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Essai d'une critique de la méthode dite glotto-chronologique

Louis Hjelmslev

pp. 216-227

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11 L’objet du présent rapport est une question de linguistique générale et non une question spécialement américaniste. Elle présente portant une importance particulière pour la comparaison génétique des langues qui ne sont attestées qu’à partir d’une date récente, c’est-à-dire du plus grand nombre des langues du monde qui nous sont connues, mais d’entre lesquelles les langues américaines tiennent une place marquante. Il faut savoir gré au comité organisateur d’avoir inscrit ce sujet à l’ordre du jour du Congrès, et d’ouvrir ainsi un débat qui n’a guère été encore entamé par les linguistes. En effet, la méthode glotto-chronologique est de date récente, et malgré les doutes qu’elle est apte à provoquer, ceux qui se sont prononcés jusqu’ici sont presque tous des adhérents et non des adversaires. Donc, sauf d’erreur de ma part, ce qu’on va discuter ici sera discuté pour la première fois. Admettons qu’une telle discussion pourra être encore prématurée, et que l’heure n’est peut-être pas venue pour porter un jugement définitif. On peut faire remarquer, entre autres choses, que d’entre les travaux et les résultats invoqués par les glotto-chronologistes il y a une partie exceptionnellement grande qui n’a pas encore été publiée. [La contribution envoyée par Swadesh et lue en son absence par Weitlander a servi à confirmer largement cette impression, et même, à mon avis, à évoquer des doutes sur le bien-fondé d’un si grand nombre de résultats obtenus par un procédé si rapide et apparemment si mécanique]. Les recherches contrôlables dès maintenant ne suffisent peut-être pas pour tirer la méthode entièrement au clair. Quoi qu’il en soit je crois faire œuvre utile en prévenant contre certaines erreurs qui pourraient devenir fatales.

2La méthode glotto-chronologique, et la technique lexico-statistique qu’elle comporte, ont été mises en lumière surtout par Swadesh [5-9] et Lees [4]. Pour une documentation bibliographique voir Lees ([4] note 2) et Swadesh ([7] p. 352 e [8] p. 363 sv. ; cp. [8] p. 371 sv., par H. B. Collins). [Les importants mémoires de Hoijer [3] et Gudschinsky [1] (avec des renvois bibliographiques p. 208 sqq.) ont été publiés trop tard pour être appréciés dans le présent exposé qui ne fait que reproduire les grandes lignes du rapport oral, en ajoutant entre crochets quelques brèves additions qui m’ont semblé indispensables. Pour un exposé plus compréhensif de mes points de vue le lecteur est prié de se reporter à mon mémoire [2] (avec bibliographie), qui est en préparation au moment de la publication du présent rapport]. Les renvois que l’on vient de donner suffiront pour fournir jusqu’à nouvel ordre une bibliographie-clef.

31. En comparant deux ou plusieurs langues qui présentent entre elles une parenté génétique (ou qui sont supposées la présenter), la méthode glotto-chronologique prétend pouvoir arriver à une datation de la langue initiale (d’ordinaire reconstituée) dont elles dérivent. La méthode en question prétend pouvoir permettre de mesurer la profondeur de temps, et de computer ainsi l’espace de temps écoulé entre l’état de langue initial et les branches plus récentes qui le continuent.

4La méthode repose sur une hypothèse fondamentale, ou hypothèse provisoire de base (Lees [4] p. 115) qui constitue un axiome indispensable à la méthode, et qui est la loi de la vitesse constante de la dégénérescence des signes. (Voir Swadesh [6] p. 455 sv.). L’hypothèse veut que la conservation des signes linguistiques, ou, inversement, leur disparition, soit fonction constante du temps. En supposant cette constance quantitative, et en utilisant la formule mathématique par laquelle elle s’exprime, on opère certains sondages dans le vocabulaire et fait le calcul du pourcentage des signes conservés et des signes disparus, ce qui permettrait de conclure à l’intervalle de temps séparant les deux états de langue qui se succèdent. La constance supposée rappelle en principe celle qu’on a constatée en la décroissance de la radioactivité et qui est utilisée, d’une façon en principe analogue, dans l’épreuve de carbone 14. La méthode glotto-chronologique est donc pleine de promesses – à condition de tenir bon.

52. Un des dangers d’une telle méthode réside dans la tentation, souvent considérable, à accepter de la parenté génétique entre langues une interprétation trop réaliste et trop concrète. Une parenté génétique entre langues se définit par un réseau de concordances dans le plan de l’expression – concordances qui sont connues sous le nom traditionnel de « lois phonétiques ». La parenté génétique se définit par ce critérium seul. Les conclusions qu’on peut tirer d’une telle concordance sont toujours forcément conjecturales, en parcourant d’ailleurs toute la gamme depuis les conjectures les plus évidentes jusqu’aux hypothèses tout à fait instables. À condition de ne pas abuser de ces conclusions conjecturales, la méthode trouvée par R. Rask qui permet de dégager les concordances qui fournissent la preuve de la parenté génétique, est des plus sûres, et est sans doute la plus exacte que l’on connaisse dans le domaine des sciences humaines. Les infractions aux concordances ou aux « lois phonéti|ques » ne constituent pas des exceptions fortuites, mais des cas contraires qui sont attribuables ou bien à certaines lois générales qui dépendent de la structure des signes (dissimilation, métathèse, haplologie) ou du rapport entre les signes (formations analogiques) ou bien à des causes qui sont la plupart du temps facilement discernables et qui mettent les cas en question nettement à part (abrégements, emprunts et calques, tabous, et création de toutes pièces de nouveaux signes). Donc, la parenté génétique entre langues, qui fournit la base évidente à toute glotto-chronologie, est un terrain solide, à la seule condition que l’on ne dépasse pas les limites de ce que la méthode comparative de Rask permet d’en dégager.

6Entre autres choses il y a lieu d’insister sur le fait que ce que la méthode comparative permet de prouver est une continuation d’ordre purement linguistique (ou bien un seul état de langue qui reste, ou bien deux ou plusieurs états de langues qui se succèdent conformément aux « lois phonétiques »), et non pas une continuation de population. Pour le faire voir il suffit d’invoquer les extensions prises par l’anglais, le latin, le français, l’espagnol, le portugais. Il va de soi qu’il peut bien y avoir continuation de population là où il y a continuation linguistique ; mais la continuation linguistique ne prouve en aucun cas, per se, une continuation de population, et une population peut changer du tout au tout même si la langue reste la même. Il s’ensuit qu’il n’est jamais légitime de conclure de l’une de ces continuations à l’autre, et qu'il serait contraire à la bonne méthode d’interpréter les cas où l’état de langue initial est une pure reconstitution en se fondant sur les cas observables où les deux sortes de continuations coïncident ou semblent coïncider. La coïncidence même peut, dans quelques cas, être une chimère. Même dans le cas relativement favorable où le résultat d’un calcul lexico-statistique coïncide avec celui de l’épreuve de carbone 14 (si, par exemple, la période calculée pour une langue initiale reconstituée coïncide avec l’époque d’une colonisation dans un endroit donné), toute conclusion reste complètement conjecturale si elle n’est pas corroborée par des arguments ultérieurs.

7Mais ce qui vient d’être dit ne vaut pas que pour la continuation biologique d’une population, mais au même titre pour une continuation dans le domaine de l’anthropologie sociale. La « paléontologie linguistique », fondée par Adolphe Pictet, a tous les mérites sauf celui de fournir une méthode exacte ou véridique. Il est impossible en principe d’utiliser la reconstitution linguistique seule pour reconstituer une civilisation.

8Les réserves qui viennent d’être faites sont importantes, non encore pour la méthode glotto-chronologique elle-même, mais pour les reconstitutions conjecturales d’ordre anthropologique (au sens large) par lesquelles on pourrait être tenté d’en corroborer les résultats.

93. Il y a lieu ensuite de rappeler le fait qu’il a certaines limites générales même à la reconstitution purement linguistique. Ce que la méthode de Rask permet de dégager, ce sont les concordances de l’expression seule. La méthode de Rask a cette limite exacte, et on ne peut pas dépasser cette limite sans se risquer en même temps dans des conjectures. Pour plusieurs raisons, la méthode ne permet pas de reconstituer les significations ; dans le domaine sémantique, on est réduit à des conjectures grossières et approximatives. Même les cas qui à première vue semblent convaincants peuvent, en dernière analyse, se révéler trompeurs. On ne saurait mentionner ce problème sans rappeler un autre fait qui vient s’y ajouter pour rendre les reconstitutions sémantiques encore plus conjecturales, du moins pour la plus grande partie des langues du monde : à savoir le fait que ce que la méthode permet normalement de reconstituer ne sont pas des mots complets mais des parties de mots, ou signes minima. Ainsi, un nom ordinaire de l’indo-européen s’analyse en racine et suffixe, avec un jeu compliqué d’alternances (dont la plus fameuse est celle entre les cinq degrés vocaliques *e : *o : *ē : *ō : 0 (zéro), qui sera rendue dans la suite par la formule *; une autre alternance est celle entre voyelle longue et le coëfficient sonantique « ə », et que nous rendons ici par *A).2 Dans les cas les plus favorables on peut attribuer au mot complet une traduction grossière et extérieure, laquelle ne se confond pas avec une véritable définition sémantique ; aux racines et suffixes (sans parler des éléments alternants qui y entrent) on peut attribuer une certaine valeur qui pourtant est plus souvent d’ordre purement fonctionnel que d’ordre vraiment sémantique, et les conjectures qu’on peut risquer pour rendre le sens du complexe par un terme générique restent la plupart du temps ou bien très abstraites, ou bien absolument incertaines. Ainsi, les mots indo-européens représentés par latin pater, māter, grec ϑυγάτηρ (anglais father, mother, daughter) sont *pA-tEr, *mA-tEr et *dhughA-tEr, respectivement, et on y discerne nettement une racine et un suffixe qui s’identifie avec ce qui dans bon nombre de cas bien connus a la fonction définie de suffixe productif de noms d’agent (comme lat. geni-tor, grec γενέ-τωρ, γενε-τήρ « celui qui engendres », lat. orā-tor, grec. ῥή-τωρ). Cette analyse nous empèche d’attribuer avec une sûreté absolue un sens défini, valable pour une époque préhistorique ou antédialectale, à ces ensembles. On a même proposé de traduire *pA-tEr par « protecteur » et non par « père », *mA-tEr par « celle qui mesure » et non par « mère », *dhughA-tEr par « trayeuse » au lieu de « fille ». Ceci aussi reste conjectural ; mais il s’agit de comprendre que les significations préhistoriques ont pu différer, d’une façon décisive mais à peine discernable, des significations historiquement attestées, et que l’une des raisons pour cette possibilité est à chercher dans le fait que ce qui, dans chacun des dialectes indo-européens, a pu prendre de bonne heure l’allure d’un complexe inanalysable, a bien pu être, dans la langue initiale reconstituée, un dérivé tout à fait transparent. On serait réduit à attribuer à un tel dérivé transparent un terme sémantique d’ordre absolument générique, comme celui des traductions conjecturales qu’on vient de citer, et on ne possède pas les moyens nécessaires pour savoir quelles ont pu être les variantes sémantiques reçues par l’usage préhistorique (on est exactement dans la même situation comme si on savait que fr. rouge-gorge se compose de rouge et de gorge, ce qui permettrait de lui attribuer le terme générique « celui qui a la gorge rouge », sans qu’il soit possible de discerner qu’il s’agit d’un nom d’oiseau).

10Mais ce n’est pas tout. Même si on peut imaginer facilement que chacun des mots qu’on vient d’étudier a pu prendre, dans chacun des dialectes indo-européens pris à part, mais par un développement en principe parallèle, une signification spécialisée ou autrement transformée qui correspond mieux aux conditions sociales de l’époque historique (tandis qu’à l’époque préhistorique l’organisa|tion de la société, y compris celle de la famille, a pu être différente, ce qui nous reste inconnu), même une reconstitution sémantique fondée sur une simple comparaison entre les significations historiquement attestées reste aussi la plupart du temps conjecturale. Au latin māter, etc., qui se laisse traduire par « mère », correspond albanais motrë qui signifie « sœur » et lituanien motė qui signifie « femme ». Or que devient, dans un tel cas, le degré d’exactitude de la reconstitution sémantique ? On répondra que le degré de probabilité est très grand, et qu’il s’agit même d’un degré maximum. D’accord : mais c’est un degré de probabilité seulement. Insistons d’ailleurs encore sur le fait que les « significations » que l’on attribue même aux mots attestés historiquement dans chacune des langues ne sont pas des définitions sémantiques mais de simples traductions dans notre langue de quelque chose qui, conçu dans l’ambiance du système sémantique adopté dans chacune de ces sociétés, peut-être bien différent. On n’a guère besoin d’y insister longuement devant un auditoire d’ethnologues, vu le rôle important qu’a joué, dans les études les plus récents, l’examen des termes de parenté, qui, on le sait, forment des systèmes sémantiques qui diffèrent considérable|ment selon la structure des sociétés, et dont le contenu sémantique peut changer très considérablement avec le temps, selon les transformations de l’organisation sociale, des croyances et des coutumes. On sait déjà qu’il y a lieu de prendre toutes les précautions et de se méfier de « traductions » telles que « père », etc. qui en fin de compte ne sont que des clichés médiocres et extrêmement vagues. S’agit-il, dans chaque cas, de « père » etc. dans un sens biologique ou dans un sens social, et dans quel sens social ?

11On reviendra sur ce dernier côté du problème. Parmi les représentants de la méthode glotto-chronologique il en est qui, à mon avis, n’en tiennent pas suffisamment compte. Il y en a d’autres qui le font, du moins en principe ; Lees ([4] p. 114) admet ouvertement que les significations sont extra-linguistiques, et en fonction d’un état de civilisation, limité dans le temps et l’espace. Mais sans aborder encore le problème sémantique dans sa généralité absolue, je me borne ici à insister sur les limites de la méthode de reconstitution linguistique : c’est une méthode exacte, il est vrai, mais par définition interne. Les constructions externes lui restent étrangères.

124. Il y a une autre conséquence à tirer du fait que c’est l’expression et non le contenu qui décide pour la constatation des concordances entre langues génétiquement apparentées. Pour fixer les idées choisissons au hasard quelques exemples fournis par Swadesh [6]. Pour donner une démonstration typique de l’application de la loi dirigeant la dégénérescence des signes (plus haut, § 1). Swadesh présente une brève liste comparant l’anglo-saxon et l’anglais moderne (op. cit., p. 455) ; dans cette liste, anglo-saxon dēor, fūl et rind sont comparés avec angl. mod. animal, bad et bark, respectivement, ce qui rend trois unités négatives (cas de non-concordance) dans le calcul. La raison est que, même si l’anglais moderne connaît les mots deer, foul et rind, ils ont été remplacés par animal (mot d’emprunt d’ailleurs !), bad et bark dans le sens qu’ils ont eu en anglo-saxon. Il suffit ici de dire brièvement qu’une telle comparaison est absolument contraire à la méthode génétique. Ici encore, ce n’est ni le fait sémantique ni le fait externe qui compte. Je considère comme erronée une méthode qui veut partir de la signification et non de l’expression pour faire le bilan des concordances et des discordances d’ordre génétique. (Voir aussi plus loin, § 7).

135. J’arrive maintenant aux objections de principe (§§ 5-7). La première de ces objections est que la méthode glotto-chronologique donne une représentation de l’idée même de famille linguistique qui ne corresponde pas aux réalités, et qui a été abandonnée par les linguistes depuis un fameux travail de Johannes Schmidt datant le 1872. Les glotto-chronologistes procèdent comme si une famille de langues pouvait être représentée comme un arbre généalogique (en suivant en principe l’ancienne théorie de August Schleicher). Les mesurages entrepris par la glotto-chronologie présupposent de toute évidente une telle vue simpliste : il faut, pour mesurer les intervalles de temps, pouvoir indiquer exactement à quel moment deux « branches » linguistiques se séparent mutuellement et se dégagent de la tige commune ou langue initiale. Deux « branches » peuvent rester longuement en contact, à l’état de deux dialectes de ce qu’on s’imagine être la langue initiale et rien de plus. La description hiérarchique d’une famille de langues est à remplacer par une description topologique. Mais ce serait là priver la méthode glotto-chronologique d’une partie essentielle de son fondement.

146. Autre objection de principe : Il est impossible de vérifier la détermination supposée de la vitesse de la dégénérescence des signes (plus haut, § 1). Lees ([4], p. 121 sv.) l’admet expressément : pour vérifier cette hypothèse de base, il faut d’abord des profondeurs de temps de 500 ans au moins, et « il est très difficile de trouver une langue pour laquelle on puisse dresser des listes de mots espacées de façon égale à une distance régulière de 500 ans et distribuées sur une période de plusieurs millénaires ». L’accadien constituerait le seul exemple possible, mais « il est difficile d’obtenir des listes de mots dressées selon les principes voulus ». On peut sans doute ajouter que même si on pouvait dresser de telles listes, un seul exemple ne suffirait guère pour établir la vérification. Un tel exemple pourrait par hasard représenter une situation particulièrement favorable.

157. Revenons maintenant sur la base sémantique des comparai|sons établies. Les glotto-chronologistes croient pouvoir dresser, com|me base de la lexico-statistique dans n’importe quel domaine, une liste universelle ou un vocabulaire d’épreuve (test vocabulary, Swa|desh [6], p. 456) qui est une liste de notions pour lesquelles il s’agit de trouver l’équivalent sémantique parmi les racines (ou séman|tèmes : « root-morphemes » dans la terminologie anglo-américaine) dans les langues examinées. À cet égard la méthode appelle plusieurs observations.

16Il faut remarquer d’abord que la linguistique génétique a insisté jusqu’ici sur les formants (expressions de morphèmes, affixes) et moins sur les racines. On sait l’importance attribuée dès les débuts de la linguistique génétique à ce que l’on appelait le « critérium grammatical » de la parenté (Hiob Ludolf dès 1702, S. Gyármathi dès 1799, ensuite R. Rask entre autres). Il est vrai que dans ces époques reculées de notre science on n’a pas encore su distinguer comme il le faut entre linguistique typologique et linguistique génétique. Mais il n’en reste pas moins que la parenté génétique se reconnaît plus facilement et d’une façon méthodologiquement plus efficace en se fondant sur les affixes, qui la plupart du temps fournissent des matériaux plus solides ; c’est à bon droit que même des linguistes modernes comme A. Meillet n’ont pas cessé d’y insister. C’est aussi pourquoi les langues où les affixes, dans le sens propre du terme, sont rares ou inexistants, se prêtent beaucoup moins volontiers à un examen génétique ; c’est, d’autre part, le seul critérium qui décide de la parenté génétique d’une langue créole. Il est donc curieux et presque incroyable que les glotto-chronologistes refusent de tenir compte des affixes (Lees [4], p. 114).

17Ensuite, en dressant la liste des notions à chercher, on insiste sur la nécessité qu’il y a d’éviter les « mots de civilisation » et de se borner à des notions universelles, aprioriques ou élémentaires. L’idée est ancienne, puisqu’elle se trouve déjà chez R. Rask, par exemple. Mais l’idée n’est pas bonne, puisque toute expérience linguistique fait voir qu’il n’y a pas de notions universelles ou préétablies et qu’il n’y a rien dans un vocabulaire qui ne porte pas l’empreinte d’une civilisation. Ici encore, Lees ([4], p. 114, note) vient à l’appui pour admettre qu’il n’y a pas de significations absolument universelles, en ajoutant qu’on espère que les cas contraires sont suffisamment rares pour ne pas produire un effet nuisible ; c’est, à mon avis, un espoir vain.

18Il est significatif d’ailleurs que le glotto-chronologistes choisissent à dessein les dénominations des parties du corps, des activités simples, les noms de nombre, noms d’animaux, noms de parenté. Il est certain que très souvent les mots servant à exprimer, dans une société linguistique donnée, ces diverses « idées » sont manifestement ce qu’il faut appeler des « mots civilisation », et non universel, et que par conséquent ils font l’objet d’évaluations de diverses sortes qui les font tomber sous le coup de certains facteurs destructifs que les glotto-chronologistes ne respectent pas suffisamment : l’emprunt, le tabou, etc. La notion de « la main » est comprise dans la liste de Swadesh, comme d’ailleurs aussi celle du « feu » ; un coup d’œil jeté sur l’indo-européen et sur d’autres familles linguistiques suffira pour faire voir dans quelle mesure il s’agit ici de notions sacrales et souvent tabouées. Il y a des langues, comme le gallois, où les noms de nombre communément usités sont des emprunts, - pour des raisons évidentes d’ordre purement externe. On pourrait multiplier ces exemples.

19Les glotto-chronologistes ont jusqu’ici négligé l’importance de l’emprunt et également celle du tabou.

20Mais il faut insister encore sur le fait que l’idée même d’une liste universelle de notions est à abandonner. Les glotto-chronologistes sont de retour aux « vocabulaires harmoniques » du XVIIIe siècle, connus des grands recueils polyglottes dont le plus fameux est sans doute les Linguarum totius orbis uocabularia comparatiua de P.S. Pallas. C’est un principe que l’on croyait surmonté.

21En conclusion, sans tenir compte des réserves et des objections ici énumérées, la méthode dite glotto-chronologique, si amplement utilisée aujourd’hui pour des calculs de plus en plus vastes et de plus en plus hâtifs, risque de devenir un échafaudage bâti sur le sable, un colosse aux pieds d’argile. Sous peine de répondre aux exigences de la linguistique moderne et de creuser beaucoup plus profondément ses assises, elle risque de rester une méthode trop mécanique qui ne correspondra à aucune réalité saisissable.

Renvois bibliographiques

  1. Sarah C. Gudschinsky, 1956, « The ABC’s of Lexicostatistics (Glottochronology) », Word, XII, pp. 175-210.
  2. Louis Hjelmslev, « Glotto-chronologie et méthode génétique » (À paraître dans le journal Word).
  3. Harry Hoijer, 1956, « Lexicostatistics : A critique », Language, XXXII, pp. 49-60.
  4. Robert B. Lees, 1953, « The basis of glottochronology », Lan|guage, XXIX, pp. 113-127.
  5. Morris Swadesh, 1951, « Diffusional cumulation and archaic residue as historical explanations », Southwestern Journal of Anthro|pology, VII, tirage à part, pp. 1-21.

    Notes

  • 1 [Texte publié en français en (1958), Procecedings og the Thirty-Second International Congress of Americanists (Copenhague, 8-14 aoùt 1956), Copenhague, Munskgaard, pp. 658-666].
  • 2 Dans les formules qui suivent on se contentera en principe d’une notation traditionnelle et simplifiée.

Publication details

Published in:

Hjelmslev Louis (2022) Essais et communications sur le langage, ed. Cigana Lorenzo. Genève-Lausanne, sdvig press.

Pages: 216-227

Full citation:

Hjelmslev Louis (2022) „Essai d'une critique de la méthode dite glotto-chronologique“, In: L. Hjelmslev, Essais et communications sur le langage, Genève-Lausanne, sdvig press, 216–227.