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1Le présent volume, qui regroupe les contributions de sept auteurs, s'attache à renouveler l'étude de l'oeuvre de Theodor Lipps (1851-1914) en proposant une réflexion approfondie sur certains des multiples aspects de sa pensée. Figure majeure de la philosophie, de la psychologie et de l'esthétique allemandes de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, Lipps est l'auteur d'une œuvre étonnamment abondante et variée dont l'importance et la portée historiques apparaissent aujourd'hui singulièrement minorées. Le fait qu'il ait fallu attendre le début des années 2020 pour que lui soit consacré un ouvrage collectif ne laisse pas de surprendre au regard de la stature intellectuelle qui fut la sienne et de la réputation dont il a pu jouir de son vivant, mais aussi de l'incontestable regain d'intérêt dont certaines de ses idées font aujourd'hui l'objet. On pense ici bien sûr en premier lieu à la question de l'empathie [Einfühlung], une problématique à laquelle le nom de Lipps reste indissolublement lié depuis le début du XXe siècle, et qui constitue en effet l'une de ses contributions les plus notables et les plus originales à l'histoire de la connaissance.

2Depuis une vingtaine d'années, nombreux en effet sont les théoriciens et les praticiens de la cognition sociale qui mentionnent et parfois même commentent les travaux de Lipps – une attention portée au concept lippsien d'empathie que l'on retrouve aussi, depuis quelques années, dans le champ de la psycho- et de la neuroesthétique. Pourtant, l'empathologie n'a été que l'un des nombreux champs de recherche abordés par Lipps au cours de sa longue carrière et elle est de toute évidence loin d'âtre le seul à entrer en résonance avec les développements de la pensée scientifique et philosophique actuelle. C'est ainsi par exemple qu'on a oublié que Lipps fut l'un principaux représentants des sciences affectives de son temps, notamment à la faveur de sa réflexion sur la phénoménologie des sentiments et la question des rapports entre connaissance et affectivité – une contribution théorique de premier plan qui, de nos jours, revêt un relief tout particulier à la lumière des travaux menés dans le champ de la philosophie des émotions, mais aussi de la psychologie et des neurosciences affectives.

3Malgré des efforts méritoires depuis le début des années 1990 (De Rosa 1990 ; Bokhove & Schuhmann 1991 ; Besoli, Manotta & Martinelli 2002 ; Fidalgo 2011 [1991] ; Fabbianelli 2013 ; 2018 ; Galland-Szymkowiak, Espagne & Depraz 2017/2018), l'historio|graphie n'a pas vraiment permis, jusqu'ici, de dire en quoi consistent exactement les tenants et les aboutissants de l'œuvre de Lipps, et encore moins de rendre à ce dernier la place qui lui revient dans l'histoire de la connaissance. En particulier, dans le champ de l'histoire de la philosophie, Lipps – quand il n'est pas tout bonnement ignoré – est encore spontanément perçu comme un auteur relativement secondaire dont l'intérêt réside avant tout dans le fait de pouvoir être rattaché aux courants classiquement reconnus de la pensée philosophique germanique de l'époque, au premier rang desquels la phénoménologie. Plus encore que d'avoir été sous-étudié par les historiens de la connaissance, Lipps souffre de n'avoir pas été assez lu, analysé et interprété pour lui-même, c'est-à-dire considéré comme une personnalité intellectuelle à part entière inscrite de plain-pied dans le paysage académique germanophone de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. C'est non seulement au développement mais aussi au renouvellement des études lippsiennes que le présent volume entend contribuer, son objectif étant ici d'offrir au lecteur une vision plus diversifiée, plus personnelle aussi, de la pensée de Lipps, en s'intéressant à certains pans de son œuvre restés jusqu'ici injustement négligés et en s'efforçant de les reconsidérer à la lumière de différents contextes.

4Le 19 septembre 2016, David Romand et Serge Tchougoun|nikov organisaient à l'Université de Bourgogne une journée d'étude intitulée « Theodor Lipps (1951-1914) : l'œuvre, son contexte et sa postérité. Une perspective interdisciplinaire ». Cette rencontre, qui réunissait une bonne partie du petit monde des études lippsiennes, avait été l'occasion de faire le point sur l'état des connaissance sur le Lipps scholarship et d'ouvrir un certain nombre de perspectives thématiques et méthodologiques nouvelles dans le domaine. Le présent ouvrage, dont certaines des contributions sont issues des textes présentés à cette occasion, s'inscrit dans la continuité de ce qui fut la toute première rencontre scientifique spécifiquement consacrée à Lipps. Publié plusieurs années après la tenue de cette manifestation, il permet aussi d'apprécier les rapides progrès accomplis entre temps dans le champ des études lippsiennes.

5L'ouvrage ici proposé réunit huit articles thématiques qui abordent divers aspects de la pensée lippsienne.

6Riccardo Martinelli est l'auteur de la première contribution intitulée « Unconscious Gestalts. Theodor Lipps vs. Stumpf and Ehrenfels ». Il montre comment Lipps s'est efforcé de dépasser les deux concepts de « fusion tonale » de Stumpf et de « qualité Gestalt » d'Ehrenfels en interprétant les propriétés perceptives de type Gestalt en termes d'« activité inconsciente de l'esprit ».

7Le deuxième article, rédigé par David Romand s'intitule quant à lui : « Sentiments épistémiques et épistémologie affective chez Theodor Lipps. Une réappréciation critique de la première édition de Vom Fühlen, Wollen und Denken (1902) ». Romand souligne ici l'importance de la réflexion lippsienne sur la question des rapports entre connaissance et affectivité dans une œuvre qui reste une contribution majeure, et plus que jamais d'actualité, aux sciences affectives.

8Comme le suggère le titre de son texte « “Einfühlung” et “Introjektion”. A propos d'Avenarius comme source possible du problème de l'expérience d'autrui chez Lipps », Chiara Russo Krauss s'interroge pour sa part sur les liens entre Lipps et Avenarius, une autre figure majeure mais injustement négligée la philosophie allemande de l'époque. Elle montre ainsi que, même si aucune preuve définitive ne peut être avancée, il y a tout lieu de croire que, en ce qui concerne la question de l'expérience d'autrui, l'« empathie » lippsienne doit une bonne part de son originalité au concept avénarien d'« introjection » [Introjektion].

9La question de l'expérience d'autrui est également au cœur de la contribution de Timothy Burns « Theodor Lipps on the concept of Einfühlung (empathy) ». En plus d'analyser la manière dont Lipps s'attache à répondre à cette question, Burns s'interroge ici sur le bien-fondé des critiques qu'on pu lui adresser Edith Stein, Max Scheler et d'autres auteurs d'inspiration phénoménologique.

10L'esthétique lippsienne est le thème retenu par Malika Maskarinec dans son article « The beauty of an illusion: Epistemology and aesthetics in Lipps ». Plus précisément, Maskarinec revient sur l'importance du concept d'« illusion » dans les textes de Lipps des années 1890 consacrés à l'esthétique de l'espace, qu'elle analyse à la lumière du contexte de la psychologie de la perception de l'époque.

11Les trois derniers textes concernent cette problématique encore largement négligée par les études lippsiennes qu'est la question du langage.

12C'est ainsi que, dans sa contribution intitulée « Le langage comme Einfühlung : la conception du langage de Lipps dans le contexte de la linguistique de son temps », Serge Tchougounnikov s'attache à montrer l'originalité de l'approche « empatologique » du langage défendue par Lipps à la lumière du contexte psycholinguistique de l'époque.

13« L'approche formaliste et l'esthétique de l'empathie » est le titre de la contribution suivante, dans laquelle Serge Tchougounnikov et Joanna Teixeira discutent les points de convergence qui existent entre l’esthétique de l'empathie et l’approche formaliste, en insistant en particulier sur l'importance du « substrat empathique » dans les principaux concepts élaborés par le formalisme russe.

14Enfin, dans son article « Empathy in Theodor Lipps’s theory and aesthetics of language » qui clôt le volume, David Romand aborde à la fois la question de la place de l’« empathie intellectuelle » dans la théorie lippsienne de la compréhension, c’est-à-dire du vécu de l’expérience linguistique partagée, et du rôle que Lipps entend faire jouer au processus d’empathisation avec le « moi idéal » dans l’expérience esthétique du discours et de la littérature.

15Ces trois derniers articles devraient contribuer à redonner à Lipps la place qui lui revient dans l’histoire des sciences du langage.

16Ni la présente publication ni la journée d'étude sur Lipps n'auraient pu voir le jour sans le soutien financier du Centre Pluridisciplinaire Textes et Cultures (CPTC) de l'Université de Bourgogne-Franche-Comté. David Romand et Serge Tchougoun|nikov tiennent ainsi à adresser leurs plus sincères remerciements à cette institution et à son directeur actuel, Guillaume Bridet. Ils remercient en outre chaleureusement le directeur de sdvig press, Patrick Flack, pour la confiance qu'il a bien voulu leur accorder lors de la soumission du projet ainsi que pour son implication sans faille tout au long de la mise en œuvre de celui-ci. Ils tiennent par ailleurs à exprimer leur gratitude aux cinq auteurs qui ont accepté de publier ici sous leur direction, non seulement pour leurs contributions au volume, mais aussi pour la patience dont ils ont su faire montre à l'occasion des divers contretemps qui ont émaillé le processus éditorial.

17Enfin, David Romand tient à remercier à titre personnel un certain nombre d'autres personnes dont le concours lui a été précieux pour la réflexion qu'il s'est efforcé de mener sur Lipps au cours des dernières années. Ses remerciements s'adressent en premier lieu à Sven Kuttner et à Julia Müller-Kittnau, de l'Abteilung Altes Buch de la bibliothèque de l'Université Ludwig-Maximilian de Munich, pour la sollicitude peu commune qu'ils lui ont témoignée à l'occasion de son travail, à l'automne 2015, sur le fonds d'archives Lipps (« Nachlaß Theodor Lipps »). Ils s'adressent en second lieu à ses collègues d'Aix-Marseille, Jean Arnaud, Julien Bernard et Sylvie Pic, pour les très nombreuses discussions qu'il a peu avoir avec eux sur Lipps et l'empathie dans le cadre du programme « Biomorphisme. Approches sensibles et conceptuelles des formes du vivant », ainsi que Gabriella Crocco et Michel Le Du pour leurs judicieux conseils concernant la place de l'empathie dans la philosophie du langage.

Publication details

Published in:

Romand David, Tchougounnikov Serge (2021) Theodor Lipps (1851-1914): psychologie, philosophie, esthétique, langage/psychology, philosophy, aesthetics, language. Genève-Lausanne, sdvig press.

DOI: 10.19079/138650.1

Full citation:

Romand David, Tchougounnikov Serge (2021) „Avant-propos“, In: D. Romand & S. Tchougounnikov (éds), Theodor Lipps (1851-1914), Genève-Lausanne, sdvig press.