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258062

Kurt Wulff. Nécrologie

Louis Hjelmslev

pp. 332-335

Lines

11 Kurt Wulff (4 septembre 1881 – 4 mai 1939) est décédé prématurément à l’âge de 57 ans, victime d’une maladie qui le tourmentait depuis presque une année, mais dont il portait les souffrances avec un héroïsme inégalé, toujours travaillant malgré les douleurs, toujours formant des projets dans un esprit d’abnégation et de ténacité, combinait en lui les rares qualités d’un savant extrêmement riche de connaissances à la fois vastes et profondes, plein d’idées hardies et de visions de grande envergure, et en même temps discipliné par une conscience des plus scrupuleuses, qui le forçait à travailler d’une assiduité minutieuse et inlassable, toujours à la garde contre les conclusions hâtives, toujours impitoyablement sceptique, avant tout envers lui-même, à l’égard des hypothèses qui ne lui paraissaient pas suffisamment étayées de faits.

2Par ces qualités, il fut parmi les linguistes danois de notre géné|ration celui qui rappelait le plus Vilhelm Thomsen, et qui nous apparaissait comme son disciple le plus immédiat, celui dont l’esprit reflétait le plus fidèlement les qualités du Maître. Aussi était-il un de ceux en qui l’instinct solide du Maître mettait le plus d’esprit et le plus de confiance, et, d’élève qu’il était, il devint pour Vilhelm Thomsen l’ami et le collaborateur.

3Latiniste et philologue classique, turcologue, philologue javanais, connaisseur sans rival des langues malayo-polynésiennes, austro-asiatiques et sino-tibétaines, tels sont les jalons extérieurs de l’activité de cet esprit de linguiste à très près universel. La philologie classique lui est redevable de bons services : Wulff a consacré de longues années de sa vie et une partie considérable de ses forces au Thesaurus linguae Latinae, dont il fut collaborateur de 1906 jusqu’à 1918, résidant à Munich. Après son retour à Copenhague, l’université lui confia d’abord une partie de l’enseignement du grec. C’est en même temps que Vilhelm Thomsen a appelé sa collaboration à la grande édition des inscriptions turques (dont la préparation est encore inachevée).

4Wulff avait commencé de bonne heure l’étude systématique des langues malayo-polynésiennes et austro-asiatiques, en y ajoutant plus tard les langues sino-tibétaines. L’étude du chinois – qui n’est pas sans rapport évident avec le vif intérêt qu’il avait pris au déchiffrement des inscriptions d’Orkhon par Vilhelm Thomsen – lui fut imposée pour ainsi dire de l'extérieur. Le Bibliothèque Royale de Copenhague, à laquelle Wulff occupait la fonction de collaborateur scientifique extraordinaire, avait acquis une vaste collection de littérature chinoise, dont l’administration et le cataloguement lui furent confiés, et qui sous sa direction fut élargie par d’autres collections d’Extrême-Orient. À partir de 1926, Wulff a été chargé de cours des langues d’Extrême-Orient à l’université de Copenhague, sans cependant jamais atteindre le rang de professeur.

5Mais il n’en est pas moins que ces intérêts étaient dus à un motif intérieur : en suivant à la fois la méthode classique de la grammaire comparée, surtout établie dans le domaine des langues indo-euro|péennes, et celle de la philologie, surtout établie pour le grec et le latin, Wulff voulait examiner la parenté génétique possible entre toutes ces langues de l’Extrême-Orient et de l’Océanie. Travaillant sur les textes médiocres et rudimentaires d’une foule innombrable de langues peu connues et mal étudiées, et dont les intérêts avaient été confiés jusqu’ici dans une large mesure aux tâtonnements d’amateurs plus ou moins fantaisistes ; pénétrant profondément dans l’étude philologique des quelques langues de civilisation qui dans l’ordre d’idées qui l’intéressait pouvaient entrer en ligne de compte (le javanais et le chinois surtout) ; et inventant, pour pouvoir maîtriser ces matériaux chancelants, des artifices de méthodes dont le détail dépasse les cadres du présent exposé, Kurt Wulff a fini par pouvoir administrer la preuve méthodologique de la parenté foncière entre les langues malayo-polynésiennes, austro-asiatiques et sino-tibétaines.

6Ses publications linguistiques portent témoignage des premières étapes de cette œuvre, sans en montrer l’accomplissement. Au moment de sa mort Wulff avait derrière lui des travaux montrant en détail les relations génétiques à l’intérieur de la famille indonésienne d’une part, entre les langues sino-tibétaines de l’autre. Il avait entre ses mains la preuve d’une parenté beaucoup plus vaste, et de l’exis|tence d’une des plus grandes familles de langues reconnues jusqu’ici. Il a laissé en manuscrit l’essentiel de ses résultats. Telle que l’avait con|çue l’esprit consciencieux de Wulff, cette preuve devrait exiger néces|sairement un travail de très longue haleine ; Wulff avait abouti, mais il ne lui fut pas donné de voir le couronnement définitif de ses efforts. Le résultat de Wulff constitue une des plus grandes découvertes accomplies en linguistique comparée, une vaste synthèse méthodique comparable à celle de Rask et de Bopp. En dernière analyse c’est en effet la méthode de Rask qui ici encore s’est affirmée fructueuse.

7En dernier lieu c’est la méthode même de la grammaire com|parée et son application à un objet particulièrement réfractaire qui a attiré son esprit. De ce point de vue Wulff, à l’instar de Vilhem Thomsen, et tout en gardant une stricte attitude d’observateur, a suivi d’un intérêt vigilant et d’une réserve prudente l’évolution de la linguistique théorique et générale. Il est entré en 1934 dans le Cercle linguistique de Copenhague. Jusqu’à sa maladie il n’a presque jamais manqué d'assister aux séances plénières, mais ce n’est qu’à de rares occasions qu’il s’est engagé activement dans la discussion. Le 28 mars 1935 il a présenté une communication où il discutait l’appli|cation de la méthode comparative sur les langues monosyllabiques. Dans cette communication et dans celle qu’il présenta au Congrès international des sciences anthropologiques et ethnologiques tenu à Copenhague en 1938, il a esquissé brièvement mais de façon lumi|neuse les contours de l’édifice qu’il venait d’achever. C’est la dernière fois qu’il a pris la parole.

8Une nécrologie plus détaillée (en langue danoise) est publiée dans Oversigt over Det Kgl. Danske Videskabernes Selskabs Forhan|dlinger 1939 (P. Tuxen) ; Festskrift udg. af Københavns Universitet i Anledning af Universitetets Aarfest 1939 (L. Hjelmslev).

    Notes

  • 1 [Texte original en français publié en (1940), Bulletin du Cercle Linguistique de Copenhague, 5: 23-25].

Publication details

Published in:

Hjelmslev Louis (2022) Essais et communications sur le langage, ed. Cigana Lorenzo. Genève-Lausanne, sdvig press.

Pages: 332-335

Full citation:

Hjelmslev Louis (2022) „Kurt Wulff. Nécrologie“, In: L. Hjelmslev, Essais et communications sur le langage, Genève-Lausanne, sdvig press, 332–335.