxième forme que la thèse est le plus souvent soutenue. Or le vocabulaire constitue justement la partie de la langue où la thèse, dans cette deuxième forme, se vérifie le plus facilement. C’est un fait incontestable que le vocabulaire d’une langue porte l’empreinte des autres institutions sociales, et que d’une façon générale le vocabulaire sert à traduire tous les autres faits sociaux. Par conséquent, si deux peuples se rencontrent et se mélangent, leurs vocabulaires doivent se confondre également.

19On prétend souvent que la thèse selon laquelle la langue traduit les autres faits sociaux est valable pour les autres parties de la langue au même titre que pour le vocabulaire. Le difficile est d’en donner la preuve, et on peut dire, sans contestation possible, que jusqu’ici la preuve n’a pas été administrée. Il paraît au contraire que, pour l’influence de la société et pour celle de langues étrangères, il y a une partie de la langue qui reste réfractaire, et sur laquelle les facteurs extrinsèques n’ont pas de prise. La forme grammaticale intérieure, le système de morphèmes, semble constituer un de ces domaines.13

20Ferdinand de Saussure a distingué avec raison la langue, institution sociale, et la parole, acte individuel. Mais il y aurait lieu de pousser cette distinction plus loin, et de distinguer, à l’intérieur de la langue, entre la norme et l’usage.14 L’usage, qui appartient à la langue en tant qu’institution sociale, est déterminé dans une large mesure par des facteurs extrinsèques : ou bien par des facteurs extra-linguistiques, tels que les autres institutions sociales, ou bien par d’autres langues, d’autres usages linguistiques. Tout ce qui relève du vocabulaire semble y appartenir. La norme, dans le sens restreint que je donne à ce terme, semble constituer un domaine central de la langue sur lequel les influences extrinsèques n’ont pas de prise ; le système des morphèmes appartient à la norme.

21Si cette distinction est juste, il s’ensuit immédiatement que n’importe quelle langue peut être considérée, dans une mesure plus ou moins grande selon les circonstances, comme une langue mixte, en tenant compte uniquement de l’usage. Le mélange de vocabulaires, le changement de l’expression phonique sous l’action d’une autre langue ou d’un substrat, constituent un fait des plus ordinaires. La rencontre de peuples différents dans un seul et même milieu est un fait universel également. Les sociétés et les langues dites créoles ne se distinguent pas par ce trait des sociétés et des langues ordinaires. De toute façon il ne s’agit d’aucune différence de principe. D’autre part, en tenant compte de la norme seulement, nulle langue ne serait une langue mixte.

22Pour les trois domaines de la langue que nous avons considérés : celui des formants, celui du vocabulaire et celui des morphèmes, le créole se comporte comme n’importe quelle autre langue. Les formants ont leur origine dans une seule langue initiale ; le vocabulaire est mixte ; le système de morphèmes constitue par rapport aux langues initiales une innovation.

23À chaque stade d’une évolution linguistique, le système grammatical prend un aspect nouveau. Le français est le latin pourvu d’un nouveau système grammatical ; le créole des Mascareignes est le français pourvu d’un nouveau système grammatical. Puisqu’on sait que le français est une forme prise par le latin, et que le créole des Mascareignes est une forme prise par le français, le système grammatical du français doit être considéré, malgré toute transformation, comme la continuation du système latin, et celui du créole français comme la continuation du système français. Il n’est pas possible de montrer que l’origine du système grammatical serait autre part que dans le système initial. On a souvent voulu maintenir qu’une langue créole serait une grammaire exotique greffée sur un vocabulaire européen. La comparaison détaillée entreprise par M. Lenz entre le créole et les langues des peuples indigènes qui l’ont adopté a cependant fait voir que le système grammatical est loin d’être identique. Il faut conclure que s’il y a des cas où une langue créole possède un système grammatical plus ou moins identique à celui d’une langue exotique réprimée par le créole, la coïncidence des systèmes est due au hasard.

24Le système grammatical des langues créoles n’est donc ni un système mixte ni un système identique à celui d’une langue réprimée par le créole. Le système grammatical d’une langue créole ne saurait être que la continuation du système de la langue initiale dont le créole tire son origine, et doit être expliqué comme une évolution possible de ce système, tout comme par exemple le système grammatical du français, sans être identique à celui du latin et sans permettre une explication par le substrat celtique, doit être une transformation du système latin et doit être expliqué par les dispositions inhérentes à ce système.

25Pour expliquer la forme particulière prise par le système grammatical dans les langues créoles on enseigne d’ordinaire aujourd’hui que leur grammaire est la grammaire réduite au minimum ; le système grammatical des langues créoles serait un système minimum.15

26Pour vérifier cette hypothèse communément adoptée il faudrait cependant d’abord savoir deux choses : il faudrait déterminer théori|quement le minimum absolu du système grammatical, et il faudrait examiner ensuite dans quelle mesure le système réel des langues créoles y répond.

27Pour fixer le minimum absolu du système grammatical il faut connaître ce système et se faire une idée exacte de sa structure et de ses conditions. Pour répondre à ces besoins nous avons établi autre part16 une théorie, à la base de laquelle il semble facile de déterminer le minimum absolu du système grammatical ou minimum absolu de morphèmes fondamentaux : c’est une seule catégorie intense (caté|gorie dont les membres ne peuvent pas caractériser un énoncé complet) et une seule catégorie extense (catégorie dont les membres peuvent caractériser un énoncé complet) ; la catégorie intense qui se présente dans le système minimum est celle des cas, la catégorie extense est celle de l’emphase. Chacune des catégories possède au minimum deux termes. C’est dire que le système minimum serait un système comportant deux cas et deux degrés d’emphase.

28Il est facile à montrer que les langues créoles n’atteignent pas ce minimum. Rappelons qu’il faut comprendre par morphème un élément faisant partie d’un paradigme dont des membres peuvent entrer dans un rapport de direction, par morphème fondamental un morphème faisant partie d’un paradigme dont des membres peuvent être dirigés, et par morphème converti un morphème qui ne fait pas partie d’un tel paradigme. S’il y a lieu un élément qui au point de vue fonctionnel n’est pas un morphème, mais qui au point de vue sémantique peut être assimilé à un morphème ordinaire, peut être appelé converti virtuel. – En utilisant ainsi le critérium de direction, indiquons brièvement que les deux langues créoles, celle des Mascareignes et celle de l’île de Curaçao, que nous citons ici à titre d’exemples, possèdent un effectif de morphèmes fondamentaux qui dépasse assez considérablement le minimum absolu prévu.

29Le créole français des Mascareignes dispose de plusieurs cas, dont la plupart sont exprimés par l’ordre des mots : le sujet se place toujours avant le verbe, le complément invariablement après. Cette distinction est exprimée dans le pronom d’une façon différente : on distingue, dans le pronom personnel de la première personne du singulier, un cas subjectif mo et un cas translatif moi. Par l’ordre des mots on distingue encore le datif du translatif non-datif (mo fine done Zanne éne robe « j’ai donné une robe à Jeanne »). Le génitif aussi est exprimé par l’agencement des mots : lacase mo papa « (une ou la) maison de mon père ». Donc le nombre de cas dépasse considérablement l’effectif minimum de deux, et le caractère fondamental de ces cas est assuré par les faits de direction qui sont en tous points analogues à ceux qui s’observent dans une langue européenne moderne telle que l’anglais.

30Sans parler de l’emphase, une de ces catégories qui sont si souvent, bien qu’à tort, négligées par la grammaire traditionnelle, et pour l’étude de laquelle les matériaux dont nous disposons pour le créole ne suffisent pas, on peut constater que le créole des Mascarei|gnes dispose de plusieurs autres catégories morphématiques bien développées.

31La langue dispose d’un degré comparatif identique à celui du français : plis, comparatif de boucoup, est dirigé par qui : plis grand qui moi « plus grand que moi ».

32L’article indéfini éne se comporte en principe comme l’article indéfini du français et est par conséquent un morphème fondamental. Mais la langue ignore l’article défini ; l’article défini du français fait souvent partie intégrale du mot même, sans flexion possible, et on dit par exemple énp lacase « une maison », éne zaffère « une affaire », éne léroi « un roi ». C’est dire que la langue ne possède que deux articles : l’article indéfini et l’article zéro.

33La forme du nom français adoptée par le créole est tantôt le singulier tantôt le pluriel, comme c’est dans l’adjectif, tantôt la forme du féminin, tantôt celle du masculin. Mais ce n’est pas dire que le système créole ignore la catégorie du nombre. Les nombres sont distingués indirectement par l’article, puisque ce n’est que le singulier qui fait la distinction entre les deux articles : éne dizéf « un œuf » sing. ind., dizéf « (un) œuf, l’œuf » sing. à l’article zéro, dizéf « les œufs, (des) œufs » pluriel sans distinction des articles. En outre les deux nombres sont distingués dans les pronoms personnels qui jouent aussi le rôle de possessifs dirigés par le sujet (on distingue ainsi to « tu, toi ; ton, ta, tes » et zaute [< les autres] « vous ; votre, vos »).

34Les trois personnes grammaticales sont distinguées aussi dans ces quasi-possessifs dirigés par le sujet.

35La langue connaît la distinction de deux diathèses, puisque les verbes en distinguent en mauricien un passif-intransitif en et un transitif en -e, dirigé par le complément : to manzé « tu manges », to manze pôsson « tu manges du (ou le, des, les) poisson(s) ».

36Contrairement à ce qu’on a supposé,17 il n’y a pas de morphèmes fondamentaux pour l’aspect et le temps. Notre critérium de direction permet de conclure que le système nuancé de temps verbaux trouvé dans le créole des Mascareignes consiste de convertis virtuels (c’est-à-dire de « mots », pour utiliser une terminologie de vulgarisation) : la langue ignore les conjonctions de subordination, et les divers temps du verbe ne sont jamais dirigés mais s’emploient librement par rapport aux phrases connexes.

37En papiamento, la situation est en principe la même. Il y a plusieurs cas, distingués par l’ordre des mots. Il y a un comparatif analogue à celui des langues romanes de l’Europe, formé à l’aide de mas (mas bon ou mas mehor « meilleur »). Le papiamento connaît trois articles comme le français et d’autres langues européennes, et présente les mêmes faits de direction. Les deux nombres sont distingués par les articles et par les pronoms dits possessifs. Comme dans le créole des Mascareignes, les catégories extenses sont moins bien développées que les catégories intenses.

38Il faut donc abandonner l’hypothèse selon laquelle la grammaire créole serait la grammaire minimum. Pour rendre compte de la situation grammaticale du créole, et des concordances frappantes qui s’observent dans la forme intérieure en passant d’une langue créole à une autre,18 p. ex. du créole français des Mascareignes au créole portugais de l’île de Curaçao, il faut chercher une explication différente.

39Or il est significatif que dans les langues créoles l’expression des morphèmes est à l’optimum : ces langues ne distinguent ni les décli|naisons ni les conjugaisons ; à chaque morphème correspond un seul formant ; dans la chaîne parlée, chaque morphème a son formant à lui ; il n’y a pas fusion de plusieurs morphèmes dans un seul et même formant. On est en présence d’une « univocité » absolue, pour utiliser un terme forgé par Couturat. Et il semble tout indiqué a priori que cette situation simple et nette doit être considérée comme l’optimum.

40La théorie des morphèmes ne permet pas d’en déduire un optimum purement théorique. Il faut supposer que toute langue tend en principe vers l’optimum absolu, mais puisque les langues changent de système à toute occasion, et qu’on n’observe que rarement un système grammatical vraiment stable, il faut conclure que l’optimum absolu est difficile à atteindre. C’est que le mouvement naturel du système grammatical est tenu presque constamment en échec par la tendance conservatrice de la masse parlante, obéissant forcement aux besoins de se faire comprendre, et que les intervalles entre les états fixes sont trop brefs, et les événements trop violents est trop brusques, pour que la langue ait le loisir nécessaire pour retrouver sa stabilité complète et définitive. En outre l’évolution linguistique est réactive ; une fois abandonné le système latin, le système français qui en descend n’est pas encore le système optimum, mais un système contraire au système abandonné et né d’une réaction brusque qui conduit à l’extrême opposé.

41Il est cependant très probable a priori que les conditions particulières dans lesquelles une langue créole prend naissance, sont assez favorables pour permettre à la langue d’atteindre l’optimum, ou du moins de s’en approcher d’une façon décisive. Du point de vue du système, le créole semble constituer une rupture brusque et complète à la tradition. Le système grammatical d’une langue créole est constitué en faisant table rase des systèmes de toutes les langues initiales. Selon Baissac, la population de l’île Maurice comprend des Anglais, des Français, des Indiens de toutes les provinces de la péninsule, des Africains de toute la côte orientale du continent, des Chinois, des Arabes, des Malais et des Persans. Le créole est « né, du jour au lendemain, de la nécessité impérieuse qui s’imposait » à toutes ces populations d’origine très diverse « de se créer, au plus tôt et coûte que coûte, un instrument d’échange quel qu’il fût ». Pour répondre à ces besoins, il fallait un compromis linguistique, et ce compromis ne saurait être que la création de toutes pièces d’un système grammatical nouveau, d’un système vierge et sans tradition, et par conséquent du système optimum.

42De notre examen sommaire des langues créoles se dégagent déjà quelques conclusions provisoires qu’il y aura lieu de reprendre plus tard d’un point de vue plus absolu.

43Par rapport à la parenté génétique, chaque langue créole reçoit sa propre définition nettement univoque. Entre les langues créoles les plus éloignées l’une de l’autre et les plus différentes au point de vue génétique, il y a une parenté élémentaire par le fait que le système de leur norme est à l’optimum, ou tout au moins oscille autour de l’optimum et sans s’en éloigner d’une façon appréciable. Entre une langue créole et les langues réprimées par elle il y a enfin une certaine parenté secondaire, qui donne la justification relative de caractériser le créole comme une « langue mixte », mais qui ne relève pas de la norme, mais uniquement de l’usage, et surtout du vocabulaire et du phonétisme.

    Notes

  • 1 [Texte original en français publié dans Revue des études indo-européennes, 2 (1938) : 271-286].
  • 2 Surtout Magyar Nyelvör, 41, p. 3-13; Revue internationale des études basques, 7, pp. 289-340; Nordisk Tidsskrift for Filologi, 4e série, 6, pp. 145-151; Hugo Schuchardt-Brevier2 (Halle 1928), p. 189 sv., 204 sv.
  • 3 Vorlesungen über Syntax I2 (Bâle 1926), p. 5 sv. – Pour la valeur générale de cette notion voir aussi nos Principes de grammaire générale (Det Kgl. Danske Videnskabernes Selskab, Hist.-filol. Meddelelser XVI, 1, Copenhague 1928), p. 253 sv.
  • 4 К характеристике евразийскового языкотосоюза (Евразийские издания 35), Paris 1931; Travaux du Cercle lingusitique de Prague, 4, p. 234; Actes du IVe Congrès international de linguistes (Copenhague 1938), p. 48 sv. Voir aussi P. N. Savickij dans Travaux du Cercle linguistique de Prague, 1, p. 145 sv., N. S. Trubetzkoy, ibid, 4, p. 228 sv. Cf. aussi nos Principes de grammaire générale, p. 83 sv. (avec indications bibliographiques). – Récemment nous avons eu l’occasion de discuter brièvement les trois sortes de parenté dans notre Indledning til sprogvidenskaben (Copenhague 1937), p. 19 sv.
  • 5 A. Meillet, Linguistique historique et linguistique générale I (Paris 1921), pp. 76-109.
  • 6 A. Meillet, Linguistique historique et lingusitique générale II (Paris 1936), p. 48; H. Schuchardt, Der Individualismus in der Sprachforschung (Sitzungsberichte der Akademie der Wissenschaften, Phil.-hist. Klasse 204, 2, Vienne 1925), p. 21; A. Meillet, B.S.L. 27, p. 13.
  • 7 Linguistique historique et linguistique générale II, p. 52.
  • 8 La substance de notre première étude a fait l’objet d’une communication présentée au Congrès international des sciences anthropologiques et ethnologiques, Deuxième session, Copenhague 1938, sous le titre de Caractères grammaticaux des langues créoles.
  • 9 La catégorie des cas I (Acta Jutlandica VII, 1, Aarhus 1935), p. xij.
  • 10 Cours de linguistique générale2 (Paris 1922), p. 249 sv.
  • 11 Nous suivons pour cette langue la notation de C. Baissac, Etude sur le patois créole mauricien, Nancy 1880. Nous renvoyons d’ailleurs à L. Gôbl-Gáldi, Esquisse de la structure grammaticale des patois français-créoles, dans Zeitschrift für französische Sprache und Literatur, 58, p. 257 sv. (avec indications bibliographiques, p. 293 sv.).
  • 12 Voir R. Lenz, El papiamento, Santiago de Chile 1928 (= Anales de la Universidad de Chile, 2e sér., an. IV-V). Pour cette langue, qui possède on le sait une littérature, nous suivons l’orthographe ordinaire.
  • 13 Cf. l’auteur, Principes de grammaire générale, p. 278 sv.
  • 14 Cf. l’auteur, La catégorie des cas I, p. 88.
  • 15 Voir surtout R. Lenz, El papiamento, p. 31 sv., p. 321 sv.; O. Jespersen, Language (London 1922), p. 216 sv.
  • 16 Actes di IVe Congrès international de linguistes (Copenhague 1938), p. 140 sv.
  • 17 « the language has really succeeded in building up a very fine and rich verbal system » (Jespersen, Language, p. 227).
  • 18 Cf. H. Schuchardt dans Zeitschrift für romanische Philologie, 33, p. 443.

Publication details

Published in:

Hjelmslev Louis (2022) Essais et communications sur le langage, ed. Cigana Lorenzo. Genève-Lausanne, sdvig press.

Pages: 262-277

Full citation:

Hjelmslev Louis (2022) „Études sur la notion de parenté linguistique: Première étude: relations de parenté des langues créoles“, In: L. Hjelmslev, Essais et communications sur le langage, Genève-Lausanne, sdvig press, 262–277.