Series | Book | Chapter

258068

Rôle structural de l'ordre des mots

Louis Hjelmslev

pp. 378-382

Lines

11 Psychologues, philosophes et linguistes s’accordent pour recon|naître l’importance du signe. L’importance du signe est devenue plus grande encore après la découverte, établie par F. de Saussure et approfondie par la linguistique théorique de nos jours, du caractère purement formel (et par conséquent arbitraire, conventionnel) et bilatéral du signe linguistique. Le signe n’est pas un simple signifiant ; il est signifié et signifiant à la fois ; il est constitué par une solidarité entre une forme du contenu et une forme de l’expression. Le signe est donc une forme à deux faces, contractant un rapport conventionnel avec la substance de l’expression (substance phonique ou gra|phique) et avec la substance du contenu. Le rapport entre la forme du contenu et la substance qu’elle est destinée à organiser peut s’appeler désignation ; la substance du contenu est le designatum ; considéré au point de vue physique, c’est le monde des choses ; considéré au point de vue psychique, c’est la pensée.

2La pensée s’organise donc en s’appuyant sur le signe. Impossible dès lors d’établir une théorie de la pensée sans avoir recours au signe.

3Or, puisque le signe fournit la forme à la pensée même, la pensée se subordonne non seulement au système des signes, mais aussi à leur agencement dans la chaîne. L’ordre des signes est l’ordre de la pensée. Le cheminement de la pensée – sujet auquel Émile Meyer|son a, on le sait, consacré un ouvrage impressionnant – ne saurait être étudié – et le maître que nous venons de mentionner l’a bien reconnu lui-même – sans étudier en même temps le cheminement des signes.

4Les signes sont de diverses étendues. Un texte quelconque, une œuvre d’art littéraire par exemple, en est un ; chaque chapitre, chaque paragraphe en est un ; la phrase, le mot, les parties du mot (sémantèmes et morphèmes) également. Diversité d’étendue veut dire diversité de degrés : il y a des signes de divers degrés. L’analyse linguistique doit passer successivement par ces divers degrés pour rendre compte de la forme du contenu.

5À chacun de ces stades, l’ordre doit appeler l’attention de l’analyse. La tradition veut que le problème de l’ordre incombe pour les signes de plus grande étendue à la théorie de la pensée : à la logique, à la psychologie, à la théorie littéraire, tandis que la linguistique proprement dite s’occupe des signes de moindre étendue : la phrase, le mot et ses parties. La raison est que l’agencement des unités plus larges est considéré comme universel, non conventionnel dans le sens linguistique du mot, et indépendant de la diversité des langues. Ce n’est cependant pas dire que les lois dirigeant les unités plus larges soient indépendantes de la langue. S’il y a uniformité universelle pour les unités plus larges (ce qui cependant ne va pas sans exceptions), c’est qu’il y a uniformité linguistique.

6Toutefois, ce qui dans cet ordre d’idées intéresse au premier chef le linguiste, et ce qui l’a intéressé depuis le moment où, en 1844, Henri Weil a fondé la théorie de l’ordre des mots (théorie qui a été approfondie surtout, on le sait, en 1879 par Abel Bergaigne), c’est l’agencement des signes libres minimaux ou mots. L’agencement des parties du mot est moins intéressant, parce que complètement conventionnel : la place d’un affixe par rapport à la racine, ou la place des affixes entre eux, est (quelques rares exceptions mises à part) pour chaque langue soumise à un régime absolument fixe. En montant des signes minimaux aux signes plus en plus larges, le mot constitue le premier signe relativement « libre », c’est-à-dire permettant plusieurs positions, ou permutable. C’est pourquoi on attache un intérêt particulier, dans l’étude de l’ordre des signes, à l’étude de l’ordre des mots. Remarquons en passant que, depuis Weil, les lin|guistes n’ont jamais fermé les yeux sur le fait que l’étude de l’ordre de mots, et même des groupes de divers degrés, en constitue des stades nécessaires. La terminologie traditionnelle, bien que compré|hensible, entraîne donc quelques inconvénients ; c’est pourquoi, pour éviter les malentendus, on parle quelquefois, au lieu de l’ordre des mots, de l’ordre des « termes » ou des « éléments » de la phrase.

7Ce qui intéresse surtout dans l’exposé classique d’Henri Weil, c’est son attitude par rapport à la désignation. Weil a bien vu que, dès qu’il s’agit de ces signes qu’on a l’habitude d’appeler mots (c’est-à-dire des signes permutables à l’intérieur d’une même phrase ou d’un même groupe de mots), on est à cheval à la fois sur l’arbitraire et le motivé. Weil nous dit qu’il adopte entièrement le principe que l’ordre des mots doit reproduire l’ordre des idées ; il soutient en même temps que la marche syntaxique n’est pas la marche des idées. Cet apparent paradoxe est bien justifié. Le rapport entre forme et substance est, ici comme partout, à la fois un rapport arbitraire et un rapport d’affinité. On n’échappe guère à l’hypothèse qui consiste à croire que, même dans les langues dans lesquelles l’ordre des mots est le plus régularisé, cet ordre est né d’une possibilité admissible pour la pensée, et que cet ordre, pour différent qu’il soit en passant d’une langue à l’autre, répond dans une certaine mesure au besoin de la pensée ; supposer un conflit de principe entre les exigences de la pensée et celles de la langue serait absurde. Donc affinité. D’autre part, dans les langues où l’ordre des mots ne jouit que d’une liberté restreinte, la rigidité du schéma imposé par la langue pourra dans certains cas entraver le libre épanouissement de la pensée et servir à dissimuler des nuances parfois essentielles. De toute évidente qui dit règle dit obstacle ; pour que la langue se plie à toutes les exigences de la pensée il faudrait que l’ordre des mots soit complètement libre ; dans une langue où tel n’est pas le cas, supposer un accord complet entre le cheminement de la pensé et le déroulement de la chaîne des signes serait une autre absurdité, non moins grande que celle qui consiste à supposer partout un conflit. Donc, malgré l’affinité, rap|port arbitraire, convention, liberté entravée. Accord de principe, désaccord contingent. Ceci n’a rien d’insolite, mais vaut en principe pour n’importe quelle désignation.

8L’évaluation d’une langue est toujours en fonction du but qu’elle doit servir : il n’y a pas d’évaluation absolue. Si l’on veut qu’une langue se mette au service de toutes les nuances subtiles d’une pensée affinée, et que la parole reflète fidèlement le cheminement de la pensée de celui qui parle, ou – ce qui est souvent plus important – qu’elle soit apte à évoquer chez l’interlocuteur un ordre donné des idées, les langues « libres » sont évidemment considérablement supérieures à celles qui imposent un ordre plus ou moins fixe. Le latin constitue le modèle. Marouzeau a fait voir, par ses recherches suggestives, que, si l’ordre des mots en latin est libre, il n’est pas indifférent. C’est pourquoi le latin, malgré sa morphologie rigide et ferme (et, dans un certain sens, grâce à elle, puisque c’est elle qui permet l’ordre libre), fournit à la pensée un instrument délicat d’une infinie souplesse, extrêmement difficile à manier il est vrai, mais d’une richesse inégalée. Les langues qui imposent un ordre plus ou moins fixe, les langues qui posent des règles, sont à la fois moins difficiles et moins riches – car ces deux qualités sont complémen|taires ; une telle langue présente, par comparaison avec les langues « libres » des facilités et des inconvénients ; elle se prête plus à la routine et moins à l’inspiration. Pour servir à des buts suprêmes, il faut s’affranchir des exigences du schéma et se réfugier dans un style qui admette les libertés : licences poétiques, tournures imprévues, créa|tions spontanées. C’est pourquoi, même dans les langues les plus figées, le régime de l’ordre fixe est limité à certains styles : le style neutre de la prose quotidienne, le style du mètre – rigide lui aussi, mais imposant des règles toutes différentes de celles du style neutre – ou bien des styles plus immédiatement créateurs, laissant des marges à l’improvisation.

9C’est pourquoi l’ordre des mots occupe dans le système grammatical une place à part. Le grammairien pourra rendre compte de l’ordre des mots en l’interprétant comme une simple permutation selon le modèle : une histoire ! vraie | un rude ! ouvrier. Il pourra aussi, ce qui est plus commode et plus en conformité avec les formules ordinaires de la linguistique, transformer la permutation en une commutation, pour faire ressortir que le changement d’ordre entraîne un changement du contenu : une histoire vraie ; une vraie histoire | un ouvrier rude ; un rude ouvrier. Mais il convient de rappeler toujours deux choses : à savoir, que la permutation s’accomplit dans les deux plans à la fois, donc dans le contenu aussi bien que dans l’expression, et que la permutation, et la commutation qui s’en déduit, sont constamment en fonction de facteurs stylistiques, ex|trinsèques à la structure linguistique interne dans le sens restreint. Dans le fait, apparemment dénotatif, de l’ordre des mots entrent constamment les faits de la connotation.

10Le rôle structural de l’ordre des mots est indéniable. Pour lui donner la place exacte qui lui revient, il faudrait pousser plus avant nos connaissances du système des connotations. Il n’y aura pas de linguistique fondée sans une stylistique organisée. Ce domaine constitue donc un champ d’études où psychologues, hommes de lettres et linguistes doivent collaborer ; aujourd’hui encore, ce champ est à peine défriché.

    Notes

  • 1 [Texte original en français publié dans Journal de psychologie normale et pathologique, 43 (1950) : 54-58].

Publication details

Published in:

Hjelmslev Louis (2022) Essais et communications sur le langage, ed. Cigana Lorenzo. Genève-Lausanne, sdvig press.

Pages: 378-382

Full citation:

Hjelmslev Louis (2022) „Rôle structural de l'ordre des mots“, In: L. Hjelmslev, Essais et communications sur le langage, Genève-Lausanne, sdvig press, 378–382.