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Les races humaines et les langues

Louis Hjelmslev

pp. 383-405

Lines

11 Dans le passé, en Cornouailles – la pointe de la longue pénin|sule qui s’étend au sud-ouest de l’Angleterre – on parlait une langue particulière : le cornique, appartenant à la famille des langues celtiques. Cette langue a disparu, supplantée par l’anglais ; mais l’histoire nous conte que la dernière personne à la parler était une vieille dame du village de Mousehole, Dolly Pentreath, morte le 26 décembre 1777 à l’âge de 102 ans. On connait donc la date de mort du cornique avec une précision étonnante, et le portrait de cette femme distinguée, qui dans sa solitude obstinée avait préservé pendant si longtemps le cornique de l’oubli, a été immortalisé dans les manuels.

2De même on sait, ou plutôt on dit, que la langue dalmate, qui a été parlée sur la côté ouest de l’actuelle Yougoslavie, fut noyée et disparu le 10 juin 1898, lorsqu’un certain Antonio Udina, le dernier locuteur du dalmate, mourut de cette manière.

3Ce genre d’histoires peut tout au plus nous donner quelques renseignements sur les circonstances temporelles de la mort d’une langue, mais sont susceptibles d’évoquer des conceptions tout à fait erronées à propos la vie et de la nature des langues elles-mêmes. Une langue parlée – et nous allons traiter ici exclusivement de langues parlées – n’est jamais limitée à un seul individu. Elle n’est nullement un phénomène individuel, mais plutôt un phénomène social. Pour qu’on puisse affirmer que la langue continue à vivre il faut qu’il y ait au moins deux individus qui la parlent. La langue n’est pas vivante si elle ne peut plus être utilisée dans une communauté en tant que moyen de communication. De plus, dans les circonstances qui nous concernent, il nous est impossible de vérifier si Dolly parlait encore le cornique, et dans quelle mesure ; et cela vaut aussi pour Antonio Udina et son dalmate. Il n’y a personne qui pouvait comprendre ce qu’ils disaient dans leur propre langue en se parlant à eux-mêmes – ou en tout cas il n’y a personne qui pouvait comprendre ce qu’ils se disaient lorsqu’ils parlaient ces langues parfaitement. Et dire qu’ils parlaient ces langues, c’est évidemment dire qu’ils appartenaient à une communauté qui les parlait.

4Une langue est un moyen de communication, et dès que ce moyen est considéré comme « vivant » (c’est-à-dire qu’il est effectivement utilisé), il est relié non pas à un seul individu, mais à une communauté entière. Selon toute probabilité, un linguiste, ou au moins un théoricien de la langue, sera plutôt intéressé par des langues qui ne sont plus utilisées : pour lui, ce qui constitue une langue n’est pas le fait qu'elle soit nécessairement un moyen de communication effectivement utilisé, mais plutôt qu’elle soit un moyen de communication possible. Un théoricien de la langue peut construire une langue pour le plaisir, mais même dans ce cas il l’aura justement construite en tant que moyen de communication possible. Il y a aussi ce que l’on appelle une langue morte : elle est également un moyen de communication possible. En effet, la possibilité d’utiliser cette langue en tant que moyen de communication a peut-être été exploitée dans le passé, et elle est toujours susceptible de l’être encore, à condition que la tradition linguistique soit préservée et que les justes conditions externes se réalisent. Une langue morte peut toujours être ressuscitée : elle n’est donc jamais vraiment morte. Laissons toutefois de côté la possibilité que deux spécialistes du cornique arrivent un jour à se parler en cornique. D’ailleurs, récemment, on trouve un excellent exemple de revitalisation d’une langue dite morte : l’hébreu classique. Apparemment, cette langue avait disparu en tant que langue parlée depuis la période qui a suivi les conquêtes d’Alexandre le Grand au IV e siècle av. J.-C., mais à vrai dire elle a été exploitée sans interruption par les rabbins en tant que langue de culture. Or, cette langue est maintenant adoptée, sous une forme légèrement modernisée, en tant que langue véhiculaire en Israël. Le latin pourrait être également considéré comme une langue « morte », bien que, à bien y regarder, il ne l’est pas, puisque les langues romanes modernes (français, espagnol, italien, etc.) ne sont en fait que des continuations ininterrompues de l’ancien latin vulgaire. Quand on dit que le latin est une langue morte, on veut dire que l’ancien latin classique a cessé d’être une langue parlée. Cependant, il a constitué longtemps la langue scientifique internationale effectivement parlée dans toutes les universités européennes ; et il est encore un moyen de communication entre les prélats de l’Église catholique : le Vatican dispose en effet d’une commission formée spécifiquement pour trouver les désignations latines appro|priées pour tous les nouveaux concepts qui se présentent, y compris les plus récents. On voit donc que le latin reste encore un moyen de communication à plein titre dans notre société moderne, il est ainsi à la disposition de quiconque souhaite l’utiliser.

5Quand on dit qu’une langue est morte, le plus souvent c’est à toute autre chose que l’on pense – une chose face à laquelle nous devons prendre ici une position critique – à savoir que la langue en question fut la langue maternelle de quelqu’un, qui par conséquent a développé un attachement affectif primaire avec cette langue. Ce n’est que dans ce dernier cas que la langue sera vraiment vivante, c’est-à-dire reconnue comme vivante par ceux qui ont développé ce lien particulier avec celle-ci. On peut supposer (bien qu’à ma connaissance cela ne soit nullement évident ni attesté de manière assurée) que Dolly Pentreath a développé ce lien affectif particulier avec le cornique, et qu’il en a été de même avec Antonio Udina et le dalmate. Et comme ils ont été les derniers à avoir développé ce lien, en fin de compte on peut bien affirmer que la langue n’est pas simplement morte avec eux, mais surtout qu’elle n’est morte qu’une fois qu’ils sont morts. Elle vivait dans leurs cœurs, pour ainsi dire.

6Il est clair que nous nous approchons ici d’un aspect fondamental du problème du rapport entre langue et race, surtout parce que le terme vague et polysémique de race, au moins dans une langue comme l’anglais ou l’allemand, et en particulier pendant le nazisme, peut être utilisé dans le sens de « ethnie » ou de « peuple ». Le lien affectif de l’ethnie à la langue maternelle constitue indéniablement un aspect du sujet dont nous traitons.

7Ce lien affectif entre ethnie et langue maternelle est une réalité à la fois psychologique, sociale et politique qui revêt une importance toute particulière dans les cas où les individus le ressentent (ou sont amenés à le ressentir) d’une façon consciente.

8J’ai insisté à dessein sur le terme affectif, car c’est précisément bien de cela dont il s’agit. L’importance d’un tel phénomène n’est pas du tout minimisée : au contraire, c’est ainsi qu’on pourra mieux le définir et le cadrer plus correctement. Il reste un phénomène de nature psychologique qui est réel en tant que tel, tout en n’étant rien d’autre que ça : un phénomène réel de nature exclusivement psycho|logique.

9Mon intention est de considérer ce phénomène psychologique réel surtout sous son aspect négatif. Cependant, comme d’un côté je ne voudrais pas être mal compris, et que de l’autre c’est précisément à un phénomène psychologique qu’on a ici affaire, il faut que je vous avoue tout d’abord que je sens moi-même, personnellement, un fort lien affectif envers ma langue maternelle, comme aussi envers la communauté et le peuple auxquels elle est liée. Mais, en tant que scientifiques, il faut nous forcer à ne pas nous borner à ces considé|rations, mais à en explorer toutes les implications. C’est une étude scientifique qu’il faut conduire ici. En d’autres termes, il faut que nous regardions tel lien non seulement de l’intérieur, en tant que valeur affective, aussi grande soit-elle pour nous-mêmes, mais aussi de l’extérieur, en tant que factum de nature émotive susceptible d’être considéré à la fois comme une grande ressource et comme un grand danger – au moins là où il est exploité politiquement, par une propagande qui en déforme le fondement scientifique en prétendant qu’il n’est pas simplement émotionnel, mais qu’il s’appuie sur des rapports plus profonds de nature innée. Il faut aussi spécifier que ce factum affectif peut se présenter à des degrés divers, qu’il peut être complètement absent, ou même se répartir sur plusieurs langues à la fois. En d’autres termes, ce factum affectif n’est pas universel, même s’il faut néanmoins qu’il soit nécessaire.

10Ce dernier aspect dépend de la constitution sociale de la com|munauté en question, de sa délimitation plus ou moins nette vis-à-vis d’autres communautés, des conditions historiques, du rapport entre sa langue et celles d’autres communautés étrangères, et possiblement d’autres facteurs toujours de nature sociale ; la langue étant un phénomène social, ce lien affectif l’est donc aussi, quoique parfois de manière assez variable dans des communautés différentes et à des moments différents.

11Quiconque a une connaissance exclusive (ou presque) du danois ou d’une langue similaire, ne dispose pas d’une base suffisante pour juger de l’ampleur générale du problème. La communauté linguistique danoise se caractérise par une grande et heureuse uniformité. Au-delà des différences dialectales et des différences sociales tout à fait négligeables et avec des exceptions quantitativement très limitées à proximité de la limite méridionale, à l’intérieur des frontières de cette communauté on ne parle qu’une seule langue, qui est donc un moyen d’expression évident et naturel pour la société dans son ensemble. (Et pourtant, à l’intérieur de cette communauté nous rencontrons ceux qu’on appelle les « Hjemmetyske » du Schleswig du nord, à savoir ces locuteurs danois qui se sentent allemands – ce qui montre que la situation peut être plus complexe). On trouve une uniformité semblable dans plusieurs communautés linguistiques d’Europe du nord, de l’ouest et en partie du sud, bien qu’avec des exceptions différentes.

12Pour ceux qui appartiennent à ces communautés linguistiques, ledit lien affectif entre la langue, le lignage ou le peuple, qu’il soit ou non conscient chez chaque individu, doit apparaître comme naturel et évident : l’individu serait porté à le considérer comme une donnée naturelle partagée par tous les hommes. Il s’agit d’un lien qui ne relève pas de conditions historiques et sociales spécifiques et qui, du point de vue du genre humain, n’est pas arbitraire, mais plutôt inscrit dans la nature humaine. Voici donc la première erreur : nous sommes portés à généraliser à d’autres ce que nous retrouvons chez nous-mêmes. Mais ce lien affectif entre langue, ethnie et peuple, et possiblement aussi nation, nationalité, état et finalement l’ainsi dite « race » – termes par lesquels on peut identifier ces groupes humains (ou tout au plus par lesquels ils sont supposément représentés) – n’est pas un facteur nécessaire ni constitutif de la nature humaine. Des circonstances différentes ou des conditions différentes peuvent déterminer des attitudes complètement différentes chez les individus comme chez les groupes humains. Laissez-moi mentionner quelques exemples issus de ma propre expérience et choisis spécifiquement pour illustrer différentes formes de liens de ce type.

13À l’occasion d’une rencontre à Helsinki à laquelle j’étais présent, une collègue finnoise nous contait une expérience qu’elle avait eue et qu’elle-même, comme bien sûr le reste des personnes présentes, trouvaient à la fois comique et choquante. Un Américain, en visite en Finlande, avait entendu parler des particularités de la langue finnoise, qui est différente des autres langues généralement connues dans le monde civilisé par le fait qu’elle présente une grammaire très complexe avec, entre autres, plus de 20 cas et une prononciation qu’un anglophone ne pourrait acquérir qu’avec le plus grand effort. L’Américain était étonné qu’une petite population de 4 millions de personnes ait conservé une langue si peu pratique et qui l’avait isolée du reste du monde. Il proposait de se débarrasser de cette langue par une mesure extrêmement drastique : il aurait suffi de réunir un nombre adéquat d’enseignants d’anglais – ce qui n’aurait dû poser aucun problème particulier, comme la population n’était pas si grande –, et de n’enseigner que l’anglais à tous les enfants, en cessant en même temps d’enseigner le finnois. Une mesure simple comme bonjour, et au bout d’une génération on se serait débarrassé de ce « petit souci pratique ». L’esprit américain, juste un rien unilatéral et pragmatique, n’arrivait pas à comprendre pourquoi une telle mesure n’était pas du tout faisable.

14Je suis convaincu que si l’Américain avait avancé la même proposition au Danemark, il aurait rencontré les mêmes réactions qu’en Finlande. Or, le destin a voulu que quelques années plus tard, ici à Copenhague, je fis moi-même face à une conception tout à fait similaire. Nous avons invité un brillant scientifique américain2, qui, à l’occasion d’une rencontre chez un des mes collègues, nous présen|tait non pas une proposition – comme dans le cas de l’Américain en Finlande – mais plutôt une question. À titre de pure expérience mentale, il était intéressé de savoir comment nous, ici en Europe et notamment au Danemark, aurions réagi à l’idée d’abolir les différentes langues nationales et d’y substituer l’anglais. Comme il soupçonnait par lui-même que, pour une quelconque raison de lui inconnue, nous nous serions opposés à cette idée, il nous demanda de lui en expliquer la raison. Or, le collègue américain en question est une personne instruite et cultivée : il n’est pas seulement un scientifique distingué, mais aussi un homme ouvert et très compréhensif. En outre – et dans ce contexte il est peut-être intéressant de le mentionner – il est fortement croyant, avec une profonde vie émotive personnelle et une compréhension des engagements de nature spirituelle. L’explication qu’il reçut fut évidemment que nous n’aurions pu penser à abandonner le danois, qui était une partie indispensable de notre identité – aussi difficile qu’il soit de définir cela scientifiquement, la nature de ce phénomène relevant plutôt du sentiment. Cette réponse semblait le surprendre et l’intéresser tellement que l’année suivante, à l’occasion de ma visite dans son institut en Amérique, il avait rassemblé tous ses étudiants, c’est-à-dire quelques centaines, et il me demanda de répéter la réponse que nous lui avions donnée à Copenhague, puisqu’elle risquait de les étonner et de les intéresser dans la même mesure.

15Je dois bien avouer que cet épisode m’a intéressé au moins au même degré que mon collègue américain : en effet il fut très instructif aussi bien pour moi que pour lui. Je voudrais en retenir ici deux aspects remarquables.

16Premièrement, il faut dire que son grand institut était une école linguistique pour missionnaires visant l’évangélisation des Indiens américains des États-Unis et du Mexique qui n’avaient pas une connaissance suffisante de l’espagnol et de l’anglais. Grâce à cet institut, ils pouvaient arriver à prêcher dans leur langue. Dans un premier temps, les missionnaires devaient apprendre cette langue et l’analyser scientifiquement pour pouvoir en établir une orthographe et, après, enseigner aux Indiens à lire et écrire dans leur propre langue. Les missionnaires développaient donc une connaissance assez profonde de ces communautés avec lesquelles ils passaient beaucoup de temps en rendant en même temps un grand service médical et culturel. Cela me semble très instructif. En effet, comme on le voit, ces missionnaires arrivaient à connaître les Indiens d’une façon presque intime ; mais aucun d’entre eux n’avait jamais rencontré dans ces communautés ce lien entre langue, ethnie et tribu ou peuple, qu’on retrouve si fréquemment en Europe. Et cela en dépit du fait que la plupart de ces Indiens ne connaissaient suffisamment aucune autre langue. Il faut bien sûr faire attention à la manière dont nous interprétons ces faits, et la raison réside dans le second aspect que je voudrais évoquer : l’attitude d’un Américain des États-Unis envers sa propre langue, l’anglais, qui, dans la plupart des cas (sinon dans tous), est sa langue maternelle depuis plusieurs générations. Sur la base d’autres expériences que j’ai faites en Amérique, j’ai l’im|pression – et je n’ose parler de rien d’absolu – que cette attitude est tout à fait différente de ce à quoi nous sommes habitués à partir de nos suppositions. Il s’agit avant tout d’une attitude pratique. Pour un Américain, la langue est un moyen d’échange, de communication, et donc aussi un moyen d’expression des sentiments, comme l’excellente poésie américaine en témoigne. Et dans des circonstances normales, elle est aussi le seul moyen qu’un Américain songe à utiliser. Assez souvent c’est la seule langue qu’il connaît, la seule langue au monde qu’il se sente en quelque sorte porté à connaître. L’anglais est une langue de niveau mondial, un moyen de communication international qui réunit les nations les plus diverses, à la fois à l’intérieur des États-Unis et en dehors, notamment au Canada limitrophe. Il n’est donc pas principalement une langue nationale – ce qui n’est à proprement parler vrai que pour une nation complète|ment différente et étrangère : le Royaume-Uni. Or l’Américain ne songerait pas à associer une quelconque caractéristique raciale à sa propre langue. Quoi que vous entendiez par « race », aux États-Unis, vous pourrez en trouver plusieurs : Africains, Indiens, Chinois, Japo|nais ; et dans la mesure où ces races parlent l’anglais comme langue maternelle, ou plus précisément comme la seule langue qu’ils connaissent (ce qui vaut par exemple pour la plupart des Américains aux États-Unis),3 il n’y a rien, et rien non plus dans leur langue, qu’on pourrait imputer d’une façon naturelle ou évidente à des carac|téristiques raciales. Quelle que soit la forme de « race discrimination » que l’on puisse trouver aux États-Unis, unilatérale ou réci|proque soit-elle, on ne trouvera jamais aucune caractéristique linguistique à attribuer à la race. Or, il s’avère que ladite « question raciale » en Amérique est aussi, comme on le sait, une question sociale. Les particularités que l’on trouve aujourd’hui dans l’anglais des noirs (qui ne sont nullement les mêmes que celles que l’on retrouve dans les communautés africaines des États-Unis), l’Américain « blanc » croit pouvoir les attribuer à la classe sociale des noirs en question, ou pouvoir les considérer pour la plupart comme un phénomène dialectal, déterminé géographiquement, vu que la plupart des noirs ont leurs racines dans les États méridionaux, et que même dans la prononciation des blancs ils gardent leur typique intonation « chantante », tout comme d’autres particularités. Quoi qu’il en soit, dans des circonstances normales, l’Américain ne songe pas à attribuer ces caractéristiques à la différence raciale. Je m’appuie sur des renseignements que j’ai tirés des scientifiques à la fois blancs et noirs des États-Unis, avec lesquels j’ai pu discuter de ces problèmes. À cet égard, d’ailleurs, l’Américain avait probablement raison. En tout cas, ce n’est pas ce que je voulais mettre en évidence, mais plutôt le fait que, généralement, l’Américain « blanc » et anglophone ne songera pas, par lui-même, à mettre sa propre langue en rapport avec quelque particularité raciale. Cela dépend aussi des différents traits de l’anglais. Il y a tellement de genres d’anglais différents : même si l’on ne considère que la mère patrie anglaise, cette langue est très différenciée du point de vue dialectal, social et stylistique. « There will all sorts to make a world », l’on dirait, et ceci vaut d’autant plus pour l’Amérique, le grand melting-pot, composé de peuples provenant de tous les coins du monde. En Amérique, même chez les « classes cultivées », on trouve des différences dialectales assez significatives ; de plus, les immigrants américains blancs de pre|mière ou de deuxième génération (ou des générations antérieures) parlent un grand nombre de genres d’anglais différents. Et ces différences sont souvent beaucoup plus grandes que celles que l’on trouve entre les blancs, les Africains et les Indiens.

17Aux États-Unis, comme on le sait, il y a tous les degrés de nationalisme. Et hormis une fierté nationale souvent très forte, on trouve aussi un bon et vrai patriotisme. Tout cela cependant n’est lié à aucune langue. Ce qu’il y a peut-être, c’est une forme d’émancipa|tion vis-à-vis du Royaume-Uni et en particulier vis-à-vis de l’anglais britannique standard, à savoir une tendance à constituer une langue standardisée américaine qui soit différente de l’anglais britannique. Cette tendance est néanmoins peu développée, surtout par rapport à d’autres nations où l’on trouve un phénomène correspondant, comme dans le cas de la Norvège par rapport au Danemark ou de la Slovaquie par rapport à la Tchéquie. De plus, cette tendance n’est pas diffuse dans tous les États-Unis : elle se concentre principalement dans le Middle-West, qui maintient à cet égard une opposition marquée vis-à-vis du New-England. Cela reste donc un problème américain interne.

18Revenons en Europe. En Suisse, on trouve une situation intéres|sante. Depuis 1937, dans l’état suisse, on parle quatre langues officielles qui correspondent aux quatre aires linguistiques à l’intérieur des frontières nationales : l’allemand (de loin la langue avec la plus grande diffusion) au nord et à l’est, le français à l’ouest, l’italien et la langue romane particulière appelée rhéto-roman ou ladin au sud. Ces quatre aires linguistiques sont clairement délimitées, l’une par rapport à l’autre ; il n’y a que l’aire du ladin qui soit majoritairement bilingue : en effet, l’aire linguistique du rhéto-roman doit constamment faire face au fait que l’allemand tend significativement à s’affirmer avec plus de prestige à l’intérieur de cette aire linguistique, de sorte que c’est précisément l’allemand qui devient de plus en plus la langue maternelle des ladins. Ce qui est intéressant, c’est qu’au|cune des quatre langues officielles n’est spécifiquement suisse, car on les retrouve aussi en dehors des frontières de la Suisse. C’est, comme on le sait, le cas de l’allemand, du français et de l’italien, et même si la langue vernaculaire en Suisse est le francoprovençal, en France aussi on trouve une grande aire linguistique francoprovençale. Quant au ladin ou rhéto-roman, il est également parlé dans certaines régions de l’Italie du nord.

19De ce point de vue, donc, la Suisse n’a pas une langue entière|ment et seulement à elle. Et pourtant, un Suisse se sent suisse en dépit du fait que le système en quelque sorte lâche et libre des Cantons facilite la cohésion culturelle naturelle et toujours intense que les Suisses germanophones manifestent envers l’Allemagne et l’Autriche, les francophones envers la France et les italophones envers l’Italie. Ainsi un nombre relativement important d’intellectuels suisses se forment plus ou moins complétement dans des pays voisins, avec lesquels ils se sentent souvent liés d’une façon plus étroite qu’avec les autres parties de la Suisse où l’on parle une langue différente – donc, entre autres, pour des raisons purement linguis|tiques.

20On trouve le même lien à l’intérieur de l’aire germanophone : la forme particulière que le haut allemand prend dans la langue vernaculaire suisse-allemande (à savoir le haut alémanique, couramment appelé suisse-allemand) a essayé de s’affirmer comme langue officielle. Pourtant, d’une part, elle n’a jamais eu une importance réelle et, d’autre part, même si elle l’avait eue, elle n’est guère une langue pour toute la Suisse, dont il s’agit ici, mais seulement pour une partie de celle-ci.

21Alors que dans ce cas il ne s’agit pas simplement d’un état mais d’une communauté qui, du point de vue du lien affectif, se sent faire partie d’une unité nationale tout en étant linguistiquement fractionnée en des groupes qui sont chacun liés à des aires linguistiques étrangères, des cas plus extrêmes peuvent arriver. C’est par exemple le cas des « Hjemmetyskerne », les danois d’esprit allemand : une communauté qui, du point de vue linguistique, appartient à un côté et du point de vue de la mentalité à un autre. Ici donc le lien s’est pour ainsi dire retourné contre lui-même. Sans entrer dans les détails, nous pouvons grosso modo dire que la plupart des habitants de l’Alsace-Lorraine sont allemands, quoique de mentalité française, et il en va de même aussi pour ceux du Luxembourg. En effet, en Alsace-Lorraine il y avait un mouvement d’autonomie ; et au Luxembourg, qui est déjà un état indépendant, on a récemment essayé de faire du dialecte allemand particulier la langue officielle du pays. C’est évidemment trop tôt pour prédire le devenir d’une telle tentative, mais on peut au moins constater, là aussi, l’existence du lien que l’on vient de mentionner. Dans ce cas, il s’agit d’une société autonome, d’un état indépendant, culturellement orienté vers l’aire culturelle française, mais qui garde l’allemand comme sa propre langue. La contradiction que l’on observe ici est compensée par le fait que cette société tend à cultiver sa propre variété d’allemand comme expression de sa propre nationalité.

22En Bretagne – la pointe ouest de la France – les habitants parlent une langue celtique, le breton, introduit au cours des V e et VIe siècles par un exode en provenance de Galles. Le breton est sans doute la première langue de cette population et, au moins pour une partie de la population, même la seule. En tout cas, il n’y a jamais eu aucun véritable séparatisme, aucun mouvement sécessionniste ou autonomiste vis-à-vis de la France. Et en effet, il ne faut pas confondre un tel mouvement avec deux autres phénomènes bien différents : d’un côté, un mouvement panceltique, en quelque sorte artificiel, qui concerne à la fois l’Irlande, les pays de Galles, l’Écosse et la Bretagne, mais qui ne peut guère être considéré comme conditionné linguistiquement puisque les langues celtiques d’aujourd’hui sont très distantes les unes des autres voire mutuellement inintelligibles ; de l’autre côté, le culte de la mère patrie par les enthousiastes, notamment les poètes (comme on le sait, pendant l’occupation de la France, Hitler avait essayé de profiter de cette dernière chance). Il y a donc bien un lien entre langue et mère-patrie, mais il ne s’agit que du lien que l’on trouve souvent dans des aires dialectales isolées : il n’est nullement anti-français. Un bon nombre de Bretons ne parlent que le breton – donc une langue tout à fait différente du français –, mais il se sentent néanmoins toujours français. J’ai pris connaissance de ce genre de faits de première main, à la suite d’un séjour d’étude en Bretagne.

23En Lusace, dans l’Allemagne de l’est, à mi-chemin entre Berlin et Dresde, il y a une petite aire linguistique slave, complétement iso|lée : le sorabe. Avant la Seconde Guerre mondiale, cette aire était habitée par près de 100.000 Sorabes, qui résistaient à l’extermina|tion du régime hitlérien, malgré les efforts féroces déployés par ce dernier. La dernière fois que j’ai été en Tchécoslovaquie, en 1946, il y avait justement une délégation sorabe à Prague. Or, les Sorabes se sentent particulièrement liés aux Tchèques, d’autant plus que le tchèque et le sorabe sont deux langues mutuellement assez intelligibles. Je les mentionne ici parce qu’une étude conduite il y a long|temps par un scientifique russe a montré que tous les Sorabes sont, à proprement parler, bilingues : ils parlent aussi bien le sorabe que l’allemand, les percevant – ou les ayant perçues – comme leurs propres langues dans la même mesure. La langue sorabe avait évidem|ment un lien spécifique avec la langue et les traditions slaves – un lien que l’allemand n’avait pas. Cet exemple montre qu’une entière communauté linguistique peut être bilingue. Quant à leur condition depuis 1946, on ne dispose pas d’informations exactes.

24À l’intérieur de l’élite intellectuelle sorabe, il y avait un fort attachement aux idées panslavistes, aussi bien qu’une hostilité égale|ment marquée envers les Allemands, en dépit du bilinguisme. Bien qu’il soit difficile de le montrer, tout laisse à supposer que dans le passé, le Sorabe moyen était dans une position semblable à celle des autres dialectophones en Allemagne : le sorabe était leur langue maternelle, tandis que l’allemand était la langue du pays dans lequel ils vivaient depuis longtemps et donc une langue à laquelle ils se sentaient attachés. Dans ce cas, il s’agit de deux langues avec deux liens différents chez les mêmes individus, un cas qui peut évidemment se produire aussi.

25En effet, on peut observer cela sur les zones frontalières et dans des pays troublés par une vie nationale tumultueuse. Dans de telles zones, un seul individu arrive souvent à parler deux ou plusieurs langues de manière à peu près équivalente avec deux ou plusieurs liens orientés d’une façon différente sinon opposée. J’ai pu observer cela lors de mon premier séjour en 1924 en Slovaquie, la partie la plus méridionale de la Tchécoslovaquie. Au cours de l’an mille, le slovaque (la langue slave de la Slovaquie) était opprimé par le milieu hongrois, auquel s’ajoutait, à partir du XIIIème siècle, l’influence assez forte du milieu allemand. Après la Première Guerre mondiale, lorsque la Slovaquie devint une partie de la Tchécoslovaquie, surgissaient dans cette région des oppositions souvent assez violentes entre les Allemands, les Hongrois et les Slovaques. Un grand nombre de personnes se sentaient appartenir à une nationalité particulière, mais il y avait aussi ceux qui se sentaient appartenir simplement à la Slovaquie, tout en manifestant souvent une certaine préférence pour l’un des côtés – préférence qui du reste pouvait changer et s’adapter facilement en fonction de la situation politique. Ils étaient bilingues ou trilingues, avaient développé deux ou trois liens correspondants plus ou moins forts, qui pouvaient coexister simultanément ou s'alterner. Pour qui se trouve dans les mêmes conditions, ils pourraient apparaître comme des âmes déracinées ; ou bien on pourrait se méprendre et les croire indifférents ou opportunistes. Mais il ne faut pas les juger à partir de positions externes. Des conditions sociales différentes donnent lieu à des possibilités différentes.

26Ces exemples éparpillés devraient montrer que le lien affectif qui peut se présenter à l’intérieur d’une communauté linguistique don|née ou d’autres groupes humains, qu’il s’agisse de peuples, de nations, de nationalités ou du vague concept de « race », peut justement être présent ou absent selon les différentes conditions sociales ; il peut aussi s’orienter dans plusieurs directions différentes à la fois. En effet, le fait qu’un individu donné manifeste tel ou tel lien n’est ni une nécessité naturelle ni d’ailleurs une nécessité intrinsèque à la constitution humaine. Même si les différences individuelles peuvent jouer un rôle dans les cas (relativement rares) où l’individu fait face à un libre choix, c’est l’environnement extérieur dans lequel l’individu est né ou dans lequel il est intégré qui détermine les possibilités de choix.

27Voilà la première erreur associée au facteur du lien. Nous pouvons en ajouter une autre, qu’on rencontrera ci-dessous et qui est au cœur des hypothèses raciales : l’erreur de croire que le lien crucial soit nécessairement celui qui se développe pour la langue maternelle, dans le sens sociobiologique du terme, c’est-à-dire en tant que langue familiale ou parentale. Selon les conditions qui se présentent, il peut arriver qu’un individu ait deux ou plusieurs langues mater|nelles, qu’il n’en ait aucune ou bien qu’il renonce à sa langue maternelle pour une autre et que par là il développe un lien peut-être plus fort pour cette dernière. Le grand nombre d’émigrés aux États-Unis, notamment à partir de la deuxième génération ou plus tard (mais très souvent déjà à partir de la deuxième), en est un exemple. De plus, toute expérience, toute observation montre que, dans des conditions normales, la langue de l’enfant est déterminée par le milieu qu’il côtoie beaucoup plus que par ses parents – ce qui est tout à fait naturel, car c’est dans ce milieu qu’il faut conduire la lutte pour l’existence.

28Nous nous sommes ainsi débarrassés de l’autre erreur, selon laquelle un individu naîtrait toujours dans le type de lien en question. Nous pouvons donc passer à la troisième erreur, la pire, selon laquelle la langue maternelle serait innée. Comme on le sait, la langue maternelle est apprise : elle s’acquiert à travers un procédé conscient assez laborieux qui occupe pour une longue période la plupart des facultés cognitives de l’enfant. Évidemment, la langue maternelle n’est pas quelque chose d’inné, mais d’acquis. Pourtant, même si cette erreur peut devenir tellement évidente que certains pourraient penser qu’il soit superflu de la combattre avec autant d’insistance, elle peut se représenter sous une autre forme : à savoir que c’est la faculté d’apprendre la langue maternelle, plutôt que toute autre langue, qui serait innée ou qui serait un héritage biologique. Nous sommes ici au cœur même de la question concernant la langue et la race.

29En effet, comme dans le cas de tous les sentiments simples, l’homme est enclin à rationaliser, c’est-à-dire à fournir un fondement rationnel au lien affectif entre la langue, le lignage ou la communauté, qui dans plusieurs cas est présent ou qui peut se développer – un fondement qui soit externe au domaine propre du sentiment. C’est bien de cette tendance naturelle à rationaliser les sentiments que la propagande peut profiter, et c’est bien cette rationalisation qui peut changer le lien affectif, en transformant quelque chose de beau et précieux en un risque significatif. Cette rationalisation est une illusion et il faut l’éviter.

30Toutes les expériences, toutes les observations, et toutes les recherches vont clairement à l’encontre de l’idée selon laquelle un enfant hérite de ses parents une certaine caractéristique mentale ou physique innée qui le prédispose à apprendre une langue spécifique plutôt qu’une autre. À tous les égards, cela dépend du fait que, dans des conditions non-pathologiques, tous les hommes partagent une constitution biologique absolument uniforme, à savoir une faculté universelle d’apprendre une langue – n’importe quelle langue –, bien que cette faculté puisse être développée individuellement d’une façon différente, de sorte qu’on peut parler de différentes dispositions individuelles. Les organes de phonation, notamment la gorge, la cavité buccale, la langue, les lèvres et les cavités nasales, ne présentent aucune différence significative par rapport à une acquisition linguistique uniforme. Et cela vaut aussi pour les centres du système nerveux central supérieur qui gouvernent la parole, y compris la structure des énoncés et donc la forme de la pensée – vu que la science la plus récente a montré de plus en plus clairement que la pensée est formée par la langue, et que donc la forme de la pensée est acquise elle aussi à travers l’acquisition de la langue.

31Aussi, dans ce contexte, la langue (la langue verbale) devrait être envisagée comme un système d’habitudes fixes : d’habitudes de prononciation, c’est-à-dire d’un système de sons, d’une part, et d’habitudes de construction, c’est-à-dire d’un système grammatical, de l’autre. Ce système d’habitudes est appris à travers une pratique et un exercice conscients, et rendu ensuite automatique. Celui qui a maîtrisé un tel système linguistique en en achevant un complète automatisme – ce que chaque enfant normal fait avec au moins une langue – arrive à se mouvoir dans la langue avec la confiance d’un somnambule, sans aucune connaissance consciente des fonctions des organes phonatoires ou des règles grammaticales. Cependant il n’y a personne, ni même les adultes, qui maîtrise la langue à un degré de perfection absolue. La langue garde sa source cachée, et le système, qui en lui-même est toujours relativement simple, renferme dans des règles fixes un nombre illimité de combinaisons possibles. Utiliser ces possibilités combinatoires, qui se produisent à l’intérieur de la langue, est difficile. Un linguiste s’accordera toujours mal avec l’idée que certaines langues soient plus difficiles (ou plus faciles) que d’autres. Chaque langue a ses propres difficultés, elles résident tout simplement sur des points différents. Certaines langues peuvent sembler plus faciles que d’autres aux débutants, mais pour n’importe quelle langue, plus on essaye de la maîtriser complètement, plus elle devient difficile. Cela dépend du fait que la langue devienne de plus en plus consciente, et qu’une partie des procédés automatiques soient ainsi perdus ou bloqués. Un grand linguiste français, qui était aussi un grand stylisticien, a dit une fois qu’il n’avait jamais mis sa plume sur le papier pour écrire une phrase dans sa propre langue maternelle sans se sentir effrayé par ce qu’il s’apprêtait à faire. Ce qu’il est intéressant de voir, c’est qu’aucun individu n’arrive à maîtriser toutes les ressources linguistiques possibles et que la plupart ne maîtrisent ces ressources que d’une manière insuffisante même dans leur langue maternelle ou leur langue première, puisqu’ils se bornent tout simplement à dérouler, selon des clichés fixes, des automatismes déjà acquis, sans réellement pouvoir jouer le grand instrument – ce qui est peut-être encore pire. Un linguiste s’abstiendra toujours de spécifier combien de mots il y a dans une langue, puisque les résultats dépendent de la façon de compter. Mais, cette réserve faite, c’est vrai qu’on est en mesure de montrer qu’un docker anglais ne connaît que quelques centaines de mots anglais, tandis que, par exemple, Shakespeare doit en avoir connu plus de 20 000. On peut ajouter que, même pour ce qui concerne les constructions stylistiques, il y a un écart immense entre un simple ouvrier et Winston Churchill. C’est intéressant puisque cela montre encore une fois que la langue n’est pas liée à un individu mais à la collectivité, et aussi puisque cette observation devrait suf|fire à se débarrasser de façon définitive de la superstition consistant à croire que la langue est héritée. Hélas, non : un si grand héritage n’a pas encore été reçu par un homme vivant.

32L’enfant commence à acquérir la langue avec une phase de babillement au cours de laquelle il ne fait que jouer avec ses organes phonatoires, en essayant de produire tous les sons possibles. Les sons linguistiques normalement produits par les enfants sont, à notre connaissance, partout les mêmes. Mais chaque langue classifie ces possibilités phonétiques universelles de sa propre manière, en utilisant ses différences phonétiques comme significatives. L’enfant s’habitue progressivement à pratiquer et à automatiser ce système de sons particulier déposé dans la langue (ou dans les langues) qu’il est en train d’apprendre (un enfant, depuis qu’il est tout petit, peut bien apprendre plus d’une langue, même si dans ce cas l’acquisition est par conséquent plus longue ; récemment, le processus d’acquisition fait l’objet d’études assez soigneuses). De la même façon, l’enfant apprend également, bien qu’un peu plus tard, le système grammatical, à travers une sélection des possibilités linguistiques générales établies par la langue (les langues) en question. Dès que ce processus de sélection et de classification est terminé, dès que le système est appris et automatisé, et une fois que certaines habitudes de prononciation et de construction ont été stabilisées, survient une certaine inertie, pour ainsi dire une certaine barrière qui rend difficile l’acquisition de classifications et d’habitudes nouvelles. Aussi long|temps que l’enfant est un enfant, il peut normalement continuer à apprendre une langue avec tellement d’efficacité et tellement de sécurité « somnambulique » qu’il suscite souvent l’envie des adultes. D’ailleurs, l’enfant a une grande propension à oublier les langues apprises plus tard, vu qu’il n’en a plus besoin. À partir de la puberté, en relation avec le changement de la structure physique et mentale de la person|nalité, se produit une inhibition décisive : chaque adulte qui l’a expérimenté connaît la difficulté d’apprendre une langue étrangère. Nous portons toujours avec nous les habitudes déjà acquises ; la prononciation et la grammaire constituent en effet notre pierre d’achoppement : peu sont ceux qui lui échappent. Le transfert des habitudes de la langue de départ à la langue nouvelle est communément appelé « parler avec un accent ».

33Au contraire, surtout quand il est tout petit, l’enfant qui se trouve encore dans la phase du babillement peut être exposé à n’importe quelle langue comme langue première : il arrivera à l’apprendre. Il n’y a donc aucune différence de race (quoi qu’on entende avec ce mot). N’importe quel enfant, chinois, japonais, indien ou africain, peut apprendre par exemple n’importe quelle langue européenne aussi bien qu’un locuteur natif, à condition que l’enfant en question soit introduit dans la communauté linguistique correspondante et effectivement exposé à son influence – et vice versa.

34Les erreurs, les malentendus et les fausses rationalisations que j’ai mentionnés ici peuvent être assez graves, et garder cependant une certaine justification, laquelle réside pour une grande part justement dans le caractère automatique et subconscient de la langue. Pré|cisément en fonction de sa finalité, la langue demande à être utilisée inconsciemment et automatiquement, et même l’emploi conscient du stylisticien raffiné ou du poète se fonde sur la sensibilité (ce qu’on appelle le sentiment linguistique) plutôt que sur une connaissance intellectuelle du mécanisme linguistique. Par sa nature, donc, la langue échappe à l’observation attentive et consciente, et le linguiste lui-même, tout comme ledit théoricien de la race, sera par conséquent excusé si dans le passé il a élaboré des hypothèses insoutenables reposant en grande partie sur les erreurs qu’on vient de mentionner. D’ailleurs, la linguistique est elle-même une science encore essentiellement jeune.

35Or, ce que les sujets parlants ne remarquent normalement pas, c’est que la langue change. Cette découverte a été faite très récem|ment par la linguistique elle-même. Une langue peut changer lentement ou rapidement : elle change à un rythme différent, mais jamais assez rapidement pour que le changement ait un impact réel sur ceux qui l’utilisent. En effet, cela ne ferait qu’annuler l’utilisabilité de la langue. Entre deux générations consécutives, il n’y a que des petites différences.

36En ce qui concerne les causes du changement linguistique, on en sait encore trop peu. Les causes externes, qui sont celles qu’on arrive à déterminer dans plusieurs cas, permettent par exemple à une langue de se propager aux dépens d’autres. C’est ainsi que l’anglais, qui provient originellement de quelques petites peuplades de la côte occidentale de l’Allemagne établies en Angleterre, s’est progressivement propagé jusqu’à devenir l’une des langues les plus parlées au monde. Cela nous permet de résoudre la question de la langue et de la race, puisque, quoi que l’on entende avec ce dernier terme, l’anglais a été progressivement adopté par toutes les races possibles. Mais, en même temps, l’anglais a changé : le vieil anglais s’est transformé en moyen anglais et finalement en anglais moderne – et il faut bien remarquer à cet égard que le vieil anglais et l’anglais moderne ne sont pas deux langues mutuellement et immédiatement compréhensibles. Une langue qui, dans le passé, a connu une diffusion également exceptionnelle est le latin, qui n’était originellement parlé que tout autour de Rome dans une zone plus petite que l’île de Seeland, mais qui est arrivé à s’étaler sur la moitié d’un continent, et plus récemment sur l’Amérique centrale et méridionale, au Mexique, au Canada et en Indochine. Et pourtant, le latin a changé, en se transformant en différentes langues romanes.

37L’idée qui en découle est que le changement linguistique dépend justement du fait qu’une langue se transmet à des peuples étrangers qui l’apprennent comme des adultes et qui la parlent nécessairement avec un accent. À leur tour, ceux-ci peuvent avoir enseigné cette langue à leurs enfants, la marquant avec leur propre accent, qui s’est donc relié strictement à cette population. Dans ce cas, on dit que la langue a été influencée par un substrat, et on a en effet essayé d’expliquer certains changements subis par le latin au cours de son développement dans les langues romanes sur la base d’un substrat celtique : il s’agit pour une grande partie des peuples de langue celtique englobés dans l’Empire romain, qui parlaient évidemment la langue des dominateurs avec un accent celtique et qui l’ont transmise sous cette forme à leurs enfants. La théorie du substrat est sans doute assez discutable et présente plusieurs problèmes. Mais, dans la forme dans laquelle je l’ai résumée ici, elle n’en présente aucun. Il faut cependant rejeter toutes les idées qui impliquent que les habitudes linguistiques étaient héritées et que l’effet du substrat se laisse expliquer à partir de cela.

38Lors de l’adoption de langues comme le français, l’espagnol et l’anglais par les populations africaines, surtout par celles situées sur les îles les plus isolées, ces langues ont subi une transformation radicale ; on les appelle les langues créoles. Leur constitution est sans doute un effet du substrat, mais il faut aussi tenir compte de deux autres facteurs : elle dépend également, d’une part, d’une acquisition linguistique incomplète et, de l’autre, d’un effort conscient pour rendre la langue plus simple et facile. Les grandes langues véhiculaires parlées dans des régions où des peuples multilingues ont besoin d’un moyen de communication pratique bien que primitif, dont le plus connu est le Pidgin4 anglais (une forme assez simplifiée d’anglais parlé en Extrême-Orient), ne se sont pas formées de la même façon que la langue créole. Celle-ci est plutôt une langue créée de concert par les étrangers, comme lorsqu’un adulte parle à un enfant en utilisant une langue enfantine.

39À tous points de vue, il n’y a donc aucun rapport entre race et langue. Une telle supposition reposait sur une rationalisation illé|gitime du lien affectif naturel entre langue, ethnie ou communauté qui se manifeste dans plusieurs sociétés. Dans les sections précé|dentes de cette collection de conférences, on a clairement montré que le concept de race est extrêmement vague et ambigu. Je dois toutefois ajouter qu’il en est en quelque sorte de même – bien que nullement au même degré – pour la notion de langue, du moins pour comme je l’ai utilisée ici. En premier lieu, il faut tenir compte du fait qu’une langue change et peut devenir tout à fait mécon|naissable. Au Danemark, il y a une continuité ininterrompue entre la langue de nos pierres runiques et la langue que nous parlons de nos jours ; mais si nous (et je ne veux pas dire les linguistes, mais plutôt les personnes ordinaires) rencontrions Gorm le Vieux, nous ne serions pas en mesure de le comprendre, et lui-même encore moins. Il y a donc un certain degré d’illusion dans le lien dont je vous ai parlé, surtout si l’on essaye de le rationaliser en le mettant en rapport avec l’histoire et la tradition. Deuxièmement et finalement, je vous rappelle encore une fois qu’une langue est une entité conditionnée par la collectivité – et cela reste la seule forme légitime de rationalisation du lien affectif. La langue repose sur la société : voilà pourquoi on la sent reliée à la société. Dans une seule et même langue, il peut y avoir des différences dialectales significatives, comme dans le cas du danois. Il peut y avoir aussi d’autres dif|férences, par exemple plusieurs langues standardisées en concurrence, comme c’est le cas en Norvège. Pour un Danois qui parle la langue standard c’est peut-être beaucoup plus facile de comprendre un locuteur provenant d’Oslo, de Stavanger ou de Bergen plutôt qu’un dialectophone provenant de Vendsyssel ou de Bornholm. Et pourtant nous distinguons le norvégien et le danois en tant que langues différentes, et en plaçons la limite là où se trouvent les frontières de l’état et de la société.

40Les langues dont je vous ai parlé aujourd’hui sont liées à certaines communautés linguistiques, et donc à certains groupes humains. Ce que j’ai essayé de faire, c’est de mettre ces groupes humains en rapport avec d’autres classes, à savoir la famille, l’ethnie, le peuple, la nationalité, la nation et la race.

    Notes

  • 1 [« Menneskeracerne og sprogene » (1954), K. Birket-Smith et al. (éds.), Arv, race og kultur, Copenhague, Reitzel : 83-103].
  • 2 [Hjelmslev fait ici référence à Kenneth Pike (1912-2000)].
  • 3 Abstraction faite des locuteurs créoles, dont nous parlons ci-dessous.
  • 4 Pidgin = business.

Publication details

Published in:

Hjelmslev Louis (2022) Essais et communications sur le langage, ed. Cigana Lorenzo. Genève-Lausanne, sdvig press.

Pages: 383-405

Full citation:

Hjelmslev Louis (2022) „Les races humaines et les langues“, In: L. Hjelmslev, Essais et communications sur le langage, Genève-Lausanne, sdvig press, 383–405.