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"Einfühlung" et "Introjektion"

A propos d'Avenarius comme source possible du problème de l'expérience d'autrui chez Lipps

Chiara Russo Krauss(University of Naples Federico II)

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Introduction

1Dans cet article, on se propose de réévaluer et de défendre l'idée que Richard Avenarius (1843-1896), le philosophe allemand à l'origine de ce qu'on l'appelle l'« empiriocriticisme », est l'une des principales sources (sinon la principale source) de Theodor Lipps en ce qui concerne le problème de l'attribution des vécus de conscience aux autres hommes. Pour ce faire, on cherchera tout d'abord à mettre en évidence les différentes thématiques en rapport avec le concept lippsien d'empathie [Einfühlung],1 en s'attachant à montrer quels peuvent être, pour chacune d'entre elles, les auteurs de référence dont Lipps a été susceptible de se servir dans le cadre de sa réflexion. Laissant provisoirement de côté l'examen des sources possibles de Lipps relatives à la question spécifique des vécus d'autrui, il s'agira ensuite de reconstituer brièvement l'histoire de ce problème au sein de la pensée philosophique, en discutant un certain nombre d'auteurs qui se sont penchés sur la question (Malebranche, Arnauld, Locke, Berkeley, Reid et Mill), tout en précisant les caractéristiques fondamentales de leur approche, en premier lieu le recours constant à que l'on a coutume d'appeler l'« argument analogique ». Après avoir précisé les termes de la discussion autour des vécus de conscience telle qu'elle a prévalu avant Lipps, on analysera la manière dont ce dernier a cherché à reformuler la question et à y répondre. On s'attachera ici à souligner ce qu'il y a d'original dans l'approche défendue par Lipps : la distinction entre le « problème épistémologique » et le « problème conceptuel » des vécus d'autrui ; l'insistance de Lipps sur la signification véhiculée par le corps d'autrui ; l'importance accordée à la connaissance de son prochain pour la compréhension de soi-même. Il s'agira ainsi de démontrer que ces éléments, précisément en raison de leur caractère novateur, n'ont pas pu être repris aux auteurs qui ont pu s'intéresser au problème avant Lipps. On s'attachera ensuite à introduire la figure d'Avenarius et la manière dont celui-ci a pu concevoir le problème des vécus d'autrui : l'hypothèse de la « significativité » des gestes de l'autre; le mécanisme du changement de point de vue ; le danger que représente l'« introjection » des vécus dans un autre individu ; le rôle que jouent les vécus d'autrui dans la compréhension (ou l'incompréhension) de soi-même. En mettant en évidence ce qu'il y a de caractéristique dans la position d'Avenarius, il deviendra ainsi possible de souligner l'affinité qui existe entre elle et les thèses élaborées par Lipps. En plus de souligner la similarité des thèmes développés par les deux auteurs, on cherchera à fournir de plus amples arguments en faveur de l'hypothèse selon laquelle Lipps aurait lu et se serait inspiré des écrits d'Avenarius, en montrant que ce dernier ne pouvait en aucun cas être ignoré de Lipps, ni, de manière plus générale, des auteurs contemporains ayant participé au débat sur l'« Einfühlung ».

Le problème des sources de Lipps

2L'intérêt croissant porté à Theodor Lipps au cours des dernières décennies a été motivé par le fait que l'on a vu en lui un pionnier, aussi bien de la réflexion sur l'empathie telle qu'elle s'est développée dans le champ de la phénoménologie avec Max Scheler, Edith Stein et Edmund Husserl, que du débat sur les mécanismes à l'œuvre dans notre capacité à comprendre les autres hommes, qui, à partir des années 1980, a vu s'affronter la « simulation theory » et ce que l'on a appelé la « theory-theory »,2 ainsi que, plus récemment, la découverte des neurones-miroirs.3

3S'il est aisé de montrer que Lipps est à l'origine de ces discussions, attendu qu'il fut le premier penseur à faire du concept d'empathie une dimension essentielle de sa réflexion, reprenant à son compte des suggestions et des idées d'origine très diverse, identifier quelles ont été ses sources d'inspiration n'est pas chose facile. D'abord en raison de la diversité des thèmes que Lipps subsume sous la notion d'Einfühlung, ensuite à cause de l'absence presque totale de citations qui caractérise ses œuvres, enfin parce que le fait même que le terme « Einfühlung » se soit imposé grâce à ses travaux implique qu'il n'existait pas auparavant d'expression unique pour désigner ce vaste ensemble de problèmes. Ceci veut dire que rechercher les acceptions précédentes du terme « Einfühlung » – comme chez Robert Vischer (1873), connu pour avoir proposé l'expression4 – peut permettre de reconstituer, tout au plus, une des filiations possibles auxquelles se rattache Lipps.

Les thématiques philosophiques contenues dans la notion lippsienne d'Einfühlung

4Afin de nous faire une idée plus précise des sources utilisées par Lipps dans le cadre de sa réflexion sur l'Einfühlung (et dans la mesure où on ne peut se fier uniquement, ni à la généalogie du terme, ni aux très rares références explicites présentes dans ses écrits), il convient de partir d'une analyse des différentes thématiques qu'il regroupe sous le terme « d'Einfühlung », de manière à reconstituer pour chacune d'entre elles le contexte intellectuel et l'ensemble des auteurs en lien avec la problématique considérée. Il va de soit que, ce faisant, on peut tout au plus espérer remonter aux sources possibles de Lipps, destinées à demeurer hypothétiques en l'absence de preuves directes dans ses écrits. Toutefois, ceci devrait nous permettre de mieux appréhender la constellation des débats qui ont alimenté l'œuvre lippsienne.

5Considérée sur l'ensemble de sa carrière, la réflexion de Lipps sur l'Einfühlung recoupe quatre grands types de problématiques:

  1. En premier lieu, la question esthétique, laquelle constitue l'un des plus importants et plus constants centres d'intérêt de Lipps. Dans les premiers travaux qu'il publie sur la question, publiés à partir des années 1890 (Lipps 1890, 1891a, 1891b, 1895a, 1898), le terme « Einfühlung » n'est pas encore présent, mais l'accent est déjà mis sur le processus grâce auquel nous voyons dans l'objet esthétique « l'expression d'une forme de vitalité ou d'activité interne » (Lipps 1891b, 6). Le processus en question est interprété en termes psychologiques, en prenant comme modèle l'expérience visuelle, dans laquelle nous percevons les lignes et les formes comme quelque chose de doué de mouvement et, par conséquent, de vie.
  2. En deuxième lieu, le thème de l'éthique, exposé principalement dans le recueil de cours Die ethischen Grundfragen, paru pour la première fois en 1899. Dans la première édition de cette œuvre non plus, il n'est pas encore question d'« Einfühlung », mais de « Sympathie », terme par lequel Lipps désigne « le fait de m'éprouver [erleben] moi-même immédiatement dans un autre » (Lipps 1899, 16).
  3. En troisième lieu, le problème épistémologique de la capacité à connaître les vécus d'autrui. On a là une question intimement liée à la précédente qui, sans se confondre avec elle, en constitue le fondement. Ainsi, comme Lipps le précise lui-même dans son ouvrage sur l'éthique : « Naturellement, je ne peux avoir d'intérêt altruiste qu'en présupposant qu'il existe d'autres hommes à côté de moi et que je sais quelque chose à propos d'eux » (Lipps 1899, 12). Le problème épistémologique de l'expérience d'autrui ne concerne dont pas tant la nature et l'origine de la disposition particulière en vertu de laquelle nous nous sentons participer plus ou moins directement à ce que l'autre ressent, que, de manière plus générale, à la question de savoir pourquoi et comment suis en mesure d'affirmer que mon prochain est un être sentant comme moi. En d'autres termes, la question n'est pas tant : « comment se fait-il que je me sente proche, au point de vue empathique, d'un autre homme », mais, de manière plus radicale ; « comment peut-il y avoir, dans l'absolu, d'autres hommes ? ». Cette question, à laquelle Lipps faisait déjà allusion dans son premier grand ouvrage Grundtatsachen des Seelenlebens (1883, 446 sqq), se retrouve dans Die ethischen Grundfragen et finit par devenir cruciale dans les écrits du début des années 1900, tout particulièrement dans Das Wissen von fremden Ichen (1907).
  4. Finalement, la quatrième problématique constitutive des réflexions de Lipps sur l'empathie est celle que l'on peut qualifier d'« épistémologique générale » ou de « transcendantale », nonobstant le fait que Lipps considère sa propre doctrine comme « psychologique » (quand bien même au sens d'une psychologie « pure »).5 Autrement dit, il s'agit ici de l'étude du fonctionnement de notre faculté de connaître en tant que telle. Dans ses dernières œuvres, Lipps élargit la signification de l'Einfühlung au point de considérer que, dans le rapport du sujet à l'objet, l'activité du premier est nécessaire à la constitution du second. Afin que l'objet puisse avoir une forme, une individualité, une causalité, le moi doit projeter sur lui ce qui correspond en définitive à ses caractéristiques, en s'immisçant ainsi dans l'objet, en pénétrant en lui, en empathisant avec lui. Certains aspects de cette conception sont déjà présents dans la première édition du Leitfaden der Psychologie (1903a, 187 sqq) et, de manière plus évidente, dans la deuxième édition (Lipps, 1906a, 193 sqq).6 Cette question se retrouve dans d'autres écrits de la même période (Lipps 1906c), mais ce n'est que dans le long article « Zur Einfühlung » (1913) qu'elle fait l'objet d'un exposé plus précis et plus systématique.

6En plus de ces quatre thématiques, on peut en distinguer une cinquième, laquelle appartient, à n'en pas douter, à l'arrière-fond culturel de Lipps, même si ce dernier n'y fait que brièvement allusion et ne la considère pas à proprement parler comme un sujet de réflexion.7 Je fais ici référence à la question des différentes phases du développement de l'humanité, la thèse selon laquelle l'homme aurait été, à l'origine, caractérisé par une attitude anthropomorphique et animiste (et donc empathisante) vis-à-vis des choses du monde environnant. Attitude dont il subsisterait des traces aujourd'hui encore, quoique sous une forme altérée et résiduelle. Ainsi, la tendance que nous avons à nous immiscer dans les objets ne devrait pas être considérée comme une disposition propre à l'attitude esthétique ou éthique de l'homme en général, mais comme une modalité typique d'une phase déterminée de l'histoire de l'humanité.

Les sources de Lipps en lien avec les thématiques considérées

7Même si la question des sources de Lipps en ce qui concerne ces thématiques n'a encore fait l'objet d'aucune analyse systématique, un certain nombre travaux a permis de mettre en évidence les références possibles ou avérées de ses réflexions sur l'Einfühlung.

8Pour ce qui est de l'empathie comme problème esthétique, certains de ses contemporains s'étaient déjà attachés à reconstruire le développement historique du débat, en prenant comme point de départ les réflexions romantiques et idéalistes sur la question (avec des auteurs comme Herder, Novalis ou Schlegel), en passant par la reformulation de cette dernière en termes psychologiques par des auteurs comme Robert Vischer, Gustav Theodor Fechner ou Hermann Lotze, et pour en arriver à des figures de l'époque de Lipps telles que Karl Groos ou Hermann Siebeck (voir en particulier : Volkelt 1876 ; Stern 1898).

9En revanche, en ce qui concerne l'empathie comme problème éthique, il semble que les références de Lipps soient plutôt à rechercher dans le champ britannique, où le thème de de la sympathie, après avoir été élaboré par David Hume et Adam Smith, est revenu sur le devant de la scène à la faveur de la révolution évolutionniste et des travaux pionniers de Darwin sur L'Expression des émotions chez l'homme et l'animal (Darwin 1972).8 En particulier, l'influence de Hume sur l'œuvre de Lipps est bien plus qu'une simple hypothèse, puisque l'on sait en effet que ce dernier a coordonné l'édition allemande du Traité sur la nature humaine (Lipps 1895b).

10Dans le cas de l'empathie comme problème « épistémologique général » ou « transcendantal », il va de soi que la référence est ici Kant et la réflexion qu'il propose sur les formes subjectives de la connaissance.

11Enfin, pour ce qui est de l'empathie entendue comme attitude symbolico-animiste primitive, les sources possibles sont le débat anthropologique sur la question, tel qu'il s'est développé dans le monde britannique, en particulier avec Edward B. Tylor et son ouvrage Primitive Cultures (1871), mais aussi les réflexions de nature philo|sophico-esthétique sur le concept de « symbole » élaborées dans le champ allemand, notamment par Friedrich Theodor Vischer (1846-1858). Par ailleurs, il faut garder à l'esprit que l'animisme, le symbolisme et le mythe sont des thématiques que l'on retrouve dans les travaux de Völkerpsychologie de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle (voir par exemple : Wundt 1905, 541 sqq).

La réflexion sur le problème de l'expérience de l'autre avant Lipps

12Nous avons volontairement gardé pour la fin la thématique de la reconnaissance d'autrui en tant qu'autre moi, dans la mesure où il s'agit ici d'une problématique dont les origines sont les plus difficile à retracer, non seulement en ce qui concerne les sources de Lipps, mais aussi, plus généralement, l'histoire de ce problème philosophique. Ce n'est que très récemment que la question – si étroitement liée aux problèmes épistémologiques qu'on peut la faire remonter à la philosophie antique (notamment sceptique),9 ou à tout le moins au cartésianisme – a reçu une formulation précise. C'est ainsi qu'on la trouve thématisée pour la première fois dans les œuvres de Malebranche et d'Arnauld, puis dans celles de Locke et Berkeley, même s'il est déjà fait mention du problème dans les travaux de divers philosophes plus anciens.10 C'est chez Thomas Reid que la question a trouvé sa formulation la plus approfondie.11

13Tout en affirmant que l'existence de « la vie et de l'intelligence de notre prochain » doit être tenue pour l'un des « premiers principes » antérieurs au raisonnement lui-même, c'est-à-dire pour une « conviction naturelle », Reid défend la possibilité d'invoquer des raisons à l'appui de cette conviction : par exemple, le fait que le « mots et les actions de notre prochain révèlent les mêmes pouvoirs de compréhension que ceux dont nous sommes conscients chez nous-mêmes » (Reid 1786, 595-596).12 C'est la raison pour laquelle des auteurs comme Berkeley (et Hume), pour qui la réalité dans son ensemble se réduit aux vécus individuels, excluent toute possibilité de « conclure à l'existence d'autrui à partir de signes visibles » sur la base desquels tout un chacun entend « prouv[er] qu'il y a de la compréhension en l'homme »(Reid 1786, 632).

14Mill s'inscrit en faux contre les attaques de Reid contre le phénoménisme de Berkeley et de Hume : selon lui, affirmer que « je ne suis moi-même rien d'autre qu'une série de sentiments » ne signifie pas que « la proposition selon laquelle il existe d'autres moi en plus de moi-même est dépourvue de signification », mais simplement que « les moi d'autres individus ne sont eux-mêmes rien d'autre que des séries de sentiments » (Mill 1865, 207). En cherchant à déterminer les raisons de notre croyance en l'existence d'autres êtres pensants, Mill offre le premier exposé complet de ce qu'on devait désormais appeler l'« argument par analogie », l'argument sur la base duquel:

Je conclus que les autres êtres humains ont, tout comme moi, des sentiments, tout d'abord parce qu'ils ont un corps comme moi, et que je sais que, en ce qui me concerne, c'est là une condition préalable des sentiments, ensuite parce qu'ils se manifestent à la faveur d'actes et d'autres signes extérieurs que je sais, en ce qui me concerne, être causés par les sentiments. (Mill 1865, 208)

15Parmi les auteurs susceptibles d'avoir inspiré Lipps sur la question l'attribution des vécus de conscience à autrui, on a ainsi pu mettre en évidence Reid et Mill, mais aussi, plus généralement, Malebranche, Arnauld, Locke et Berkeley.13 Or, en admettant que ces auteurs aient bien été les interlocuteurs de Lipps, on est alors en droit de s'interroger sur ce qu'il a effectivement pu retenir de leurs écrits : quelles questions, quels types d'approche, quelles solutions ?

16Tout d'abord, il convient de souligner que chez tous les philosophes en question, le problème de l'expérience de l'autre n'est conçu que comme un cas particulier du problème du monde extérieur, à tout le moins comme une problématique qui lui est étroitement liée : si la seule chose qui nous apparaît évidente sont nos propres contenus mentaux, il convient d'expliquer comment nous pouvons connaître aussi bien les choses matérielles du monde que les contenus mentaux d'autrui.

17Ensuite, il convient de distinguer les différentes manières de s'interroger sur les contenus mentaux d'autrui et d'établir quelles sont celles qui se retrouvent chez les auteurs en question. On peut ainsi distinguer quatre grands types de questions touchant à l'expérience des autres êtres pensants, que l'on peut classer par ordre de radicalité croissante : (1) Dans le premier cas, le fait que l'autre individu pense n'est pas abordé, non plus que le fait que je puisse avoir une certaine notion de ce que à quoi il pense, la question étant ici plutôt de savoir quel est le niveau d'uniformité et d'homogénéité entre les pensées d'autrui et mes propres pensées. Par exemple : à supposer que nous éprouvions, lui et moi, de la douleur quand le feu nous brûle, comme puis-je savoir que nous avons l'un et l'autre la même sensation douloureuse ? Ou encore : dans la mesure où nous avons tous deux le concept de « maison », comment puis-je savoir que, quand nous appréhendons ce concept, nous pensons l'un et l'autre à la même chose ? (2) Dans le second cas également, la possibilité qu'autrui ne soit pas un être pensant n'est pas pris en compte, le problème étant ici plutôt de savoir comment je puis connaître ce qu'il pense, autrement dit, les données, les intuitions, les déductions, les jugements qui me servent à connaître le contenu spécifique que mon prochain a à l'esprit. (3) Dans le troisième cas, la question concerne la possibilité que l'autre ne soit pas un être pensant, dans la mesure où je me pose la question : comment puis-je savoir que la personne qui se trouve devant moi n'est pas un automate, quelque chose d'inanimé, mais au contraire un être doué lui aussi, à l'instar de moi, de pensée ? (4) Enfin, dans le quatrième cas, la question apparaît encore plus radicale, puisqu'il ne s'agit plus alors de savoir « comment se fait-il que je considère mon prochain comme un être pensant », mais : « comme puis-je savoir que je peux lui attribuer quelque chose comme la pensée » ? Etant donné que, dans le troisième cas, je me pose la question de savoir comment distinguer les êtres pensants de ceux qui ne le sont pas, quand bien même, en définitive, je parviendrais à la conclusion que je n'ai aucun moyen de déterminer si les autres hommes et les choses qui m'entourent sont ou non des entités animées, je serais alors en mesure de savoir que ceux-ci pourraient avoir des vécus analogues aux miens. La troisième question présuppose déjà que les vécus sont quelque chose pouvant appartenir aux autres. Dans le dernier cas, en revanche, la question est : si je ne fais jamais l'expérience que de mes propres vécus, pensées, sensations, comment alors puis-je savoir que de tels vécus, pensées ou sensations sont susceptibles d'exister chez les autres ?

18L'écart entre les trois premières questions et la quatrième correspond à une distinction désormais classique dans les études analytiques menées sur la question des états mentaux d'autrui : la distinction entre une problématique « épistémologique » et une problématique « conceptuelle ».14 Les trois premières questions concernent en réalité la façon dont je peux connaître les pensées d'autrui (leur contenu, le fait qu'autrui soit un être pensant, etc.), tandis que la quatrième question ne concerne que la manière dont je peux élaborer le concept d'« esprit », étant donné que l'« esprit », en tant que concept, est quelque chose de général, qui n'appartient pas à moi seul, mais qui peut être attribué à d'autres individus (réels ou virtuels) doués d'esprit.

19Force est d'admettre que, chez tous les auteurs considérés jusqu'ici comme possibles sources de Lipps sur la question de l'expérience d'autrui, le problème est clairement de nature épistémologique. Les réponses qu'ils apportent à la question de savoir comment il nous est possible de connaître les autres en tant qu'êtres pensants le démontre sans ambages. Le fait de recourir à une « conjecture » (Malebranche, V) ou à un « jugement » (Arnauld 1843 [1683], 501) – grâce à quoi, en voyant la « couleur, grandeur, figure et mouvement d'un homme » (Berkeley 1901 [1710], 341), ses « paroles et [ses] actes » (Locke 1894 [1689], §27), nous accédons à l'esprit d'autrui – n'est qu'une manière d'escamoter la thèse selon laquelle l'esprit d'autrui n'est pas connudirectement (puisqu'il n'est pas perçu), mais ne répond aucunement la question de savoir comment il est possible de concevoir l'idée même qu'un autre esprit puisse exister. A aucun moment cette interrogation n'entre en ligne de compte dans les réflexions des auteurs étudiés, pas même indirectement. Ce qui les intéresse ici est le fait de reconstituer la manière dont je peux passer, par le truchement de mon corps, de mes propres perceptions à l'esprit d'autrui, soit en admettant que le corps d'autrui renvoiepar lui-même à ce qui se produit dans son esprit, soit en supposant que le corps d'autrui renvoie à la ressemblance qui existe entre mon propre corps (et donc à mes propres vécus) et que ce n'est qu'à la faveur de cette médiation que je peux accéder à son esprit (conformément à l'argument analogique proprement dit). Même si ces auteurs s'intéressent aussi à la manière dont nous abordons la connaissance des vécus d'autrui, en dépassant l'obstacle représenté par le fait de ne pas pouvoir en faire directement l'expérience, ils ne posent à aucun moment la question de savoir d'où peut provenir l'idée qu'il y ait quelque chose à appréhender.

20Ainsi, en admettant que, dans le cadre de ses réflexions sur la connaissance d'autrui, Lipps se soit servi d'auteurs classiques comme Malebranche, Arnauld, Locke, Berkeley, Reid et Mill, il n'aurait trouvé dans leurs œuvres : (1) qu'une formulation du problème de l'expérience d'autrui intimement liée à la question plus générale du problème du monde extérieur ; (2) que le fait de formuler la question de l'esprit d'autrui en termes « épistémologiques » et non « conceptuels » ; (3) qu'une solution à la question de savoir à la faveur de quoi, dans le corps d'autrui, je peux connaître l'esprit de mon prochain, sans toutefois analyser en détail de quelle manière le corps d'autrui peut être ce moyen, ni comment les vécus ainsi inférés ou déduits peuvent se manifester dans ma propre expérience tout demeurant des vécus d'autrui.15

L'expérience d'autrui et la critique lippsienne de l'argument analogique

Problème épistémologique et problème conceptuel chez Lipps

21Pour comprendre la manière dont Lipps a pu se référer à ces auteurs dans le cadre de ses réflexions sur le problème de l'expérience d'autrui, il convient à présent d'analyser la façon qu'il a eu d'aborder la question. Pour ce faire, nous nous intéresserons avant tout à l'œuvre dans laquelle il aborde la question de la manière la plus complète, Das Wissen von fremden Ichen (1907).

22L'article en question s'ouvre sur l'interrogation fondamentale suivante : « Comment est-il possible, ou comment se fait-il, que, pour un individu particulier, ou pour moi-même, il puisse y avoir d'autres individus ? Comment se fait-il que je puisse savoir quelque chose des autres individus ? » attendu que « je n'ai de connaissance immédiate que de moi-même » (Lipps 1907, 694). A cet égard, il pourrait sembler que Lipps se pose encore la vieille question épistémologique : puisque je n'ai pas de connaissance directe d'autrui, je dois parvenir à une connaissanceindirecte de ce dernier. En réalité, les termes de la question s'éclaircissent rapidement au fil de la lecture. C'est ainsi que Lipps précise un peu plus loin :

Je dis volontairement de “moi-même” et non de “mon moi” . Si je parle de “mon” moi, je présuppose aussi les moi des autres. Aussi, le moi dont j'ai primitivement connaissance, c'est-à-dire avant d'avoir connaissance des autres moi, n'est pas “mon” moi. Il n'est pas non plus “un” moi (…) car “un” moi est un moi parmi beaucoup d'autres. Le moi que dont j'ai primitivement connaissance est simplement “moi” : le “moi”, non en tant que substantif, mais en tant que pronom personnel. (Lipps 1907, 694, souligné par moi)

23A la lecture de ce passage, il apparaît évident que Lipps ne s'intéresse, non tant à la question épistémologique, qu'à celle, conceptuelle, de l'expérience d'autrui. Ici, la problématique n'est pas « comment puis-je attribuer un moi à l'individu qui se trouve en face de moi ? », mais : « comment est-ce que je parviens à l'idée du “moi” comme quelque chose de général, qui peut être à moi ou aux autres ». En d'autres termes, comment est-ce que je parviens au concept (substantif) du « moi » ?

24Le fait que Lipps pose ici le problème en termes conceptuels rend vaine toute tentative pour répondre à la question des autres moi en se fondant sur l'argument analogique :

Si on formule la chose en disant que ce que j'ai trouvé était “un” moi, alors il est clair que l'on peut parler d'une déduction par analogie (…). Il s'agirait alors de déduire d'“un” moi “un autre” moi (…). Mais, ce faisant, il faudrait alors présupposer cela même que l'on cherche à tirer de la déduction par analogie. La question qui nous intéresse ici peut ainsi être entièrement reformulée comme suit : Comment faire pour passer du “moi” (aus mir), du moi (Ich) que je suis le seul à trouver, à “un” moi ? Comme faire pour passer de ce que j'appelle “moi” (mich), qui est par nature quelque chose d'unique, au genre “moi” (Ich) ? La réponse à cette question est : “un” moi, c'est-à-dire le genre “moi”, se présente à ma conscience à partir du moment où je rencontre “autrui”, c'est-à-dire l'autre moi. La question qui est pose alors est : comment ceci est-il possible ? (Lipps 1907, 709)

25Puisque la question conceptuelle précède la question épistémologique, et étant donné que l'argument analogique répond à la seconde et non à la première, Lipps ne peut que réfuter cet argument, lui reprochant de tenir pour acquis, précisément, le problème fondamental qu'il s'agit de résoudre. En effet, selon l'argument analogique, étant donné que autrui est comme moi, je puis lui attribuer un moi, des sentiments, des pensées, etc. similaires aux miens. Mais la question est justement de savoir comment il m'est possible d'affirmer que autrui est comme moi, attendu que, dans mon expérience, absolument rien ne m'est donnée comme moi, à telle enseigne que l'idée même que quelque chose soit « comme moi », en tant que prédicat général attribuable à moi-même ou aux autres, semble à proprement parler inconcevable.

26Lipps était pleinement conscient du fait que l'argument analogique répond à une autre question que celle qu'il pose (c'est-à-dire à une question épistémologique et non conceptuelle), comme le prouve le chapitre « Die Einfühlung in die fremde sinnliche Erscheinung und der Analogieschluss » [L'empathie du phénomène sensoriel étranger et le raisonnement par analogie] de Zur Einfühlung (1913). Lipps use d'une métaphore pour rendre compte de la différence entre les deux types de problèmes :

Je me suis au bord d'une rivière et sur l'autre rive se trouvent deux personnes que je connais. Deux questions se posent alors ici à moi : à supposer que je sois sur l'autre rive, comment est-ce que je passe de l'une à l'autre ? Et : comme traverser la rivière ? La première question est celle à laquelle répond la déduction par analogie, tandis que la seconde trouve sa réponse dans l'auto-objectivation [Selbstobjektivation]. Plus précisément, cette dernière question est la question de l'auto-objectivation. (Lipps 1913, 443)

27Dans le premier cas, on passe en effet « d'un objet à un autre » (Lipps 1913, 443), tandis que dans le second cas, il convient d'expliquer comment un sujet peut devenir objet ou, à l'inverse, comment un objet peut devenir sujet, en d'autres termes, comment le moi, le sujet absolu, parvient à concevoir l'idée qu'un objet puisse lui aussi être un sujet.

28Ainsi, en posant le problème conceptuel de l'expérience d'autrui, Lipps ne peut que parvenir à la conclusion que « la discussion autour de la déduction par analogie est entièrement vide », parce « [qu']en ce cas, on a affaire, non à une analogie, mais au fait de passer à quelque chose d'entièrement nouveau » (Lipps 1907, 709) si bien que « parler de “déduction par analogie” ne résout en rien cette énigme » (Lipps 19013, 444).

La notion « d'instinct » d'empathie

29Mais alors, si à la question « comment savons-nous que les autres ont un esprit? » ou « comment parvenons-nous à la conclusion qu'ils sont semblables à nous ? », on peut-on répondre que par analogie, où faut-il rechercher la solution à cette interrogation ? La réponse de Lipps est que nous savons que notre prochain est comme nous de « manière instinctive » (Lipps 1907, 709), plus précisément grâce à l'« instinct d'empathie » [Instinkt der Einfühlung] (Lipps 1907, 713).

30A ce stade, il convient de bien comprendre la manière dont Lipps formule cette affirmation. Le fait de recourir à l'instinct a en effet été interprété comme « un refugium de l'ignorance phénoménologique » (Husserl 1973, 24). comme un « instinct ou une impulsion psychologiques » (Debes 2015, 301) ou « naturels » (Coplan & Goldie 2011, XII), comme une disposition innée et héréditaire de l'homme, ou encore comme une sorte de reformulation subreptice de l'argument analogique (Schloßberger 2005, 65).

31Pour ce qui est de ces deux dernières interprétations, elles trouvent leur justification dans l'analyse que propose Lipps, un peu plus loin, de l'instinct d'empathie. Selon lui, celui-ci est le « produit de deux facteurs » , « la pulsion expressive » [der Trieb der Äußerung], qui sous-tend toutes nos « expressions vitales » [Lebensäußerungen), et « la pulsion imitative » [der Trieb der Nachahmung] (Lipps 107, 713). En vertu de la première question, tout un chacun tend à manifester ses propres vécus sous forme de gestes, d'expressions et de mots, tandis que, grâce à la seconde, nous sommes portés à imiter les manifestations externes de l'individu que nous observons. En ce cas, bien que nous n'exécutions pas effectivement le mouvement imitatif, mais que nous ne faisons que nous le figurer, cette imitation interne de l'expression d'autrui rappelle en nous le vécu que, grâce à la pulsion expressive, nous avons associé à cette expression. Ainsi, « la manifestation vitale » et l'« imitation » permettraient d'établir le lien entre moi autrui, autrui et moi, de sorte que je peux éprouver un vécu, que je ressens commeétant le mien, mais en l'attribuant en même temps à un autre. C'est ainsi que l'Einfühlung nous permettrait de ressentir quelque chose chez autrui.

32Dans ces conditions, il semble donc que Lipps attribue la connaissance de notre prochain à une disposition innée, naturelle, psychologique de l'homme ou, plus exactement, à l'interaction de deux dispositions de ce type. En outre, ce faisant, il réintroduit une sorte d'argument analogique, fondé, non pas sur une « déduction », mais sur un instinct qui se manifesterait de manière spontanée et inconsciente. A l'instar de l'argument analogique, en effet, l'instinct d'Einfühung participe lui aussi de deux éléments : tout d'abord la mise en rapport du moi vécu et de son expression corporelle, ensuite la perception d'une expression corporelle du même type chez autrui, laquelle permet d'attribuer mon vécu ce dernier. Si nous nous en tenons à cette interprétation de l'instinct d'Einfühlung, il semble par ailleurs que Lipps laisse de côté le problème conceptuel de l'expérience d'autrui. La manifestation vitale et l'imitation sont en effet susceptibles de répondre à la vieille question épistémologique (le fait savoir comment j'attribue des vécus à autrui), mais laisse en revanche ouverte la question de savoir comment je peux reconnaître autrui comme mon prochain. En particulier, cette solution se heurte à diverses objections que Lipps lui-même n'a pas manqué de soulever contre l'argument analogique. Par exemple, il insiste sur le fait que, lorsque je mets en rapport mon vécu avec son expression corporelle chez autrui, je connais cette dernière par le truchement des « sensations musculaires et tactiles correspondantes », tandis que pour ce qui est de la perception du corps d'autrui, celle-ci se manifeste à moi comme une « image optique » (Lipps 1907, 698). S'il est difficile de com|prendre comment fonder cette analogie supposée à partir de cette différence entre corps propre et corps d'autrui, il est également difficile d'expliquer pourquoi la vision d'une image aussi différente de notre vécu personnel devrait susciter la pulsion imitative.

33Pour résoudre ces apparentes difficultés inhérentes à son argumentation, il convient de comprendre ce que Lipps entend ici exactement par « instinct » [Instinkt). En introduisant pour la première fois le terme, il affirme qu'une connaissance peut être, soit « fondée », soit « immédiatement évidente » [einsichtig], soit qu'elle peut « simplement exist[er], sans être ni fondée ni évidente » (Lipps 1907, 709-710). Une connaissance de ce type est précisément celle que Lipps définit comme étant « instinctive » (Lipps 1907, 710). Ainsi, rapporter la capacité à reconnaître autrui à quelque chose d'instinctif ne veut pas dire l'expliquer psychologiquement à partir d'une disposition humaine innée, mais plutôt affirmer qu'il s'agit là de quelque chosequi ne peut être fondé. A cet égard, on pourrait dire que l'interprétation la plus correcte de la notion d'instinct adoptée par Lipps est celle qu'en donne Husserl, lequel y voit un refugium ignorantiae. Il convient ici de souligner que Lipps est parfaitement conscient de ce reproche, auquel il répond en affirmant qu'il s'agit d'un problème qui ne peut être résolu. Dire que l'Einfühlung est un instinct ne veut pas dire expliquer le mécanisme qui nous permet de comprendre l'autre, mais revient à affirmer que nous nous avons ici affaire à « un fait originaire, irréductible et complètement mystérieux » (Lipps 1907, 713). Comme il l'écrira aussi plus tard dans Zur Einfühlung, le fait de savoir qu'il existe d'autres hommes :

[est] incompréhensible. Il s'agit là d'une énigme absolue que personne n'est en mesure de résoudre et que, bien évidemment, je ne cherche pas moi-même à expliquer. La seule chose qui m'intéresse ici est de mettre à jour cette énigme et de souligner que parler de “déduction par analogie” ne permet ni de la désigner adéquatement, ni de la résoudre. » (Lipps 1913, 444)

34Parler d'instinct revient ainsi à souligner que, pour ce qui est du problème conceptuel, toutes les explications que nous pouvons fournir, qu'elles se fondent sur la déduction analogique, sur le phénomène d'empathie, sur l'imitation ou sur n'importe quoi d'autre, n'expliquent en réalité rien du tout, et qu'elles peuvent, tout au plus, désigner ce qui se produit au point de vue épistémologique, c'est-à-dire ce qui se produit après seulement qu'on a établi qu'autrui est un homme semblable à moi. En d'autres termes, le fait de recourir à l'« instinct » revient pour Lipps à admettre que la connaissance d'autrui comporte nécessairement deux facteurs : un facteur originaire, inexplicable et primitif, qui rend possible le fait que se manifestent au monde d'autres moi comme moi, et un facteur secondaire, susceptible d'être analysé, et qui découle du précédent, lequel permet d'attribuer à ces autres moi semblables à moi une série de vécus sur la base d'un procédé analogique, empathique ou imitatif (selon la manière dont je l'interprète). Ou, pour reprendre l'image précédente : il s'agit, d'un côté du fait de traverser la rivière, et d'autrui de ce qui se produit une fois que les deux rives ont été reliées l'une à l'autre. Mais la traversée, le saut qui me permet de me rapprocher d'autrui ne peut être expliqué, fondé, justifié. Comme le précise Lipps : « Nous présupposons [annehmen] que les autres existent » (Lipps 1913, 444). Il s'agit ici d'un présupposé fondamental, d'un postulat irréductible.

35Pour résumer, Lipps met à jour les deux questions inhérentes au problème de l'expérience d'autrui, la question conceptuelle et la question épistémologique, et utilise le terme « instinct » pour indiquer que la première question correspond à un présupposé originaire, condamné à demeurer une énigme insoluble pour le chercheur, lequel ne peut que la constater et l'admettre, tandis que la seule chose que nous pouvons décrire et analyser est ce qui se produit après avoir émis le présupposé fondamental qu'autrui est un homme comme moi.

36En ce sens, l'analyse du processus empathique que propose Lipps, qu'il conçoit comme le produit d'une collaboration entre la pulsion expressive et la pulsion imitative, ne prétend pas remplacer l'argument analogique, dans la mesure où, à la différence de ce dernier, elle serait en mesure de répondre également à la question conceptuelle. Aucune des deux théories ne permet de rendre compte du présupposé selon lequel autrui est un homme comme moi. Naturellement, force est de constater que la théorie de Lipps présente deux avantages sur la théorie analogique : (1) celui d'admettre l'existence d'un problème, en l'espèce, le problème conceptuel, que les partisans de l'argument analogique ont été incapables, non seulement de résoudre, mais d'identifier ; (2) celui de mieux rendre compte de ce qui se produit lors de l'attribution de vécus à son prochain, c'est-à-dire du processus sur lequel se fonde le problème analogique.

De la déduction analogique à l'attribution de la signification

37A présent, il convient de montrer en quoi la théorie de Lipps peut se révéler supérieure à l'argument analogique aussi en ce qui concerne le second point, c'est-à-dire en tant que réponse au problème épistémologique. Après avoir établi le fait que d'autres hommes se manifestent à nous, nous pouvons et devons nous poser la question de savoir comment les autres hommes peuvent se manifestent à nous. Là non plus, pour Lipps, l'argument analogique ne parvient pas à répondre à la question.

38Pour rendre compte de « la nature générale de la déduction par analogie », Lipps se sert de l'exemple suivant : « Supposons que j'ai vu la fumée en même que le feu ou avant lui. Je vois de nouveau la fumée. En voyant la fumée pour la seconde fois, grâce à une déduction par analogie, je pense au feu que j'avais perçu au même moment » (Lipps 1907, 707). En d'autres termes, l'expérience témoigne d'une liaison entre les deux faits – comme c'est le cas de la fumée et du feu, d'une pierre et d'une certaine dureté ou d'un certain poids (Lipps 1907, 705) – si bien que dans le cas où se produit un événement analogue, je peux le relier mentalement au fait auquel il se rapporte, même dans le cas où ce second fait ne se produit pas effectivement.

39Au-delà de l'objection déjà soulignée, selon laquelle dans le corps et dans le vécu d'autrui il n'y a rien d'« analogue », parce que « par rapport à tous les autres faits il s'agit de quelque chose d'entièrement nouveau qu'il convient de laisser et de reconnaître comme tel » (Lipps 1907, 697), Lipps porte aussi son attention sur le type de liaison mis en jeu dans l'analogie. Le lien empirique entre les deux faits reproduits ensuite dans l'analogie n'a en réalité rien à voir avec le type de connexion qui existe entre le corps et les vécus. Les liaisons du premier type peuvent concerner la continuité spatiale, une concomitance ou une succession temporelle, un rapport entre un tout et une partie, entre une chose et l'une de ses propriétés, etc. En revanche, quand j'observe le visage de mon prochain et lui associe un sentiment, la connexion ne peut être rapportée à aucune des formes de liaisons précédentes. Quand nous disons que le moi d'autrui est relié au corps, qu'un vécu de mon prochain est associé à un geste, que « cette liaison est sui generis », alors nous « caractéris[ons] ce type de connexion en disant que ce le geste “exprime” la colère [ausdrücke] » ou que « la colère se manifeste [sich kundgebe] en lui » (Lipps 1907, 704, souligné par moi). Le type de connexion entre un geste et un vécu, grâce auquel le premier est un « mouvement expressif » [Ausdrucksbewe|gung] qui communique ce vécu, ne peut être assimilé à une relation spatiale – puisque le vécu est quelque chose de « non-spatial » – pas plus qu'à une relation de « contempo|ranéité ». Ce qui signifie que la relation entre le feu et la fumée ou entre la pierre et le poids n'est pas du même type que celle qui existe entre le corps et la vie que celui-ci communique : la fumée « n'exprime » pas le feu et la pierre ne « se communique » pas dans la dureté (Lipps 1907, 705). Ou, comme le dit encore Lipps : « le fait d'exprimer quelque chose [Zumausdruck|kommen] est complètement différent du fait de se manifester avec quelque chose d'autre dans l'expérience [erfahrungsgemäßen Zusammengehörig|keit] » (Lipps 1907, 706).

40Ce qui caractérise le corps humain n'est pas le simple fait qu'il soit lié à nos vécus, mais le fait qu'il signifie les vécus en question, qu'il les exprime, qu'il les communique. L'argument analogique ne rend pas compte de cette particularité, puisqu'il prétend réduire l'attribution de la signification aux gestes d'autrui à un simple cas de déduction fondée sur la connaissance d'une connexion empirique régulière entre deux phénomènes. Ainsi, même en admettant que l'on veuille continuer à parler de « déduction par analogie », celle-ci devrait être « de nature tout à fait particulière par rapport à celle dont il a été question jusqu'ici » (Lipps 1907, 706). Cela signifie que l'argument analogique devrait à tout le moins être reformulé afin de tenir compte de la spécificité du rapport existant entre les gestes et les vécus. Lipps le reformule de la manière suivante :

Lorsque quelque chose de psychique (pour continuer avec le même exemple : la colère) se produit en moi, je ressens simultanément le geste comme ce qui l'exprime, comme ce à travers quoi le vécu intérieur s'exprime ou se manifeste. Et quand je vois un tel geste en n'importe quel autre endroit de la réalité, c'est-à-dire dans le monde physique, alors j'en infère qu'un vécu intérieur de même nature (au même sens du terme) s'exprime à travers lui ou est exprimé par un moi. (Lipps 1907, 706)

41Il convient ici de noter que cette réélaboration de l'argument analogique est très proche de la thèse lippsienne de l'interaction entre manifestation de soi et imitation. Il est ainsi possible d'affirmer que cette dernière représente un degré intermédiaire entre l'argument analogique proprement dit et la théorie de l'empathie proposée par Lipps. Les deux thèses, on l'a vu, ont en commun le fait d'admettre l'existence de deux moments en théorie séparables : (1) le lien entre mon corps et mes vécus ; (2) la perception de corps d'autrui en tant qu'elle est l'occasion de lui attribuer des vécus. Ce que Lipps reproche à l'argument analogique (en plus du fait d'ignorer le problème conceptuel), c'est de ne pas rendre suffisamment compte de ces deux dimensions. Plus précisément : (1) de ne pas avoir reconnu que le lien entre corps et vécus est une relation de significativité, à la faveur de laquelle le corps exprime les vécus ; (2) de considérer la dimension de l'attribution des autres vécus comme une déduction logique.

42En reformulant ainsi l'argument analogique, Lipps corrige le premier point tout en continuant d'admettre provisoirement le caractère déductif de l'attribution des vécus à son prochain. Lorsqu'il s'agit ensuite de formuler sa propre théorie, laissant définitivement de côté l'argument analogique, Lipps recourt : (1) à la notion de pulsion expressive pour rendre compte de la relation de significativité entre corps et vécus (premier moment), puis (2) à la notion de pulsion imitative pour tenter de dépasser l'idée d'une attribution des vécus à autrui fondée sur la déduction (second moment).

43En réalité, le concept de « déduction » n'est pas en mesure de rendre compte du phénomène d'empathie, pour lequel je me sens moi-même en quelqu'un d'autre. En revanche, dès lorsque je vois le geste de quelqu'un d'autre et que le suis amené à l'imiter, l'imitation évoque en moi le vécu correspondant : il s'établit alors une connexion entre moi et autrui, connexion à la faveur de laquelle je le vois lui mais je me ressens moi-même, c'est-à-dire, je me sens en lui. Comme le souligne Lipps : « Ainsi, lorsque j'appréhende un geste étranger, l'éprouve la tendance à produire le geste en question. (…). Je m'immisce ainsi dans le geste étranger, en ce que se manifeste en moi la tendance à le produire » (Lipps 1907, 716-717). En d'autres termes, à la faveur de l'imitation, non seulement j'attribue, comme c'est le cas avec la déduction, un vécu à mon prochain, mais je revis ce vécu en me rattachant à autrui, dès lors que l'activité [Tätigkeit] qui lui correspond évoque en moi une activation [Betätigung] similaire, ce qui me permets de me ressentir moi-même en lui (Lipps 1907, 714-715). Comme il l'écrit dans un autre texte, l'imitation se trouve au fondement de l'Einfühlung parce que « je ressens entièrement le fait d'agir comme quelque chose qui résulte de l'observation du mouvement que je vois » (Lipps 1903b, 191).

44Pour résumer, Lipps réfute l'argument ontologique pour trois raisons : (1) il ne pose pas le problème conceptuel de l'expérience d'autrui ; (2) il ne permet pas de rendre compte de la relation entre le corps et les vécus en tant que rapport d'expressivité ; (3) il considère l'attribution des vécus à son prochain comme le résultat d'une pure déduction et non comme le fait de se ressentir soi-même en autrui.

Importance d'autrui pour la connaissance de moi-même

45Il existe enfin un dernier aspect du rapport entre moi et mon prochain dont la théorie analogique ne rend pas compte, mais qui est en revanche bien présent dans les réflexions de Lipps. Il s'agit ici de ce que l'on peut appeler la « rétroaction » de la connaissance d'autrui sur la connaissance que j'ai de moi-même. Les partisans de la déduction par analogie ont en effet mis l'accent sur ce mouvement unidirectionnel qui va de moi vers autrui, mais ils n’ont pas pris en compte le mouvement inverse qui, pour ainsi dire, part de l'autre pour aller vers moi. Naturellement, c'est en mettant à jour le problème conceptuel de l'expérience d'autrui que Lipps est amené à aborder cette problématique. En effet, si, comme on l'a vu, pour parvenir au concept de « moi » mon moi ne suffit pas, il est logique que la connaissance de l'autre moi soit amenée à jouer un rôle essentiel dans le développement de cette notion. Ainsi, non seulement il n'est pas possible de soutenir que nous connaissons les autres sur la base de l'analogie avec notre moi, mais il convient plutôt d'affirmer que nous savons ce qu'est « le moi » grâce à la connaissance de notre moi et des moi d'autrui.

46Toutefois, ce n'est pas seulement la définition du concept général de « moi » qui requiert la connaissance d'autrui. Le fait est qu'autrui s'avère également nécessaire pour connaître la relation entre les vécus et les mouvements corporels qu'il expriment :

Je n'apprécie pas les gestes d'autrui par analogie, mais ce sont plutôt mes propres gestes que j'apprécie par analogie avec ces derniers. Ainsi, ce que j'introduis [hineinlege] en premier dans le geste d'autrui est un mouvement d'humeur spécifique, dans le cas présent, la colère. A partir de l'observation d'autrui, je prends conscience de l'existence d'un lien entre un certain geste visible et un certain vécu intérieur. Je transfère cette connexion sur moi-même, c'est-à-dire que j'associe mentalement le même geste visible à mon vécu intérieur qui correspond à celui que j'avais introduit en lui alors que je percevais son geste. Bref, je sais que ma colère et les modifications particulières de mon visage sont dans un rapport d'appartenance mutuelle, parce que je sais que la colère d'autrui appartient au geste d'autrui,et non l'inverse. (Lipps 1907, 699)

47Autrement dit, j'ai besoin d'autrui surtout en raison de la différence qui existe entre la perception de mon propre geste au moyen des sensations musculaires et la perception des gestes d'autrui au moyen des images visuelles, une différence dont il a déjà été question plus haut. Pour nous, « le geste » est principalement le geste que nous pouvons observer, non pas tant le geste perçu de l'intérieur au moyen des sensations cénesthésiques. Ainsi, la connaissance que nous avons des gestes doués de signification dérive en premier lieu de la perception de ceux des autres.

48Dans l'extrait cité précédemment, Lipps semble invoquer une autre raison qui rend nécessaire la connaissance d'autui. En effet, en raison justement de la pulsion expressive, mon vécu et son expression ne sont qu'une seule et même chose, ils ne se distinguent pas l'un de l'autre. Dans le champ de mes vécus, il n'y a pas l'émotion d'un côté et le geste qui la communique de l'autre, quand bien même l'un et l'autre seraient-ils en communication réciproque, mais le fait d'éprouver une émotion et le fait d'exécuter les mouvements corporels qui l'expriment font partie d'un seul et même vécu. L'idée qu'il existe une connexion entre les deux phénomènes (le vécu intérieur et le geste) se produit seulement dans la relation à l'autre, parce que dans l'observation de notre prochain le geste et son vécu ne nous sont pas donnés ensemble. Ainsi, j'apprends à distinguer que le sentiment et le geste sont distincts l'un de l'autre, et je m'applique à moi-même cette connaissance, de manière à pouvoir distinguer mes propres vécus internes de leur manifestation externe.

49Cette double fonction d'autrui pour le développement du concept général de « moi » et pour la distinction entre le corps et les vécus fait l'objet d'une formulation plus élaborée dans l'article Die Wege der Psychologie (1906b). On comprend alors pourquoi, précisément grâce à cette double fonction, l'expérience d'autrui est une dimension fondatrice essentielle de la psychologie.

50Pour Lipps, la psychologie étudie la « conscience individuelle », et non « telle ou telle conscience individuelle », mais bien la « conscience individuelle en général » (Lipps 1906b, 10). Le simple fait que la psychologie ait pour tâche d'étudier la conscience individuelle en général permet de comprendre comment elle doit se fonder sur la connaissance, non seulement de soi-même mais aussi des autres, attendu que nous, simples individus, nous ne sommes pas suffisants pour une telle généralisation. Toutefois, il est possible d'identifier d'autres facteurs qui font que la connaissance notre prochain est nécessaire à la psychologie. Qu'est-ce qu'en effet que cette « conscience individuelle » ? Aux dires de Lipps, il s'agit là de la conscience qui « appartient » à l'individu, de la « conscience que [celui-ci] a » (Lipps 1906b, 11). Pour comprendre pourquoi Lipps prend ici la peine de souligner les verbes « avoir » et « appartenir », il convient de poursuivre l'examen du texte :

“Avoir “, ce n'est plus ici seulement avoir quelque chose que l'on éprouve immédiatement ou le fait que des contenus de sensations sont immédiatement vécus dans leur appartenance au moi-conscience, en vertu de laquelle je désigne ces derniers comme étant “les miens”. Mais c'est le fait d'avoir réellement ce quelque chose de réel qui porte le nom de “moi réel” ou d'“esprit”. (Lipps 1906b, 12)

51En d'autres termes, on a, d'un côté « le fait d'avoir » les vécus au sens où ils sont immédiatement vécus, où ils sont mes vécus, et de l'autre « le fait d'avoir » des vécus au sens où ils appartiennent à un moi, à un individu. On peut dire que dans le premier cas il n'existe pas de distinction entre celui qui possède et ce qui est possédé, entre le moi et la conscience, parce que ces derniers sont unis à l'intérieur de l'expérience, de « mon vécu », alors qu'inversement, dans le second cas, l'appartenance de l'un à l'autre implique la distinction entre les deux pôles, d'un côté le moi, et de l'autre le vécu qu'il a. Comme le souligne Lipps : l'individu comme « ce à quoi “appartient” une conscience ou ce qui “a” une conscience (…) est nécessairement quelque chose de différent de la conscience » (Lipps 1906b, 11).

52Cette distinction entre conscience et individu qui la possède survient avant tout en référence à quelqu'un d'autre, tant est si bien que le moi, « l'individu auquel appartient une conscience (…) n'est pas lui même une conscience, ni un simple vécu de conscience, ni une connexion de vécus de conscience », ce qui serait le cas s'il s'agissait avant tout de mon moi, mais est plutôt « quelque chose de réel : c'est un lieu dans le complexe réel-concret du monde (dinglich-realen Welt). La conscience de cet individu-ci et non de cet individu-là est la conscience liée à ce lieu-ci et non à ce lieu-là du monde réel-concret » (Lipps 1906b, 12, souligné par moi).

53Ceci veut dire que le fait qu'un individu ait une conscience ou qu'une conscience appartienne à un individu n'est pas quelque chose que je tire de l'expérience immédiate des vécus en tant qu'ils sont mes propres vécus, mais quelque chose que je tire de l'observation des moi réels du monde, c'est-à-dire des individus qui sont contenus spatialement dans celui-ci. Comme le précise Lipps : « Le fait qu'un individu ait une sensation est un événement du monde réel-concret qui se trouve au-delà de la conscience, tandis que le fait d'avoir éprouvé immédiatement quelque chose (…) est un pur vécu de conscience » (Lipps 1906b, 12). Mais le monde « au-delà de la conscience » est avant tout celui où habitent les autres, tandis que « le pur vécu de la conscience » est ce dont je fais immédiatement l'expérience.

54A la différence de la psychologie « pure », laquelle concerne précisément les « purs » vécus de conscience, « la conscience considérée absolument », la « psychologie explicativo-causale » est « la science de la légalité causale [d]es événements du monde réel-concret », c'est-à-dire la science qui étudie les lois régissant la connexion entre les vécus et le moi réel » (Lipps 1906b, 15). Mais nous avons vu qu'il ne pourrait en aucun cas être question d'une telle science si nous n'étions pas capables de connaître les autres hommes, parce que ce sont avant tout ceux-ci qui habitent « le monde réel-concret ».

55Lipps se montre encore plus explicite pour ce qui est du caractère nécessaire de l'expérience d'autrui pour cette autre branche de la psychologie qu'est la psychophysiologie. En effet :

La considération immédiate de la vie consciente, qui ne peut jamais être autre chose que la considération de notre propre vie consciente, ne renvoie en aucun cas au cerveau. Mais, en me fondant sur l'analogie qui existe entre moi et les individus étrangers, je parviens à la conclusion que j'en possède un et que les vécus de conscience se rapportent à lui. (Lipps 1906b, 15-16)

56Comme nous l'avons vu, je connais autrui en tant qu'il est quelqu'un d'autre grâce à l'expressivité de ses mouvements, c'est-à-dire grâce à ses « manifestations vitales ». Or :

[Les] manifestations vitales sont, en tant que telles, des processus physiques et, dans la mesure où ils le sont, la tâche du scientifique est de les restituer dans une connexion causale de type physique, mais une connexion causale de ce type renvoie, en dernière instance, au cerveau, lequel constitue le point de départ unitaire de toutes les manifestations vitales. Par conséquent, c'est dans cette chose physique-réelle que le scientifique naturaliste se doit de recueillir toutes ces manifestations vitales. (Lipps 1906b, 16-17)

57Ainsi, la connaissance que nous avons du corps d'autrui en tant qu'entité physique me conduit nécessairement au cerveau comme condition ultime de ses mouvements. Mais attendu que le corps d'autrui est en même temps un instrument expressif, qui signifie les vécus, l'activité du cerveau est aussi mise en relation avec les vécus, au sens où « les processus mécaniques cérébraux » et « la vie consciente individuelle » sont « pensés ensemble » [mitgedacht] (Lipps 1906b, 17). C'est dans le fait de « penser ensemble » les vécus de conscience signifiés par les gestes et les processus physico-cérébraux responsables de leur apparition que réside pour Lipps la véritable signification du parallélisme psychophysique (Lipps 1906b, 17). Après avoir acquis cette connaissance générale de la connexion entre les vécus de conscience et l'activité du cerveau à travers l'étude de mon prochain, je peux me l'appliquer à moi-même, puisqu'en effet il me serait impossible d'en prendre conscience seul.

58Pour résumer, on peut affirmer que le problème de l'expérience d'autrui tel qu'il est formulé par Lipps participe de cinq grands types de problématiques : (1) la formulation de la question conceptuelle à côté de la question épistémologique ; (2) l'impossibilité d'expliquer le présupposé selon lequel je reconnais autrui en tant qu'autre individu ; (3) la définition de la relation entre le corps et les vécus comme rapport d'expressivité, de significativité, fondé sur la pulsion expressive; (4) l'attribution des vécus à son prochain, à la faveur, non d'une simple déduction, mais de la capacité à se sentir dans l'autre, fondée sur la pulsion imitative; (5) la mise en évidence, non seulement de la nécessité de moi-même pour la connaissance d'autrui, mais également de la nécessité d'autrui pour la connaissance de moi-même, attendu que la psychologie comme connaissance de l'individu en général aussi bien que la psychophysiologie sont fondées sur le fait de connaître notre prochain.

59Ainsi, vu qu'aucune de ces problématiques ne se retrouve dans le cadre des théories analogiques proposées avant Lipps, on peut ainsi affirmer que ce dernier n'a pu s'inspirer d'auteurs comme Reid, Mill, Malebranche, Arnauld, Locke ou Berkeley, sinon pour s'en servir à des fins polémiques. Deux options se présentent alors à nous : soit Lipps a élaboré ses idées novatrices en totale indépendance, soit il convient de mettre en évidence d'autres interlocuteurs possibles. L'objectif de la prochaine partie est précisément d'analyser la manière dont Richard Avenarius a envisagé la capacité de connaître les autres hommes et de montrer que l'approche qui est ici la sienne se retrouve dans les développements caractéristiques de Lipps mentionnés précédemment. En montrant l'affinité qui existe entre les deux auteurs, on s'attachera à montrer qu'Avenarius peut être considéré, à bon droit, comme l'une des sources d'inspiration de Lipps sur la question.

Le problème de l'expérience d'autrui chez Avenarius

« L'hypothèse » de la significativité des mouvements d'autrui

60Bien que dans ses écrits le problème de l'expérience d'autrui ne soit pas traité de manière aussi détaillée et directe que dans les œuvres de Lipps, Avenarius n'en propose pas moins diverses réflexions originales sur ce thème, tout particulièrement dans le texte Der menschliche Weltbegriff (Avenarius, 1905 [1891]), paru une dizaine d'années avant que Lipps ne commence véritablement à s'intéresser au problème.

61Au début de l'ouvrage en question, Avenarius expose ce qui représente le point de départ de sa réflexion philosophique, mais qui, plus généralement, peut être considéré comme« le concept naturel du monde » de tous les hommes, avant de proposer développements qui viendront modifier ou remettre en cause cette notion :

Avec toutes mes pensées et tous mes sentiments, je me trouvais au sein d'un certain environnement [Umbegung]. Cet environnement se composait d'un grand nombre d'éléments entretenant une grande variété de rapports de dépendance mutuelle. A cet environnement appartenaient aussi mes semblables et leurs innombrables énoncés. Et ce qu'ils ont dit se trouvait aussi dans un rapport de dépendance avec l'environnement. En outre, mes semblables, à l'instar de moi, ont parlé et agi : Ils ont répondu à mes questions, tout comme moi aux leurs, ils ont cherché ou évité les différentes composantes de l'environnement, les ont modifiées ou ont tenté de les maintenir telles quelles. Et ce qu'ils ont fait ou omis de faire, ils l'ont désigné à l'aide de mots et ont expliqué les raisons et les intentions de ce qu'ils ont fait ou omis de faire. Tout ceci exactement de la même façon que moi, de sorte que je ne pouvais que penser que mes semblables sont des êtres comme moi et moi un être comme eux. (Avenarius 1905 [1891], 5)

62Comme le précise ensuite Avenarius :

Ce que j'ai défini comme le concept naturel de monde est composé de deux valeurs différentes du point de vue logico-formel : une expérience et une hypothèse. L'expérience, ce qui est trouvé (das Vorgefundene), m'englobe moi et mon milieu avec ses composantes, lesquelles appartiennent aussi aux autres hommes, de même que certaines relations de dépendance qui existent entre elles. L'hypothèse réside dans la manière que j'ai d'interpréter les mouvements de mes semblables (parmi lesquels les mouvements des instruments du langage et par conséquent aussi les sons et les bruits produits par ceux-ci), c'est-à-dire : que les mouvements sont des énoncés, qui se rapportent à leur tour à des sons et à des bruits, ou encore à un goût, à une volition, à un sentiment, etc., exactement comme dans le cas de mes propres mots et de mes propres actes. C'est ainsi que les sons, les sentiments, etc. dont je fais l'hypothèse eu égard à mes semblables deviennent eux aussi, à la faveur de cette relation, une énonciation, le contenu d'un énoncé, de la même manière que mes propres mots et mes propres gestes ont une signification dans la mesure où ils se rapportent à ma volition, etc. (Avenarius, 1905 [1891], 6-7)

63Une lecture superficielle pourrait nous faire croire qu'Avenarius se montre lui aussi partisan de l'argument analogique : je sais que les mots que j'utilise et les gestes que j'exécute ont une signification, qu'ils se rapportent à mes propres vécus, de sorte que j'attribue une signification analogue aux mots et aux gestes du même type que ceux produits par mon prochain. Toutefois, en y regardant de plus près, on remarque que le fait que les mots et les gestes d'autrui aient une signification au même titre que les miens propres n'est pas pour Avenarius le fondement de l'hypothèse, mais ce qu'elle exprime. Autrement dit, il affirme, non pas que nous faisons l'hypothèse que les mots et les gestes de notre prochain ont une signification parce que ceux-ci sont similaires aux nôtres, mais plutôt que l'hypothèse selon laquelle les mots et les gestes de mon prochain ont une signification coïncide avec l'hypothèse selon laquelle ceux-ci sont similaires aux nôtres. Avenarius lui-même réitère cette assertion plus loin dans le texte, lorsqu'il affirme qu'« il s'agit là seulement d'une autre manière d'exprimer le présupposé selon laquelle il existe une signification non exclusivement mécanique des mouvements (et des sons) produits par nos semblables » (c'est-à-dire une signification de nature également linguistique, qui fait référence aux vécus) « quand je dis que mes semblables sont des êtres comme moi et que je suis un être comme eux » (Avenarius 1905 [1891], 9).

64Ainsi, ce n'est ni l'affinité entre moi et mon prochain qui fonde l'hypothèse de la signification des expressions d'autrui, ni, à l'inverse, la signification des expressions d'autrui qui fonde l'hypothèse d'une affinité entre moi et mon prochain. Ces deux assertions sont simplement deux manières de présenter la même hypothèse : l'hypothèse que l'autre est comme moi au sens où les mots et ses gestes, à l'instar des miens propres, ont une signification, renvoient à des vécus.

65Avenarius apparaît tellement éloigné de l'argument analogique que ce que ce qui l'intéresse ici n'est absolument pas le fait de pouvoir établir, sur la base d'une déduction, l'idée qu'autrui est comme moi, mais bien plutôt le fait de souligner qu'il n'y a pas de fondement possible à cette idée. Une idée qu'il tient pour un présupposé empiriocritique fondamental de l'affinité essentielle entre les hommes » (Avenarius 1905 [1891], 9). De même que nous ne pouvons justifier l'hypothèse que les autres sont des être comme nous, mais seulement présupposer selon laquelle les mouvements (et les sons) des autres hommes ont une signification non exclusivement mécanique » (Avenarius 1905 [1891], 9, souligné par moi). Pour Avenarius, il est clair que l'analogie ne peut justifier l'hypothèse qui fonde l'analogie pouvant exister entre moi et les autres : si l'expérience que j'ai de moi-même et celle que j'ai de mon prochain « sont comparables et homogènes, c'est parce que c'est moi qui, dès le départ, les tiens pour quelque chose de fondamentalement comparable » (Avenarius 1905 [1891], 11, souligné par moi).

66Ainsi, même s'il ne s'exprime pas avec la même clarté que Lipps sur le sujet, Avenarius a de toute évidence conscience du fait que le postulat selon laquelle les autres hommes sont similaires à nous, c'est-à-dire, que leur corps, à l'instar du nôtre, signifie quelque chose, doit précéder et fonder le fait de vouloir leur attribuer des vécus spécifiques, des significations successives. Ce n'est qu'en partant du postulat qu'il m'est possible d'affirmer que le geste d'autrui n'est pas simplement quelque chose de mécanique, mais également doué de signification. En revanche, je peux analyser et expliquer – en me fondant sur des considérations de nature épistémologique, parmi lesquelles l'argument ontologique – quelles sont les significations particulières des gestes d'autrui.

Le changement de point de vue et l'« introjection »

67Si, au début du Weltbegriff, Avenarius postule que les autres hommes sont semblables à nous, dans la suite de l'ouvrage, il analyse plus en détail « les différentes formes que peut prendre ce postulat » (Avenarius 1905 [1891], 26). Pour reprendre l'image utilisée par Lipps, on pourrait dire que, après avoir jeté le pont en direction de l'autre en vertu de « la thèse de l'affinité essentielle entre les hommes », Avenarius s'intéresse à ce que nous pouvons (et ne pouvons pas) faire passer sur celui-ci. Si, en effet, il faut bien admettre le postulat selon lequel les autres sont des êtres comme nous, rien n'indique pour pourtant que tout ce que nous attribuons à notre prochain à la faveur de cet acte soit acceptable au même titre.

68Comme nous l'avons vu précédemment, le concept naturel de monde participe de trois composantes principales : le moi, l'environnement et les autres hommes, lesquels constituent une certaine partie de l'environnement. Or, pour expliquer le mécanisme d'attribution des vécus à mon prochain, Avenarius se propose de schématiser le concept naturel de monde en le réduisant à trois éléments : moi-même, un objet de l'environnement et un autre individu, qu'Avenarius désigne respectivement au moyen des lettres « M », « R » et « T ». A cet égard, comme il le souligne : « le fait que chacun des trois composantes du système MTR puisse changer de place dans l'espace en fonction des circonstances et par là même prendre la place d'une autre composante appartenant au même système relève entièrement du champ de notre expérience » (Avenarius 1905 [1891], 68). Ainsi, en sachant que toute chose peut se trouver en un endroit de l'espace puis se retrouver dans un autre endroit, je peux également imaginer que je me trouve en un autre endroit, en particulier que je me trouve à la place de quelqu'un d'autre. De sorte que, comme l'écrit Avenarius, « M, “avec ses pensées”, adopte “en pensée” le point de vue de l'individu T, va dans le sens de ses énoncés » (Avenarius 1905 [1891], 69).

69Si, pour Avenarius, le fait de pouvoir se mettre à la place d'autrui est quelque chose de fondamental, il n'en présente pas moins le risque d'être mal interprété. En effet, si l'expérience nous dit que « deux ou trois composantes peuvent échanger leur points respectifs de l'espace », elle nous dit aussi « [qu']ils ne peuvent occuper simultanément qu'un seul et même point dans l'espace » (Avenarius 1905 [1891], 68]. Ce qui signifie que je peux adopter le point de vue d'autrui, mais qu'en ce cas autrui devient le moi. En d'autres termes, ou bien j'observe autrui de mon point de vue, ou bien j'adopte son point de vue, de sorte qu'il n'est plus « un autre » mais le moi. Il est impossible qu'autrui soit tout à la fois un autre individu et moi-même. Mais, dès lors que l'on cherche réaliser cette impossible union des deux points de vue, il se produit un glissement sémantique de l'expression « avoir un vécu » (une pensée, une expérience, etc.). A l'origine, j'ai des pensées au sens où je pense des pensées, où bien j'ai un vécu au sens où je fais l'expérience de ce vécu. En revanche, quand je me mets à la place d'autrui pour lui transférer mes pensées, mes expériences, etc., et qu'en même temps je cherche à fusionner les deux points de vue, de manière à en faire à la fois le moi et un autre individu, l'autre n'a pas ces vécus et ces pensées au sens où il lesvit et où il les pense, mais il les a en un sens fondamentalement différent. En ce cas, il les a comme quelque chose se trouvanten lui, en l'espèce, à l'intérieur de son cerveau, qu'Avenarius désigne par l'expression « système C » :

M laisse l'individu T et, par là-même, son système C, c'est-à-dire Cₜ, au “point de vue” où il se trouvait (…). C'est ainsi que les “points de vue” sont réunis “par la pensée”, comme l'est aussi, par voie de conséquence, le système C de l'individu à la “pensée”. Résultat : à présent, le système Ct a, d'une certaine manière, une “pensée”. (Avenarius 1905 [1891], 69)

70En ce cas, « M place (de manière inconsciente, involontaire et sans aucune distinction) à l'intérieur de son semblable T des perceptions de choses empiriques qu'il (M) a trouvé en lui-même, mais aussi la pensée, le sentiment et la volonté » (Avenarius 1905 [1891], 27).

71Le résultat de cette fusion abusive selon laquelle les gestes d'autrui ont une autre signification – c'est-à-dire qu'ils renvoient à des vécus, qu'ils sont des « contenus d'énoncés » ou des « valeurs-E » (comme les appelle Avenarius) – est interprétée au sens où l'autre a les vécus en lui-même. Pour décrire ce phénomène, Avenarius se sert du terme « introjection », qui désigne un concept destiné à devenir le plus populaire de sa philosophie.16 L'objectif d'Avenarius n'est pas de décrire, mais de critiquer cette problématique inhérente au postulat de l'affinité humaine, en se demandant « si pour M le postulat des valeurs-E de T est inexorablement lié au fait de présupposer que T a les valeurs-E, c'est-à-dire au fait qu'elles sont insérées [Einlegung] en lui » (Avenarius 1905 [1891], 66).

72Avenarius, tout en la considérant comme « inexorablement liée » à la problématique de l'expérience d'autrui, estime que l'introjection doit être rejetée, en ce qu'elle porte en elle une falsification fondamentale de l'expérience, et, par là, une quantité de problèmes philosophiques apparemment insolubles. En effet, tandis que, à l'origine, le concept naturel du monde se présente comme une réalité unitaire et homogène, en ce que ses diverses composantes (le moi, l'environnement et les autres hommes) sont amalgamés par le fait d'être quelque chose dont on fait l'expérience, quelque chose de « trouvé » [ein Vorgefundenes] (Avenarius 1905 [1891], 2, 24-25, 82), « à cause de l'introjection, l'unité naturelle du monde empirique se trouve scindée en deux directions : celle du monde extérieur et celle du monde intérieur, celle de l'objet et celle du sujet » (Avenarius 1905 [1891], 29). Il en résulte une difficulté croissante à expliquer le rapport qu'entretiennent ces deux dimensions, étant donné que « si l'on part de l'être, on n'obtient jamais les objets à l'intérieur de la conscience, si l'on part de la conscience, on ne parvient jamais à l'objet » (Avenarius 1905 [1891], 60).

73Il convient de souligner que, pour Avenarius, l'introjection naît dans le rapport à autrui, et qu'elle pourrait, en un sens, être acceptable – malgré toutes les interrogations que cela soulève à propos de l'« intérieur » et l'« extérieur » – pour autant que c'est en référence à autrui. En réalité, les véritables problèmes surgissent partir du moment où nous nous transférons l'introjection à nous-mêmes. Ce qui se produit alors est que, en dépit du fait que « l'introjection n'ait de valeur que du point de vue d'un individu dans son rapport à un autre individu (,) le point de vue de l'introjection est modifié de telle sorte que ce qui vaut pour M au sujet de T et pour T au sujet de M finit par valoir également pour M et pour T au sujet d'eux-mêmes » (Avenarius 1905 [1891], 30). Il en résulte une falsification de son propre vécu personnel, puisque :

Dans l'expérience naturelle, les pensées ne sont pas quelque chose d'intérieur (c'est-à-dire les composantes, les événements, les activités d'un monde intérieur), mais c'est seulement à la suite de l'insertion initiale et au transfert consécutif de l'insertion au responsable de l'insertion, suite à l'auto-insertion (Selbsteinlegung] pour ainsi dire, qu'on peut les éprouver comme telles. (Avenarius 1905 [1891], 31)

74En d'autres termes, dans la mesure où, dans mon vécu, je ne fais pas l'expérience de mes pensées, sentiments, etc. comme quelque chose d'intérieur, le simple fait de considérer l'expérience de mon prochain comme quelque chose qui se déroule dans une sphère intérieure représente un pervertissement du postulat de l'affinité humaine, en ce que je devrais attribuer à mon prochain ce qui vaut pour moi-même. Toutefois, ce qui se produit est encore plus problématique, parce qu'après avoir « introjecté » les vécus d'autrui, je me mets à considérer mes propres expériences également comme quelque chose d'interne, de sorte que je finis par m'appliquer à moi-même quelque chose qui ne vaut pas pour moi.

75Pour se défaire de l'introjection et des problèmes qu'elle implique, il faut donc éviter la superposition du point de vue du moi et du point de vue d'autrui qui en est la cause. Afin de maintenir séparées les deux perspectives, je n'ai en réalité guère d'autre choix que : (1) de me considérer moi-même de mon propre point de vue ; (2) de considérer autrui à partir de mon propre point de vue, en vertu duquel il est quelqu'un d'autre ; (3) d'adopter le point de vue d'autrui, en vertu duquel il devient le moi.

76Attendu que, dans le premier et dans le dernier cas, nous n'avons affaire qu'au moi, c'est le deuxième point qu'il convient ici d'éclaircir, en expliquant comment fait autrui pour être une autre personne (c'est-à-dire quelqu'un comme moi, le moi), tout en demeurant quelque chose d'autre (une partie de mon environnement). En guise de réponse, Avenarius propose de s'en tenir au fait que les gestes des autres hommes ont une signification, que ce sont des énoncés, exactement de la même manière que nos propres gestes, sans toutefois que nous les interprétions comme des signes de ce qui se produirait au-dedans d'eux, dans la supposée sphère intérieure. En d'autres termes, pour Avenarius, autrui n'est pas cette partie de l'environnement qui, tout en ressemblant à un automate, a en réalité une expérience au-dedans de soi, mais cette partie de l'environnement dont les mouvements sont pour nous doués de signification. Ainsi, le vécu d'autrui en tant qu'autre ne se caractérise pas par sa mystérieuse intériorité, mais par le fait qu'il est susceptible de communiquer au travers de ses énoncés, à la faveur de ses gestes.

La fonction de l'expérience d'autrui pour la connaissance de moi-même

77Le fait que l'expérience d'autrui, en vertu de sa capacité à donner une signification aux gestes d'autrui, puisse faire partie de mon expérience est d'une importance capitale aux yeux d'Avenarius. En effet, si je m'en tenais à mes propres vécus, je ne pourrais jamais savoir que ceux-ci dépendent de moi, plus précisément de mon cerveau. En observant la relation entre les vécus d'autrui (communiqués à travers les énoncés) et son corps, nous avons en revanche la possibilité de mettre à jour cette dépendance. C'est ainsi que s'applique de manière particulière à la connaissance du lien psychophysique entre l'esprit et le cerveau ce qui vaut déjà pour la connaissance du fonctionnement du corps en général, en d'autres termes que :

C'est effectivement des autres individus que j'ai tiré les déterminations analytiques de l'individu humain : ce je connais comme étant la constitution interne de mon corps, mes muscles (en y incluant les vaisseaux), les vaisseaux eux-mêmes, le sang et la nutrition, les nerfs et pour finir le système C, je ne le “connais” avant tout parce que j'analyse le corps d'autrui et que j'applique ensuite cette connaissance à mon propre corps. (Avenarius 1905 [1891], 22)

78Mais Avenarius va plus loin. Pour lui, non seulement je n'acquiers ces connaissances que grâce à l'observation des autres, mais ce n'est que pour me représenter la dépendance entre mon expérience et mon cerveau que je dois me considérer comme quelqu'un d'autre, comme un individu tiers. En effet, du point de vue du moi, un lien vécus-cerveau est impensable, dans la mesure où, dans une perspective à la « première personne », la seule chose qui se manifeste est mon vécu, de sorte qu'il n'y a pas quelque chose comme les vécus d'un côté et ce dont ils sont censés dépendre de l'autre. Inversement, quand j'observe mon prochain, la dualité entre ses vécus (communiqués par les énoncés) d'une part, et ce dont ils dépendent (son organisme, ce qui constitue l'environnement, etc.) d'autre part, ne doit pas simplement être admis mais aussi donné empiriquement.17 C'est la raison pour laquelle, comme l'écrit Avenarius, au moment même où quelqu'un pense ses expériences comme étant dépendantes de son cerveau, « puisqu'il ne peut adopter d'autre point de vue que le sien propre, alors, à la faveur de cette “auto-observation”, la seule chose qu'il puisse faire est d'imiter l'observation des autres individus » (Avenarius 1905 [1891], 90).

Avenarius comme source possible de Lipps

Affinités entre les conceptions de Lipps et d'Avenarius

79Après avoir proposé une brève reconstruction des idées d'Avenarius en ce qui concerne le problème de l'expérience d'autrui, il convient d'analyser plus en détail les affinités qui existent entre elles et les développements de Lipps sur la question.

80Les réflexions de Lipps sur l'expérience d'autrui, on l'a vu, s'avèrent novatrices à deux points de vue : en plus d'opérer une claire distinction entre la question conceptuelle et la question épistémologique, Lipps défend l'idée qu'il est impossible d'expliquer notre capacité originaire à connaître autrui en tant qu'autre individu. Or, quand bien même ne reconnaît-il pas explicitement l'existence de deux problèmes différents, Avenarius fait la distinction entre le postulat fondamental selon lequel autrui est semblable à moi – thèse qui ne peut être fondée mais qui, au contraire, a un caractère fondateur – et l'analyse de la manière dont ce postulat trouve à s'exprimer. C'est la raison pour laquelle la critique adressée par Lipps aux partisans de l'argument analogique (c'est-à-dire le fait de présupposer ce qui doit en réalité être démontré) ne s'applique pas à Avenarius, dans la mesure où celui-ci distingue, d'une par le présupposé selon lequel autrui est comme moi et ses gestes doués de signification, et d'autre part ce qu'implique un tel présupposé. Par ailleurs, de même que Lipps, après avoir cherché à fonder l'expérience d'autrui sur un « instinct » primitif et inexplicable, a recours aux mécanismes expressif et imitatif pour illustrer la manière dont se manifeste concrètement l'attribution des vécus à notre prochain, Avenarius interprète l'existence d'autrui en termes « d'affinité humaine » avant d'analyser ce qui se passe (pour le meilleur et pour le pire) quand nous tentons d'attribuer à autrui une expérience semblable à la nôtre.

81Le troisième élément caractéristique de la conception de Lipps est la manière dont ce dernier insiste sur le caractère spécifique – par rapport à tous les types de relations existant entre les phénomènes empiriques – de la relation entre le corps d'autrui et les vécus qui lui sont attribués, c'est-à-dire le fait que le premier exprime ou signifie les seconds. Pour Avenarius, nous l'avons vu, ce qui caractérise autrui est précisément que ses mouvements corporels, à la différence de ceux des autres objets du monde, ont pour nous une valeur d'énoncés, c'est-à-dire qu'ils expriment des significations, qu'ils communiquent quelque chose. Ainsi, les deux auteurs développent leurs réflexions sur l'expérience d'autrui à partir du thème de la significativité des gestes corporels, de soi-même et d'autrui, et voient précisément dans cette caractéristique ce qu'il y a de propre à l'homme (et, plus généralement, aux êtres doués de conscience) parmi tous les phénomènes physiques du monde.

82Le quatrième point qui caractérise la théorie de Lipps est le fait que l'attribution des vécus à notre prochain s'apparaît pas comme une simple déduction logique mais comme le fait de se sentir dans l'autre. Même si le mécanisme de l'Einfühlung, qui participe de la coopération entre la pulsion expressive et la pulsion imitative, peut sembler en tant que tel totalement étranger aux considérations d'Avenarius, on trouve divers passages où Lipps propose une description du processus empathique qui n'est pas sans rappeler les développements d'Avenarius sur l'introjection, la fusion des points de vue et le fait de se mettre à la place d'autrui. On l'a dit, c'est de manière avant tout spatiale qu'Avenarius interprète ce phénomène, l'« endroit » d'autrui étant entendu en un sens littéral, comme le lieu qu'il occupe. Nous avons vu plus haut comment Lipps parle lui aussi de l'individu en tant que « lieu dans le complexe réel-concret du monde ». Quoi qu'il en soit, on trouve dans Die ethischen Grundfragen (1899) – c'est-à-dire dans l'ouvrage de Lipps consacré au thème de l'expérience d'autrui le plus contemporain du Weltbegriff – une description qui rappelle encore plus précisément celle proposée par Avenarius :

Nous savons comment nous pouvons induire une modification de nous-mêmes en pensée. Nous pouvons prétendre ou espérer que nous sommes autrement en tel ou tel point (…) Nous pouvons nous déplacer ici ou là en pensée, par exemple dans des époques reculées ou dans des régions éloignées. Nous pouvons aussi nous déplacer dans les corps des autres. Et c'est ce que nous faisons chaque fois que nous pensons à personnalité étrangère à nous ou qu'une personnalité étrangère se présente à nous. (Lipps 1899, 13)

83La différence fondamentale entre les deux auteurs semble résider dans la caractérisation négative qu'Avenarius donne de la fusion des deux points de vue, à la faveur de laquelle je suis tout à la fois moi et moi dans un autre. Chez Lipps, ce phénomène, loin d'être critiqué, se révèle être le cœur même du processus d'Einfühlung :

Je ne me libère pas de mon vécu comme s'il n'était plus le mien, je ne le “projette” [projiziere]18 pas, comme on dit, dans le corps d'autrui, où sens où je m'en déferais spatialement pour le transplanter ailleurs. Je ne l'“objectivise” pas de sorte qu'il cesse[rait] d'être subjectif. (…) Mais l'acte consiste ici tout entier dans le fait que, dans le même temps, je reconstitue mon propre vécu reproduit à l'intérieur de la personne étrangère, c'est-à-dire dans le fait que celui-ci, dans le même temps, et sans cesser d'être le mien, se confond pour moi dans la personne étrangère en un seul et même complexe homogène de représentations. C'est ainsi que, pour la conscience, la personnalité étrangère et la personnalité propre sont, de manière, non pas figurée, mais très concrète, une seule et même chose en un point donné. (Lipps 1899, 15)

84On retrouve une description similaire de ce processus (déplacement à la place d'autrui, disposition à l'intérieur de lui, union entre lui et moi) dans « Einfühlung, innere Nachahmung und Organempfindungen » (1903b), où Lipps analyse plus en détail le rôle de l'« imitatif » dans l'Einfühlung :

En un mot, je me retrouve à présent entièrement dans la figure en mouvement avec mon sentiment d'activité. Moi aussi je suis spatialement (dans la mesure où il peut être question d'une spatialité du moi) à sa place. Je me suis insinué [hineinversetzt] en elle. Je suis, du moins pour ma conscience, totalement identique à elle. (Lipps 1903b, 191, souligné par moi)

85A cet égard, on pourrait donc parler d'une réévaluation positive du processus d'introjection, si vivement critiqué par Avenarius. Même si Lipps introduit dans cette analyse le concept d'« imitation », to|talement absent de l'œuvre de son collègue, la description de la manière dont se conjoigne les deux perspectives, de la manière dont je me mets à la place d'autrui tout en restant moi-même – de sorte que je suis tout à la fois moi-même et moi-même dans un autre – présente d'étroites affinités chez les deux auteurs. En outre, les deux auteurs admettent l'un et l'autre que c'est dans le fait de se mettre à la place d'autrui qu'il convient de trouver l'origine de cette idée selon laquelle les vécus sont quelque chose d'attribuable à un individu, quelque chose que l'individu possède, par opposition à leur manifestation originelle comme quelque chose d'immédiatement vécu par le sujet. Si le fait « d'avoir » des vécus est interprété négativement par Avenarius, dans la mesure où il y voit l'expression de l'introjection, en revanche, pour Lipps il s'agit là du fondement même de la psychologie « explicativo-causale », laquelle traite des rapports entre l'individu et ses contenus de conscience.

86Enfin, le dernier aspect caractéristique de la théorie de Lipps est l'analyse de ce que nous avons défini comme le moment « rétroactif », le phénomène à la faveur duquel je suis fondamentalement pour la conscience d'autrui et que l'autre agit « rétroactivement » sur ma propre conscience. On retrouve ce thème chez Avenarius, lequel reconnaît à la connaissance d'autrui une fonction aussi bien positive que négative pour la compréhension de moi-même. Au point de vue négatif, c'est seulement dans le rapport à notre prochain que se fait jour l'idée d'une opposition entre un monde extérieur et un monde intérieur, laquelle de retrouve ensuite transférée à nous-mêmes, de telle sorte que nous en venons à considérer nos propres expériences comme quelque chose d'« interne » et que nous nous sommes alors victimes d'une auto-introjection réflexive. Au point de vue positif, la connaissance d'autrui est au fondement de l'étude de l'organisme en général et du cerveau en particulier, vu que c'est seulement grâce à notre prochain que nous parvenons à connaître (ou même simple|ment à penser) la dépendance de nos expériences avec le système nerveux. Nous l'avons vu, pour Lipps également, l'étude de l'expérience d'autrui se trouve au principe de la connaissance scientifique de soi-même, en ce qu'elle apparaît comme le fondement tout à la fois de la psychologie explicativo-causale, qui étudie les rapports entre les vécus et l'individu, et de la psychophysiologie, qui analyse le cerveau en tant que substrat des contenus de conscience.

Présence d'Avenarius dans le débat sur l'Einfühlung

87Ainsi, si les affinités thématiques semblent suggérer que Lipps a été influencé par les réflexions de son collègue en ce qui concerne la question de l'expérience d'autrui, il existe d'autres données susceptibles d'étayer cette hypothèse. En premier lieu, il faut garder à l'esprit qu'Avenarius était une figure importante dans le milieu philo|sophique et psychologique de langue allemande de la fin du XIXe siècle, ainsi que le fondateur et le directeur de l'influente revue Vierteljahrsschrift für wissenschaftliche Philosophie, dans laquelle Lipps publia (Lipps 1885, 1889) et eut, en cette occasion, quelques brefs échanges épistolaires avec son collègue.19 En second lieu, même si Avenarius n'utilise jamais le terme « Einfühlung », le lien entre ce concept et celui d'« introjection » était largement admis à l'époque,20 comme le démontrent les entrées du Handwörterbuch der Philosophie de Rudolf Eisler datant de la même époque. De manière tout à fait significative, lorsque l'on consulte l'entrée « Einfühlung » du dictionnaire (Eisler 1922a): (1) la première définition sur laquelle on tombe est l'« insertion » (Einlegung] ou l'« introjection » (Introjektion] de notre être intérieur dans les choses » ; (2) le lecteur est renvoyé à l'entrée « Introjektion » (Eisler 1922b), à laquelle on trouve dans la bibliographie proposée, le nom de Lipps, suivi d'un renvoi à l'entrée « Einfühlung ».

88Le lien entre les idées d'Avenarius et le débat alors émergent sur l'Einfühlung est en outre confirmé par le fait que son nom et le concept d'« introjection » sont mentionnés par d'autres auteurs, moins avares de citations que Lipps. C'est ainsi que Moritz Geiger, l'un des élèves de Lipps les plus connus, cite également Avenarius dans la bibliographie qui conclue son article Über das Wesen und die Bedeutung der Einfühlung (1911), en référant, non au Weltbegriff (comme on aurait pu s'y attendre), mais à son œuvre la plus célèbre, la Kritik der reinen Erfahrung (1888-1890). Heinrich Gomperz se réfère explicitement à Avenarius lorsqu'il propose le terme « Endopathie », réunissant par là-même les concepts avénariens d'Introjektion et d'Einlegung avec celui d'Einfühlung (Gomperz 1905, 166). La figure d'Avenarius apparaît en outre dans les œuvres sur l'Einfühlung d'auteurs de l'école phénoménologique comme Scheler ou Husserl. Pour ce qui est du premier, on trouve le nom Avenarius mentionné une fois dans son premier écrit (lequel a pour thème la « sympathie »), à propos, plus précisément, du problème des « autres corps » (Scheler 1913, 145). Par la suite, le thème revient à plusieurs reprises dans Der Formalismus, en particulier quand Scheler oppose la « théorie de l'introjection » à la théorie spéculaire de la « projection », dont l'Einfühlungstheorie ne serait que l'autre nom (Scheler 1916, 419-426). On retrouve le lien entre Introjektion et Einfühlung chez Husserl également. Dans Ideen II, Husserl distingue les deux concepts, qui sont pour lui l'expression, respectivement, de l'attitude [Einstellung] « naturaliste » et de l'attitude « personnaliste » vis-à-vis d'autrui (Husserl 1952 [1912], §§47-49). La figure d'Avenarius apparaît aussi dans les manuscrits sur l'intersubjectivité des premières décennies du XXe siècle, aussi bien dans une confrontation directe et explicite avec sa philosophie (Husserl 1973, 131-138) que comme référence constante, comme le montre l'utilisation de termes typiquement avénariens, tels que : « Introjektion », « Zentralglied », « Vorfinden » ou encore « Umbegung ».21 En particulier, les notes dans lesquelles Husserl analyse la manière dont l'idée d'autrui se constitue à partir de la possibilité qu'a le moi de se représenter son propre « changement de position » [Stellungswechsel] ne sont pas sans rappeler les réflexions de Lipps, et surtout, d'Avenarius sur le sujet. Husserl rappelle en effet à plusieurs reprises le caractère « contradictoire » du fait d'être en même temps soi-même et une autre personne, situation dans laquelle on cherche forcément à réunir le vécu de son propre point d'observation avec le point d'observation d'autrui. Toutefois, pour Husserl, cette « contradiction » s'avère nécessaire pour mettre à jour que l'autre ne peut être un autre moi, mais doit justement être un autre.22

89Quoi qu'il en soit, il ne nous appartient ici pas d'analyser la réception des arguments d'Avenarius et de Lipps par Husserl, ce qui constituerait un véritable travail de recherche en soi. Ce qui nous intéresse ici, c'est plutôt de souligner qu'Avenarius ne peut en aucun cas être tenu pour une figure étrangère au débat sur l'Einfühlung, dans la mesure où, étant donné la notoriété de ses travaux, sa position originale en ce qui concerne le problème de la connaissance d'autrui n'a pas pu passer inaperçue.

Conclusion

90Comme nous l'avions spécifié d'entrée, l'absence de références directes dans les ouvrages de Lipps ne nous permet pas d'avancer avec certitude qu'il a lui aussi fait partie des auteurs qui se sont inspirés des idées d'Avenarius. Nous n'en avons pas moins montré que l'existence de fortes affinités entre les idées de ces deux penseurs constitue un argument fort en faveur de cette thèse. Plus précisément, de manière assez significative, ce sont les développements de Lipps sur le thème de l'expérience d'autrui (précisément ce qui fait son originalité par rapport aux autres théoriciens de l'époque) qu'Avenarius semble avoir permis, d'une certaine façon, d'anticiper.

91Pour résumer, on rappellera ici ce qui fait l'originalité à la fois de Lipps et d'Avenarius sur la question l'expérience d'autrui: (1) le fait de distinguer la dimension « conceptuelle » et la dimension « épistémologique » de l'attribution des vécus à autrui, le fait, par conséquent, de considérer l'existence d'êtres « comme moi » comme un postulat fondateur plutôt que comme une déduction à justifier, le fait d'interpréter la compréhension des vécus d'autrui comme une attribution de significations à la corporéité d'autrui plutôt que comme un simple lien analogique induit par la ressemblance entre mon corps et celui d'autrui ; (2) le fait de décrire la dynamique du fait de se mettre à la place d'autrui en restant soi-même ; (3) enfin, le fait de mettre en évidence le rôle « rétroactif » de la connaissance de son prochain sur la connaissance de soi.

92Ces analogies indéniables entre les deux auteurs, auxquelles s'ajoute la circulation bien documentée des idées d'Avenarius parmi les autres penseurs s'étant intéressés à l'Einfühlung, nous permettent d'affirmer que, sur le thème de l'attribution des vécus à son prochain, Avenarius représente une source non seulement possible, mais plausible de Lipps.

93(traduit de l'italien par David Romand)

    Notes

  • 1 Si je suis bien consciente du fait qu'il n'existe pas de traduction adéquate du terme « Einfühlung », j'ai décidé de recourir, dans cet article, non seulement à l'original allemand, mais aussi au français « empathie », dans la mesure où ce dernier terme me permet d'utiliser les formes dérivées (« empathique », « empathiser », etc.), et ainsi d'éviter de recourir à des périphrases qui auraient alourdi le texte. Quoi qu'il en soit, le lecteur est invité à garder à l'esprit que, lorsque j'utilise ces expressions, je me réfère toujours au terme allemand « Einfühlung », pris dans toute sa particularité et sa diversité sémantiques.
  • 2 Au cours des dernières décennies du XXe siècle, divers auteurs, à commencer par Robert Gordon, ont remis en cause les conceptions traditionnelles du processus d'attribution des vécus de conscience à d'autres individus, selon lesquelles ce processus se fonderait sur une explication – c'est-à-dire une fonction théorique, bien que relevant encore du sens commun – du comportement d'autrui. Par opposition à ces conceptions – réunies, en dépit de leur hétérogénéité sous l'étiquette « theory-theory », dans la mesure où, en ce cas, chacun d'entre nous élaborerait une sorte de « théorie » naïve selon laquelle les autres aussi ont un esprit – Gordon et les autres partisans de la « simulation-theory » affirment que la compréhension que nous avons d'autrui se fonde sur un processus imitatif, sur le fait de recréer et de revivre en nous ce qui est éprouvé par autrui (« simulant » ainsi les vécus de celui-ci). C'est précisément l'affinité entre cette thèse et le débat sur l'Einfühlung, tel qu'il s'est manifesté entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle, qui a contribué au regain d'intérêt pour Lipps, en tant que possible pionnier de la « simulation-theory ». Sur cette question, voir : Marraffa (2021).
  • 3 Notre objectif n'est pas ici de fournir un compte-rendu complet de la littérature, désormais assez fournie, sur Lipps. Je ne citerai ici que quelques publications notables. Sur Lipps et la réflexion phénoménologique sur l'empathie, on peut mentionner : Moran (2004) et Agosta (2014);. Sur Lipps et le débat entre simulation theory et theory-theory, voir par exemple : Jesen & Moran (2012) et Zahavi (2010, 2014). Sur les théories de Lipps comme « anticipant » la découverte des neurones-miroirs, voir avant tout : Gallese (2001, 2003). Naturellement, on trouve aussi des travaux qui, en plus de traiter de Lipps, font le lien entre phénoménologie, simulation-theory et neurones-miroirs, tels que: Costa (2008), Gallese (2012) et Zahavi (2014).
  • 4 La forme « hineinfühlen » se trouve déjà chez des auteurs comme Herder ou Novalis. Cf. Pinotti (2011). Sur Robert Vischer comme pionnier des réflexions de Lipps, voir par exemple : Thirioux & Jorand (2008) et Nowak (2011).
  • 5 Par « psychologie » pure, Lipps désigne « la science de la conscience » dans son « absolue opposition aux sciences de la nature »(Lipps 1906b, 8). Sur la façon dont une psychologie ainsi conçue est susceptible de répondre aux accusations de « psychologisme » émanant des partisans de la nouvelle philosophie phénoménologique, voir : Raspa (2002).
  • 6 Voir par exemple le paragraphe ajouté par rapport à la première édition, page 195.
  • 7 On pense ici par exemple au passage sur le point de vue « animiste » [animistisch] ou « animisant » [beseelend] sur la réalité qui nous entoure qui se trouve au chapitre, consacré à l'Einfühlung, du Leitfaden der Psychologie (1903a, 200). Voir également le passage consacré au rapport entre animisme et déduction analogique dans Zur Einfühlung (1913, 441-443).
  • 8 Pour une analyse de la discussion du concept de « sympathie » dans le contexte britannique de la fin du XIXe siècle, voir : Lanzoni (2009).
  • 9 Sur l'expérience d'autrui dans la philosophie antique, voir : Tsouna (1998).
  • 10 C'est ainsi que Descartes, dans la cinquième partie du Discours de la méthode et dans le deuxième partie des Méditations métaphysiques, met le doigt sur la question, lorsqu'il s'interroge sur la manière de distinguer les hommes des automates d'apparence humaine. A y regarder de plus près, Descartes ne cherche pas vraiment à répondre à la question : « comment puis-je savoir que les autres hommes sont eux-aussi des moi ? ». En effet, dans le Discours, ce qui l'intéresse est le fait de pouvoir établir ce qui différencie l'homme de la machine et, dans les Méditations, l'exemple de la distinction entre homme et automate vient après celui, bien plus connu, du morceau de cire, par lequel il entend montrer que toute expérience sensible contient aussi nécessairement un jugement intellectif.
  • 11 Pour ce paragraphe, nous nous sommes inspirés de la reconstruction de l'histoire du problème philosophique de l'expérience d'autrui proposé par Hyslop (1995, 2019), Avramides (2001) et Schloßberger (2005).
  • 12 Sur le problème de l'expérience d'autrui chez Reid, voir : Somerville (1989).
  • 13 Dans la reconstruction historique de l'expérience de l'autre qu'il propose, Schloßberger analyse aussi les positions de Droysen et de Dilthey. Toutefois, bien que la réflexion herméneutique sur le fait de « comprendre », sur le « Verstehen », soit conceptuellement très proche de celle sur l'Einfühlung, force est de constater que l'intérêt porté par Droysen et Dilthey à la question de la compréhension de l'expérience d'autrui ne concerne pas tant la question de savoir comment nous pouvons affirmer l'existence d'êtres pensants autres que nous, que le fait de pouvoir définir les modalités cognitives propres au domaine de l'esprit, spécifiquement humain, par opposition au domaine des sciences de la nature. Sur le rapport entre herméneutique et le débat sur l'Einfühlung, voir : Stueber (2006, 10 & 195 en particulier), Coplan & Goldie (2011, XV sqq) et Pinotti (2011, 79 sqq). Ainsi, sans vouloir nier le fait que Droysen et Dilthey aient fait partie de l'arrière-plan culturel dans lequel Lipps a puisé pour ses travaux sur l'Einfühlung, il semble que nous devions exclure l'idée que ces penseurs aient pu constituer une source d'inspiration pour ce qui est du problème spécifique de l'attribution d'une psyché à un autre individu. Par ailleurs, on est en droit de se demander si, parmi les auteurs qui se sont occupés du problème de l'expérience d'autrui, on ne doit pas inclure Hume, attendu que la difficulté qu'il y a à justifier la conviction que notre prochain est un être pensant peut être considérée comme une conclusion sur laquelle débouche sa philosophie (comme l'a montré Reid). Toutefois, il ne semble pas que, dans ses œuvres, Hume ait formulé le problème explicitement, n'ayant jamais remis en cause la sympathie et la ressemblance de constitution entre les individus. De fait, même s'il existe une étude sur le problème de l'expérience de l'autre chez Hume (Waldow 2009), celle-ci ne traite pas tant de la manière dont Hume pose le problème que la façon dont, au sein de son système de pensée (qui laisse cette question en suspens), on peut trouver des instruments conceptuels permettant de le résoudre. On peut ainsi affirmer que l'importance, soulignée plus haut, que revêt chez Hume pour la pensée lippsienne ne s'étend pas à la question de l'expérience d'autrui.
  • 14 La formulation de ce problème remonte à Thomas Nagel (1986, 19) : « La dimension la plus importante de la question d'autrui comme être pensant n'est pas le problème épistémologique (« comment puis-je savoir que les autres hommes ne sont pas des zombis ? »), mais le problème conceptuel : « comment puis-comprendre le fait d'attribuer des états mentaux aux autres ? ». Il semble toutefois que, dans le champ analytique, Wittgenstein (1953, §283sqq) ait été le premier à mettre en évidence le problème conceptuel de l'autre comme être pensant. Sur cette question, voir aussi : Hyslop (1995, 8), Avramides (2011), Vaaja (2015, 19sqq).
  • 15 Nous avons volontairement exclu de de notre analyse des écrits traitant de la reconstruction du débat sur les vécus d'autrui l'article de M. Geiger, « Über das Wesen und die Bedeutung der Einfühlung » (1911). Bien que, dans l'analyse qu'il propose, il commence justement par la question de l'expérience d'autrui, Geiger se concentre sur les diverses théories concernant l'empathie en général plus que sur le problème spécifique des vécus d'autrui en particulier. Par exemple, il distingue entre les partisans de la thèse selon laquelle le contenu empathisé est un contenu représentationnel et ceux qui qui s'opposent à une telle conception ; tout comme il distingue les différentes thèses sur le mécanisme qui régissant l'empathie : association, auto-objectivation, imitation. C'est la raison pour laquelle il se réfère avant tout à des œuvres en rapport à l'empathie esthétique, plus qu'au problème de l'expérience d'autrui, par exemple : Volkelt (1876, 1905), Witasek (1901, 1904). Groos (1902), Meumann (1908). En particulier Geiger peut se servir des théories de l'empathie en général parce qu'il ne comprend pas le problème de l'expérience d'autrui dans sa spécificité philosophique et qu'il l'envisage explicitement comme une question psychologique  (cf. Geiger, 2011, 31). De fait, le problème de l'expérience d'autrui se réduit à trois questions psychologiques : (1) quel est le contenu des vécus qui constituent cette expérience ? ; « (2) quels sont les mécanismes psychiques qui régissent ces vécus ? ; (3) de quelle manière évoluent ces mécanismes au cours de la vie individuelle ? En posant la question en ces termes, Geiger peut ainsi considérer toutes les réponses apportées par les théories de l'empathie à ces trois questions particulières comme autant de réponses à la question de l'expérience d'autrui en tant que telle.
  • 16 Comme le montre aisément une recherche effectuée à l'aide de Google Ngram, la terme « Introjektion » apparaît pour la première fois en 1891, précisément dans Der menschliche Weltbegriff d'Avenarius (1905 [1891]). Il sera ensuite repris par les commentateurs d'Avenarius, mais aussi par un certain nombre d'auteurs qui se le réapproprieront, favorisant ainsi sa diffusion. Le même phénomène s'observe à l'étranger, les traductions respectives du terme « Introjektion » en anglais, français, italien et espagnol ne s'observant pas avant 1891, date à partir de laquelle il commence à circuler.
  • 17 Pour approfondir la question, voir : Russo Krauss (2016).
  • 18 Le concept de « projection » joue un rôle important dans la pensée du psychologue herbartien Theodor Waitz. Sur ce thème, voir : Romand (2015, 392sqq).
  • 19 En particulier, dans les cahiers dans lesquels Avenarius transcrivait le courrier qu'il envoyait, sont mentionnés quatre courtes lettres à Lipps. Cf. R. Avenarius, Nachlass, Staatsbibliothek zu Berlin-Preußischer Kulturbesitz, Handschriftsabteilung, Kasten 12.
  • 20 Naturellement, nous faisons encore ici référence au lien entre la notion avénarienne d'Introjektion et celle d'Einfühlung. Il faut en effet garder à l'esprit qu'en 1910 Sándor Ferenczi publia « Introjektion und Übertragung » (1910), texte qui inaugure l'appropriation du terme forgé par Avenarius (en un sens très différent) dans le champ des études psychanalytiques. Ce qui signifie qu'après cette date le recours à la notion d'« introjection » dans les travaux sur l'empathie n'indique pas forcément que l'auteur se réfère à Avenarius. C'est le cas par exemple de l'article de Sändor Koväcs, « Introjektion, Projektion und Einfühlung » (1912), dans lequel l'auteur se réfère en l'espèce au concept ferenczien d'introjection.
  • 21 Nous avons vu comment, pour Avenarius, toute expérience participe de deux composantes fondamentales : le moi et l'environnement [Umgebung]. Il nomme les deux éléments de cette corrélation respectivement « Zentralglied » et « Gegenglied ». Husserl reprend à son compte le premier terme pour désigner le « Leib » comme centre de l'expérience. Le verbe « vorfinden »et ses dérivés, en revanche, sont utilisés par Avenarius pour indiquer l'expérience et ce qui appartient à l'environnement empirique. Dans l'introduction au Weltbegriff (1905 [1891]), il affirme que le propre de l'expérience est « [d']être quelque chose de trouvé [ein Vorgefundene] » – le terme, qui n'apparaît qu'une seule fois dans l'ouvrage, étant mis en exergue. Ainsi, bien que« vorfinden »soit un terme commun en allemand, il acquiert au travers de l'usage qu'en fait Avenarius une valeur particulière, laquelle se retrouve dans les écrits de Husserl sur l'intersubjectivité. On retrouve un semblable usage du terme dans les œuvres de Lipps, par exemple dans l'incipit du Leitfaden, où l'on peut lire que les « contenus de conscience ne peuvent être définis » et ne peuvent être décrits qu'au moyen d'autres expressions, comme « ce qui est immédiatement trouvé » [Vorgefunden] ou vécu » (Lipps, 1903a, 1) ; ou encore dans le premier article des Psychologische Untersuchungen, dans lequel les expressions « vorfinden » et « Vorgefundene » reviennent fréquemment pour désigner l'« Erlebnis » en rapport aux Empfindungen et aux Vorstellungen (à la différence des Gefühle, qui ne sont pas « donnés » mais « immédiatement vécus » dans la relation au moi). Cf. Lipps (1905, 85-86).
  • 22 Voir notamment les textes n°. 8 et 9 (1914-1915), dans Husserl (1973, 251-287).

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Publication details

Published in:

Romand David, Tchougounnikov Serge (2021) Theodor Lipps (1851-1914): psychologie, philosophie, esthétique, langage/psychology, philosophy, aesthetics, language. Genève-Lausanne, sdvig press.

DOI: 10.19079/138650.4

Full citation:

Russo Krauss Chiara (2021) „"Einfühlung" et "Introjektion": A propos d'Avenarius comme source possible du problème de l'expérience d'autrui chez Lipps“, In: D. Romand & S. Tchougounnikov (éds), Theodor Lipps (1851-1914), Genève-Lausanne, sdvig press.