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Analyse traditionnelle de la phrase

selon l'avis de Hjelmslev et de Diderichsen

Louis HjelmslevPaul Diederichsen

pp. 199-203

Lines

Séance du 13 mars 19511

1[Saxe] soulève des objections sur la méthode de la glossématique et sur l’abolition des membres de la phrase. (1) Il doit y avoir une différence de type d’analyse entre la théorie linguistique et les sciences mathématiques : pour les mathématiques, il est possible d’édifier un système arbitraire et déductif, alors que la linguistique doit être édifiée sur des données empiriques, sur l’analyse des textes concrets. Il n’est même pas souhaitable de maintenir la séparation entre la forme et la substance : ce qui est le plus importante, c’est la fonction qu’on trouve entre les deux. De plus, Saxe n’est pas d’accord avec l’analyse d’une phrase en mots, proposée par Hjelmslev dans les Prolégomènes : une analyse en parties doit d’abord être accomplie. Hjelmslev répond qu’en principe la théorie linguistique, tout comme les mathématiques, est indépendante des données empiriques, mais qu’elle doit aussi être correctement configurée, de façon à pouvoir être utilisée pour décrire les textes. De plus, il ne faut pas prendre au pied de la lettre l’idée d’une analyse des phrases en mots : il a tout bonnement fait une simplification. (2) Saxe définit la phrase en tant qu’énoncé fermé (pas dans le sens de « isolé », car l’énoncé peut tout à fait contracter des fonctions avec d’autres énoncés). Les groupes de mots forment les constituants nécessaires de la phrase : ils ne sont pas des variantes. C’est vrai que an old man peut remplir le rôle de sujet, d’objet, d’axe de préposition, etc., mais dans les langues casuelles, ces membres seront exprimés par des cas différents ; dans des langues comme l’anglais ou le danois, c’est l’ordre des mots qui nous renseigne sur leur nature. On ne peut pas inverser la place des syntagmes the girl et the boy dans la phrase the boy beats the girl sans en changer le signifié. On a objecté que l’ordre des mots n’est pas fixe dans tous les cas, mais que dans les langues casuelles on trouve souvent aussi des syncrétismes entre les cas. Seuls les langages artificiels sont cohérents. Il y a solidarité entre le sujet et le membre verbal dans toutes les langues connues de l’Europe occidentale, comme du reste en latin (le terme « membre verbal » est utilisé à la place du terme « verbe »). L’objet sélectionne la combinaison « sujet + membre verbal ». Si on désigne le sujet par x, le membre verbal par y et l’objet par z, on aura la construction (x + y) ← z. Il y a néanmoins des objets de types différents : l’expression « objet indirect » n’est pas une bonne désignation, on lui préfère plutôt la désignation algébrique z2, car si le verbe demande un objet indirect, ce type d’objet ne se présente pas sans z1 (l’« objet direct »). Cela signifie qu’on aura la construction (x y z1) ← z2, comme par exemple : he gave the girl a kiss. On trouve un type d’objet différent dans des phrases comme he called Cromwell Protector, où Protector sera désigné comme z3. Il y a solidarité entre z1 et z3, qui seront à leur tour solidaires avec le membre verbal (à condition que celui-ci exige ce type d’objets). On peut se dispenser de considérer le prédicatif : il s’agit tout simplement d’une partie du membre verbal. Il n’y a aucune dénomination adéquate pour z2 et z3, ni pour les classes de verbes qui appellent ce genre de compléments.

2Selon [Diderichsen], la définition d’« énoncé fermé » n’est qu’une désignation vague et relative, alors que l’on s’efforce justement de remplacer les désignations ambiguës par des définitions précises (cf. celles de lexie/lexèmes etc.). La grammaire traditionnelle fait l’erreur fondamentale d’utiliser des termes qui ne peuvent pas être définis puisqu’ils contiennent dans leur signifié deux éléments ou plus qui parfois coïncident et parfois non. Le concept de « phrase » est utilisé tantôt pour désigner une totalité qui n’est pas un « membre » d’une autre totalité (proposition principale ou sub|ordonnée), tantôt pour désigner une forme verbale conjuguée avec tout ce qui est inclus dans sa construction. Ces deux concepts recouvrent souvent la même grandeur réelle, mais quand ce n’est pas le cas (par exemple quand on est en présence de propositions secondaires), on a affaire à des grandeurs qui, sous un certain angle, peuvent être considérées comme des « phrases » (étant donné qu’elles contiennent un verbe conjugué), tout en ne l’étant pas sous un autre (car elles ne sont pas indépendantes). Il en va de même pour le terme de « sujet » : si l’on peut considérer en hare (a hare) comme sujet de Så var der løbet en hare over vejen (* Then there had run a hare across the road) mais aussi de Så var en hare løbet over vejen (Then a hare had run across the road), cela est possible parce que dans les deux cas l’expression en hare représente l’« agent ». Mais quand on dit que en hare est aussi le sujet de En hare ramtes af skuddet (A hare was hit by the shot), on utilise le terme « sujet » de toute autre manière, dans le sens de « nominativus verbi », à savoir « le membre de la phrase qui peut être remplacé par un nominatif ». Si, d’autre part, on applique cette définition à la première phrase, on se rendra compte que en hare ne peut pas être défini comme sujet – cf. der vil måske komme dem (acc.) der tror(* there will perhaps come them (accusatif !) we suppose …). Cela signifie qu’on a besoin de deux concepts : un concept défini formellement (« nominatif »), et un concept défini sémantiquement, d’une façon plus vague (« agent »), qui, incidemment, pose des problèmes dans des phrases comme I suffer ou we got the book, etc. Enfin, en danois on a besoin d’une désignation pour le membre qui se présente après le verbe conjugué en occupant le champ du contenu,2 qu’il joue le rôle de l’agent ou celui du patient.

3[Hjelmslev] discute ensuite de l’affirmation de Saxe selon la|quelle les membres de la phrase sont des invariantes, étant donné qu’entre the boy beats the girl et the girl beats the boy il y a une différence de signifié. Il est vrai que, dans ce cas, il y a commutation entre les deux phrases, tout comme sur le plan de l’expression il y a commutation entre tak (thanks) et kat (cat). Mais on peut préciser la nature de cette fonction en disant qu’il y a commutation entre t et k en position initiale et en position finale. Sur cette base, t et k peuvent être établies en tant qu’invariantes qui appartiennent à une et une seule catégorie ayant des variantes à la fois initiales et finales. On retrouve le même genre de commutation entre the boy et the girl en tant que sujets et entre the boy et the girl en tant qu’objets : on peut donc établir the boy et the girl en tant qu’invariantes remplissant à la fois le rôle de sujet et d’objet. The boy en tant que sujet n’est donc qu’une variante de l’invariante the boy, que l’on peut d’ailleurs rencontrer dans d’autres contextes fonctionnels.

4[Diderichsen] soutient qu’il est tout à fait erroné d’appeler « sujet » une invariante ou une constante. Si le concept de membre de phrase est utile à quelque chose, il doit représenter ce que les logiciens appellent les variables, c’est-à-dire les différents fonctifs qui entrent dans une « constante » logique, autrement dit la fonction qui les rend « sujet », « objet » etc. Mais ces mêmes fonctions semblent être aussi inconstantes que les concepts qu’on vient d’analyser : elles désignent parfois des fonctions entre des grandeurs formelles (les cas), et parfois des fonctions entre des totalités définies phénoméno|logiquement d’une façon assez vague (des actions ou des processus). C’est probablement la raison pour laquelle personne n’est arrivé à définir – ou du moins à décrire – ces fonctions d’une façon convaincante. Pour ces raisons, le fait de désigner comme « subjectif » le cas intensif du danois n’apporte rien, car le « sujet » ne peut être défini que sur la base des cas (et des positions). Même l’opération syntaxique la plus fondamentale, c’est-à-dire le groupement des mots en « membres », s’appuie apparemment sur des fonctions qui relèvent de la substance du contenu et qui n’ont aucun correspondant dans l’expression – ce qui signifie qu’elles n’ont rien à voir avec la structure linguistique.

5Pour [Fischer-Jørgensen], Hjelmslev a évidemment raison de dire que dans tak et kat le t initial et final, tout comme le k initial et final, sont des variantes des phonèmes t et k, et que the boy et the girl, en tant que sujet et objet, sont des variantes d’un seul et même élément du contenu. La question la plus importante, toutefois, est de savoir s’il y a d’autres grandeurs ou fonctions qui appartiennent à la structure linguistique – par exemple : est-ce que la fonction sujet-objet mentionnée ci-dessus appartient à la forme du contenu ? Il en est ainsi si elle implique toujours une commutation, c’est-à-dire si la différence sujet-objet comporte toujours une différence dans l’ex|pression (par exemple une différence dans l’ordre des mots). Comme on l’a vu, cela n’est pas le cas en danois. Si la séquence des signes de l’expression appartient à la forme de l’expression, cela est une autre question, qui est toutefois intimement liée à ces discutables questions sémantiques. D’ailleurs, dans l’exemple tak/kat il est tout à fait évident qu’il y a toujours commutation, car une différence du contenu sera toujours le résultat d’un échange dans la séquence des phonèmes (qui donnera lieu à des variantes initiales ou finales). La séquence des phonèmes doit par conséquent appartenir à la forme de l’expression du danois.

    Notes

  • 1 [Texte publié en anglais en (1970), Bulletin du Cercle linguistique de Copenhague, 8-31, pp. 163-166].
  • 2 Le texte danois emploie le terme « indholdsfeltet », dérivé du diagramme phrastique de Diderichsen, cf. P. Diderichsen, Helhed og Struktur. Udvalgte Sprogvidenskabelige Afhandlinger, Copenhague (Gad), 1966, pp. 365 et suivantes. Cf. aussi Bulletin du Cercle linguistique de Copenhague 8-31, pp. 177-188.

Publication details

Published in:

Hjelmslev Louis (2022) Essais et communications sur le langage, ed. Cigana Lorenzo. Genève-Lausanne, sdvig press.

Pages: 199-203

Full citation:

Hjelmslev Louis, Diederichsen Paul (2022) „Analyse traditionnelle de la phrase: selon l'avis de Hjelmslev et de Diderichsen“, In: L. Hjelmslev, Essais et communications sur le langage, Genève-Lausanne, sdvig press, 199–203.