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L'analyse de la phrase et la syntaxe

Louis Hjelmslev

pp. 148-154

Lines

Séance du 3 novembre 19491

1(La traduction anglaise de cette communication a été réalisée sur la base d’une transcription des notes manuscrites de Diderichsen. Quelques omissions et ajouts (là où les notes étaient trop condensées pour être intelligibles) ont été apportées par Fischer-Jørgensen. Les ajouts se basent sur un rapport, sténographié par Wett Frederiksen, des conférences données par Hjelmslev dans les années 1942-1943, qui portaient sur le même sujet – notamment celles données entre novembre et décembre 1943, où la question de l’analyse de la phrase était discutée plus en détail).

2L’analyse de la phrase n’est qu’un stade de l’analyse linguistique dans son ensemble. Aucune place à part dans l’analyse n’est réservée aux membres de la phrase. On ne peut pas s’attendre à ce que toutes les opérations inclues dans l’analyse générale donnent des résultats dans l’analyse d’une langue particulière. La phrase telle qu’elle a été traditionnellement conçue est une grandeur dotée à la fois d’un contenu et d’une expression, bien que l’analyse traditionnelle se réalise principalement sur le plan du contenu. Dans la glossématique, le plan de l’expression (plan cénématique) et le plan du contenu (plan plérématique) sont analysés selon les mêmes principes. À l’intérieur de chacun de ces plans on trouve des lexies, des lexèmes, etc. et dans chaque plan, un nexus est divisé en thème et caractéristique, etc. ; les définitions formelles sont en fait les mêmes, bien que les deux plans doivent être analysés séparément du fait de leur non-conformité. Par exemple, dans l’analyse de l’expression du danois, on trouve une nexie susceptible d’être divisée en deux nexus : un nexus sélection|nant, caractérisé par une modulation montante (ou égale), et un nexus sélectionné, caractérisé par une modulation descendante ; mais ces deux types de nexus cénématique ne coïncident pas avec les types correspondants de nexus plérématique (proposition primaire et proposition secondaire). D’ailleurs, bien que la caractéristique du nexus cénématique (la modulation) corresponde à la caractéristique du nexus plérématique (les morphèmes verbaux) dans la hiérarchie des définitions, la caractéristique de l’expression n’exprime pas celle du contenu. De plus, il n’y a rien, sur le plan de l’expression, qui corresponde aux parties du thème du nexus plérématique. Par conséquent, sur le plan de l’expression il n’y aura pas de division du thème du nexus tant qu’on ne sera pas parvenu aux unités syllabiques et aux syllabes dont celles-ci sont constituées (l’analyse syllabique étant parallèle à l’analyse nominale sur la base du fait qu’une syllabe a, tout comme un nom, une caractéristique (intense) et un thème). Dans le contenu comme dans l’expression, la phrase analytique, appelée « lexie », est analysée en deux lexèmes, tandis que la phrase synthétique, nommée « nexie », est divisée en deux nexus. Plusieurs lexèmes peuvent ne pas constituer un nexus : ne pouvant être analysés en thème et caractéristique, ils doivent par conséquent être transférés aux stades suivants sans être analysés. Les lexèmes sont à définir analytiquement au moyen du test de lexème : pour ce faire, on vérifie si chaque élément enregistré dans une opération donnée est susceptible de constituer une « sur-chaîne » catalysée, c’est-à-dire une chaîne analysée dans l’opération en question et qui à son tour résulte de l’analyse accomplie dans les opérations précédentes. La première opération où cette condition n’est pas vérifiée, est celle dans laquelle on divise la lexie en lexèmes. Dans l’analyse de l’expression, cela correspond à l’opération où l’on trouve les éléments caractérisés par la modulation montante et descendante qu’on vient de mentionner : l’élément sélectionnant ne peut pas remplir tout seul le rôle d’une « sur-chaîne » ; les éléments repérés à ce stade sont donc des lexèmes, tandis que les « sur-chaînes », c’est-à-dire les éléments repérés aux stades précédents, sont des lexies.

Analyse du contenu

3L’inconvénient principal de la syntaxe traditionnelle est qu’elle ne fait pas la distinction entre une définition analytique et une défini|tion synthétique de la phrase. Par contre, l’analyse glossématique fait, elle, la distinction entre le lexème (analytique) et le nexus (synthétique). Sur le plan du contenu, nexus et lexème ne coïncident pas. Un nexus est un syntagme minimal dans lequel entrent des caractéristiques à la fois extenses et intenses. Cela revient à dire qu’un nexus est un concept plus étroit que celui de proposition. Les fonctions choisies comme base d’analyse sont (a) la solidarité et (b) la sélection.

Première opération : proposition primaire + proposition secondaire

4Dans plusieurs opérations il est possible d’enregistrer des connectifs, c’est-à-dire des fonctifs qui sont solidaires, sous certaines conditions, avec des unités complexes d’un certain degré. Dans l’opération en question, ces connectifs sont appelés conjonctions de phrase (mais on peut également trouver certains connectifs qui sont solidaires avec des paragraphes, des lexies, etc.). Plusieurs grandeurs peuvent remplir le rôle de conjonctions de phrase :

  1. des grandeurs qui, à un stade ultérieur de l’analyse, sont analysées en parties qui peuvent elles-mêmes être identifiées avec des grandeurs sans connectifs : hvorvidt (si ; littéralement : jusqu’où) ; eftersom (puisque ; littéralement : après ça)) ; for at (afin de) ; dengang da (quand) ; ifald (au cas où) ; med mindre (à moins que) ;
  2. des grandeurs qui seront, à un stade ultérieur de l’analyse, identifiées à d’autres connectifs : og (et) ; eller (ou) ; ou bien des grandeurs qui ne sont pas des connectifs : for (pour) ; at (à ; cf. l’anglais : that, qui fonctionne comme la marque de l’infinitif = to) ; der (pronom relatif, à identifier comme der = là) ; bare (adverbe : seulement si) ;
  3. des grandeurs dont la seule fonction est de remplir le rôle de connectifs entre des nexus et entre des nexies : thi (car) ; fordi (parce que) ; men (mais) ; end (que). Dans les cas où men et end se trouvent dans d’autres contextes, il est toujours possible de catalyser la chaîne à des combinaisons de deux nexus (il est riche, mais honnête peut être catalysé à il est riche, mais il est hon|nête) ;
  4. la composante connective des pronoms relatifs.

5Si l’on prend l’exemple du danois, après élimination des connectifs et de l’ordre des mots particulier qui peut être enregistré comme signal d’une proposition secondaire, toutes les propositions primaires et secondaires sont réduites en couples : la proposition secondaire hvis du ikke kommer i morgen (si tu ne viens pas demain) peut être réduite à la proposition primaire du kommer ikke i morgen (tu ne viens pas demain). Il s’ensuit que le nexus plérématique en danois n’est pas un lexème, mais une lexie. Il peut cependant y avoir des langues dans lesquelles les propositions primaires et secondaires sont des grandeurs synthétiques différentes. Quand est-il possible de diviser une période en deux, et quand cela ne l’est-il pas ? Est-ce qu’un ablatif absolu se révèle être un nexus à ce stade ou au suivant ? Est-ce que Ham løbe (…le… courir) dans jeg saa ham løbe (je le vois courir) est un lexème ou une partie de lexème ? On résout ces questions en cherchant la solution qui se révèle la plus pratique pour les opérations successives : il faut toujours choisir la possibilité qui mène au nombre le plus restreint d’éléments. Dans le matériel linguistique concret, plusieurs alternatives se présenteront. La possibi|lité de catalyse existe dans la plupart des langues d’Europe occidentale, par exemple : cela fait peut être catalysé à une fois que cela aura été fait, ce qui montre que les constructions absolues du même type sont des lexèmes indépendants. L’infinitif peut inclure une caracté|ristique extense. Par exemple, l’infinitif historique du latin entre dans une relation de gouvernement avec les morphèmes verbaux d’autres propositions. L’infinitif historique peut commuter « à la même place » avec un temps au mode impersonnel. Cela signifie que l’infinitif est un lexème à part – par opposition au gérondif, qui est purement nominal. Si l’ablatif absolu latin est enregistré comme lexème, le participe doit être enregistré en tant que caractéristique extense. Dans plusieurs langues, la construction objectale – voir par exemple dans le danois hende synge (…le… chanter) dans jeg hørte hende synge (je l’entendais chanter) – ne peut pas être catalysée par un nexus ayant une caractéristique extense, à moins que l’infinitif ne soit enregistré en tant que morphème extense. La question est de savoir s’il est possible d’appliquer la catalyse – voir Viens (Pierre) : Pierre (viens) ! – en présence d’un groupe de sens vocatif, dans une langue qui n’a pas de cas vocatif à part. Dans une langue qui pré|sente un cas vocatif autonome, la catalyse dépendra de la relation entre le vocatif et l’impératif. En latin, ces deux formes sont solidaires : on peut toujours encatalyser un impératif ayant un thème impersonnel. Cela signifie alors que le vocatif est une variété du nominatif, variété qui se présente lorsque le sujet a un impératif attaché.

Deuxième opération

6Les lexèmes sont divisés en thème et caractéristique dans tous les cas où cela est possible (c’est-à-dire chaque fois que le lexème est un nexus). La caractéristique du nexus plérématique est un faisceau de morphèmes verbaux (par exemple : le temps et le mode). À ce stade-là, l’analyse glossématique se distingue de l’analyse traditionnelle, selon laquelle les morphèmes verbaux sont des caractéristiques du verbe. Cette conception s’appuie principalement sur le fait que l’ex|pression de ces morphèmes est constituée de désinences combinées avec l’expression du verbe, mais cela est sans importance pour l’analyse du contenu. Il y a pourtant une relation entre le verbe et ces morphèmes, puisque le thème verbal domine les syncrétismes et les phénomènes de défectivité dans la caractéristique extense ; en anglais par exemple, les thèmes verbaux put et let dominent un syncrétisme entre les temps du présent et du passé. – Le verbe n’a pas de caractéristique : il est défini comme une conjonction de nexus. Pendant les opérations suivantes, la caractéristique et le thème sont divisés à nouveau : le thème est divisé en conjonction + le reste (à condition que la conjonction n’ait pas encore été enre|gistrée en tant que connectif). Ensuite, on divise le reste du thème en construction infinitive absolue (à condition que ce dernier n’ait pas encore été enregistré en tant que nexus) + le reste. La construction infinitive présuppose le reste de la phrase (I heardher sing). [Une solidarité serait aussi possible : jeg lod : ham gaa (I let : him go) – note ajoutée par Diderichsen]. La discussion aborde ensuite l’analyse traditionnelle des membres de la phrase. Ces derniers ne sont que des variétés de certains noms, etc. ; il n’y a pas de commutation entre mand (homme) en tant que « sujet » et mand en tant que « objet ». Il ne s’agit pas d’une analyse universelle, comme le suppose l’analyse traditionnelle. Il faut opérer avec des unités ayant une extension aussi large que possible, comme par exemple les champs syntaxiques vides proposés par Diderichsen (à condition que ces champs soient définis d’une façon suffisamment claire). Si un champ peut être vide alors qu’un autre ne peut pas l’être, il y aura sélection entre les deux champs. Ce qui reste après l’isolement des constructions absolues est ensuite divisé en constituants adverbiaux (y compris les phrases prépositionnelles) + ce qui reste (sélection). La division suivante s’opère entre objet indirect + ce qui reste (sélec|tion). Pendant les opérations successives, l’objet direct et le prédi|catif seront isolés (en conformité avec la structure de la langue analysée). La relation entre sujet et verbe doit être analysée différe|mment selon la langue étudiée, par exemple en fonction de l’existence ou non de vocatifs, de constructions impersonnelles, etc. En danois, il y a solidarité entre sujet et verbe. L’impératif, par exemple kom ! (come !), pourrait être catalysé à kom Peter ! (come, Peter !). Les membres de la phrase sont ensuite divisés sur la base des fonctions, par exemple la sélection entre une préposition et son axe. Une préposition peut être la variante d’un adverbe. La fonction entre tête et modifieur est enregistrée selon le même principe.

7[Au cours de la discussion, Hjelmslev ajoute les considérations qui suivent] Selon le principe d’adéquation, les grandeurs qui se révéleront par la suite être des nexus, doivent tout d’abord être conçues comme des lexèmes. Il doit être possible de concevoir une analyse fondée sur des fonctions de contenu, qui soit indépendante de l’ordre des membres de la phrase, et vice versa. Les deux analyses doivent être conduites indépendamment l’une de l’autre. L’ordre est conditionné génétiquement, il est un hasard de l’histoire. L’ordre libre est conditionné par le côté psychologique et par la tradition. En tout cas, il est souvent un facteur connotatif. L’analyse des signes est le résultat de l’analyse du contenu et de l’analyse de l’expression : elle ne constitue pas une analyse indépendante. L’analyse de l’ordre des mots est une description de l’usage, tandis que l’enregistrement relève au contraire d’une description du schéma linguistique.

    Notes

  • 1 [Texte publié en anglais en (1970), Bulletin du Cercle Linguistique de Copenhague, 8-31, pp. 129-133].

Publication details

Published in:

Hjelmslev Louis (2022) Essais et communications sur le langage, ed. Cigana Lorenzo. Genève-Lausanne, sdvig press.

Pages: 148-154

Full citation:

Hjelmslev Louis (2022) „L'analyse de la phrase et la syntaxe“, In: L. Hjelmslev, Essais et communications sur le langage, Genève-Lausanne, sdvig press, 148–154.