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258063

Quelques considérations de linguistique théorique

Louis Hjelmslev

pp. 336-345

Lines

11 Les recherches pratiques de la linguistique doivent entre autres se fonder sur une théorie du langage qui ne soit pas une philosophie éloignée de la réalité, mais plutôt un savoir sur la nature du langage bâti sur l’expérience, dans la mesure où un tel savoir existe effectivement. La théorie du langage est une science encore à ses balbutiements : la métaphysique y intervient trop souvent en lieu de l’expérience et les préjugés trop peu réfléchis font autorité. Je ne peux donc me prononcer sur la théorie du langage que sous la réserve de ne parler que pour mon propre compte. D’aucuns peuvent avoir une opinion différente, dont le fondement devra être prouvé. Je suis cependant convaincu que ce qu’on va développer ci-après est irréfutable.

2Toute langue se présente immédiatement à nous comme un système de signes, c’est-à-dire comme un système composé d’unités d’expression liées à un contenu correspondant. On s’interroge fréquemment sur le nombre de signes (mots ou thèmes) que l’on trouve dans l’une ou l’autre langue ; cette question est mal posée et n’a pas de réponse ; en effet, un système linguistique de signes est toujours productif : les signes constituent une série ouverte, qui peut être allongée selon les besoins et la commodité (de la société ou des individus, par exemple du poète ou du technicien), mais qui peut aussi être réduite, puisque certains mots peuvent glisser hors de la langue et en être bannis car jugés superflus ou plus désirés. L’inventaire des signes d’une langue n’est pas fixé une fois pour toutes : il est indéterminé, et il doit évidemment l’être en conformité avec la nature même de la langue. Cette caractéristique est propre à un système de signes et présente un grand avantage : en effet, il ne sera pas seulement utilisable par rapport à certains états ou à certaines situations, mais il peut s’adapter à toute nouvelle circonstance, quelle qu’en soit la nature. Si on s’accroche à l’idée que la langue est un système fermé ou fini, on commet dès le début une faute fondamentale, et on s’interdit par là même de comprendre ce qu’est une langue. Une langue est un système de signes ouvert et productif, qui n’est pas lié à une zone conceptuelle donnée, à un milieu particulier ou à un domaine culturel déterminé. Les spécialistes des langues indiennes ont souligné à juste titre que ces langues sont aussi capables que n’importe quelle autre d’exprimer la culture européenne, même si, tant qu’elles servent la culture indienne, elles n’ont pas développé de signes pour dénommer une bonne partie de nos concepts techniques, scientifiques etc. De toute façon, dès que le besoin s’en fera sentir, elles seront tout à fait en mesure de former ces signes d’une façon parfaitement adéquate.

3Cette productivité des signes vient d’une caractéristique plus profonde des signes linguistiques : ils sont analysables. Un signe n’est pas un bloc impénétrable, mais il est constitué d’une composition d’éléments, – par exemple les lettres. Contrairement aux signes, les éléments sont toujours en nombre fixe et relativement limité. C’est justement là que réside le secret essentiel du mécanisme si merveilleusement pratique de la langue : il est toujours possible de créer un nouveau signe en combinant d’une nouvelle manière les éléments déjà connus. Ces éléments à combiner sont peu nombreux et vite appris : une poignée d’éléments, donnés une fois pour toute, et une infinité de possibilités combinatoires, donc de signes.

4Une infinité de combinaisons possibles, on a dit. Mais il faut tout de suite apporter une restriction spécifique : en effet, les combinaisons ne sont pas toutes possibles. Stolk, krift, sput, klaft sont des exemples de signes choisis au hasard que l’on pourrait tout à fait rencontrer en danois ; peut-être certains les utilisent-ils – au fond, je ne peux pas le savoir, car bien sûr je ne connais pas, plus que quiconque, tous les signes qu’un Danois a pu utiliser pour nommer ceci ou cela, ne serait-ce que dans l’intimité. Mais, de toute façon, nous sommes indéniablement en présence d’une série de possibilités de signes qui font partie du système de signes de la langue danoise, même si elles n’ont peut-être jamais été utilisées jusqu’à présent. Pourtant, si à partir des éléments qui entrent dans ces signes possibles, je forme une autre série de signes tels que : lksot, kfir, tpus, lkatf, alors il est également indéniable que ces possibilités de signes ne font pas partie du système danois. La raison en est que ce n’est pas seulement un certain nombre d’éléments de signes (par exemple, des lettres) qui est donné, mais aussi un certain nombre de règles pour chacun de ces éléments, qui prescrivent de quelle manière on peut les utiliser et de quelle manière cela n’est pas possible. C’est en effet la même chose qu’au jeu d’échecs, où les règles prescrivent de quelle manière on peut utiliser une pièce donnée et de quelle manière on ne le peut pas. Comme les différents jeux, les différentes langues ont des règles de fonctionnement qui diffèrent, partiellement ou totalement. Ces règles limitent dans une certaine mesure les possibilités de formation de signes, mais dans la langue comme aux échecs, on retrouve les deux particularités suivantes : un seul et même élément peut occuper plusieurs positions à l’intérieur d’un seul et même signe, et la règle n’en fixe aucune limite d’extension (en danois par exemple, un signe peut tout à fait être constitué de plusieurs syllabes).

5En effet, la langue n’est pas seulement un système de signes, mais d’abord et avant tout un système d’éléments, un système d’éléments de signe ou de composants de signe. Pour expliquer ce système il faut établir de combien d’éléments il se compose et dans quelles combinaisons chacun de ces éléments peut être utilisé. Ces derniers ne sont pas seulement des éléments de l’expression, bien que nous nous soyons momentanément bornés à ceux-ci : le contenu également possède ses propres éléments définis de manière correspondante, et obéit à certaines règles, entre autres à celles qui gouvernent les rections grammaticales (les langues nordiques par exemple demandent la concordance de nombre et de genre entre le substantif et l’adjectif attributif ou prédicatif correspondant) ; ces règles changent également selon les différentes langues. Il faut rendre compte aussi du nombre des éléments du contenu et des règles de combinaison, afin de pouvoir connaître les règles du jeu et former de nouveaux signes qui soient en conformité avec elles.

6On peut appeler « schéma du jeu » la quintessence des règles qui indiquent le nombre de pièces d’un jeu et la façon dont chacune doit se combiner avec les autres. Si l’on veut décrire le jeu ou l’enseigner, on doit évidemment rendre compte avant tout de son schéma ; mais pour une description exhaustive ou un apprentissage approprié il faut quelque chose d’autre, à savoir une description de l’usage du jeu. Cette explication doit comprendre entre autres :

71) des informations sur le matériau dont les pièces se composent normalement ou qui serait le plus indiqué, et sur l’aspect conventionnel de chaque pièce ou de chaque type de pièce (le cavalier des échecs a l’aspect d’une tête de cheval, etc.) ;

82) des informations ne concernant pas seulement la façon dont on peut se comporter (ce qui est du ressort du schéma du jeu), mais aussi la façon dont on tend à se comporter dans des situations données (ce qui est du ressort de l’usage du jeu) ; donc quelles combinaisons on adopte habituellement dans certaines conditions ;

93) des informations sur les représentations traditionnellement attachées au jeu (à condition qu’il y en ait : dans le cas des échecs, il s’agit de deux armées guerroyant l’une contre l’autre, qui comprennent chacune des officiers, des sous-officiers et de simples soldats ou « pions », etc.) ; donc l’interprétation conventionnelle du jeu.

10Il est clair qu’entre l’usage du jeu et son schéma il n’y a aucun rapport nécessaire. Trois facteurs n’ont aucune importance pour le schéma du jeu : 1) l’aspect extérieur des pièces (il suffit que les pièces soient clairement différenciées et qu’elles aient des règles de combinaison différentes), ou le matériau dont elles sont faites ; 2) la façon dont on tend à utiliser les règles données par le schéma du jeu ; 3) la façon dont on interprète le jeu. Chacun de ces trois facteurs peut être modifié de façon arbitraire sans que le schéma du jeu n’en soit affecté.

11Il en va de même pour la langue : il faut pareillement distinguer entre le schéma linguistique et l’usage linguistique. Tout comme dans l’exemple du jeu développé ci-dessus, l’usage linguistique doit être défini en expliquant :

121) de quel matériau sont conventionnellement faits les éléments de l’expression (par exemple un son ou un signe graphique), et comment chaque élément est d’habitude respectivement prononcé, écrit ou imprimé. Ce facteur peut d’ailleurs être modifié arbitrairement sans que le schéma linguistique n’en soit touché. D’autre part, aucun matériau n’est susceptible de constituer la seule réalisation possible des éléments de l’expression linguistique : à partir des règles du jeu, l’on peut choisir d’utiliser des sons arbitraires au lieu des lettres ou vice versa, ou bien adopter par exemple des signaux de pavillons, des couleurs différentes, des formes géométriques, des gestes au lieu des sons ou des lettres, etc. Même si l’on change tous ces facteurs, on aura toujours affaire au même schéma linguistique. On aura, selon l’opinion commune, toujours affaire à la même langue. Supposons par exemple que l’on décide que l’élément manifesté d’habitude par le son m ou la lettre m soit dorénavant manifesté par le geste de lever le bras gauche – un geste que, par souci de commodité on va noter sur le papier par le signe G ; puis décidons ensuite que l’élément jusqu’ici manifesté par le son ou la lettre o, soit dorénavant manifesté par le geste de lever haut le bras droit (geste que l’on dénote par D) ; de la même manière, au lieu de dire ou d’écrire r nous lèverons les deux bras en l’air (geste que nous dénoterons dorénavant par H). Quiconque connaît le danois pourra comprendre facilement la série suivante de gestes : GDH, DG, HD, DHG, HDG. Et cela sera encore du danois ;

132) quels signes on tend à former ou on a formé jusqu’à présent, selon les règles du jeu ; donc quel mot ou quelle partie du mot se trouvent dans l’usage. On peut aussi intervenir arbitrairement sans que les règles du jeu (le schéma linguistique) n’en soient affectées ou obligées de changer. Même si l’on ajoute de nouveaux signes ou si l’on forme des signes différents de ceux que l’on a déjà utilisés, on aura toujours affaire au même schéma linguistique, à condition d’avoir respecté les mêmes règles de formation. Personne ne dirait que la langue danoise a été complètement renouvelée ni qu’elle a cessé d’être elle-même quand le mot « bil » y a été introduit, ou quand Sven Clausen a introduit le mot « forbistring ». Les règles de la langue danoise sont justement là pour rendre possible la formation de nouveaux signes danois ;

143) quelles significations on a tendance à attacher aux signes. Encore une fois, un changement de ce facteur n’affecte pas le schéma linguistique ou ce qu’on appelle d’habitude la langue (aspect qui n’a qu’un intérêt mineur et n’est donc pas plus développé ici).

15Il faut toutefois ajouter une précision à ce qui a été dit au point 1. Si l’on considère certaines manifestations habituelles des éléments de l’expression linguistique, par exemple d’un côté la parole et de l’autre l’écriture, il peut arriver que les règles du jeu, ainsi que le nombre des éléments, soient différents dans chaque cas. Quelle que soit la manifestation à laquelle on a affaire, le nombre d’éléments est déterminé à partir du fait qu’un échange peut produire des signes nouveaux : en danois (dans le domaine des sons tout comme dans celui de l’écriture), on trouve m, f, h, n, s qui sont cinq éléments différents, puisque en les échangeant on obtient des signes différents : mat, fat, hat, nat, sat. Il en va de même pour a, æ, i, u qu’on peut établir comme quatre éléments différents puisque l’on trouve des séries de signes telles que mat, mæt, mit et mut. La description linguistique la plus simple et élégante sera celle qui arrivera au nombre le plus restreint d’éléments. Le linguiste doit donc avoir pour but la réduction de l’inventaire des éléments au minimum possible. On peut donc décrire la manifestation phonétique du danois (standard) en appliquant une procédure exhaustive et non-contradictoire (procédure qu’il serait trop long de montrer ici) incluant dix-neuf éléments, auxquels il faut encore ajouter l’accent et la modulation. Pour sa manifestation graphique, l’inventaire est beaucoup plus riche et comprend vingt-cinq éléments (ne tenant pas compte de la ponctuation et des majuscules). De plus, certaines règles de combinaison sont différentes : h et v peuvent se combiner en début de syllabe dans le danois écrit, mais ils ne le peuvent jamais dans le danois (standard) parlé. On a pourtant là deux manifestations, à tous égards équivalentes, du schéma linguistique danois. On peut donc conclure que, dans un certain cadre, le schéma linguistique permet plusieurs configurations ou structures différentes. Il vaut peut-être mieux comparer la langue avec un jeu de cartes, plutôt qu’avec un jeu particulier (par exemple, les échecs ou le bridge) : celui-ci permet en effet de jouer à plusieurs jeux différents, même si le nombre maximal des cartes et certaines règles générales qui définissent leur valeur réciproque en limitent les possibilités. Ces règles de jeu sont elles-mêmes indépendantes du matériau des cartes, de leur aspect exté|rieur et des représentations qui leur sont habituellement attachées (des interprétations comme le « roi », la « dame », etc.). Et tout comme l’on peut concevoir de nouveaux jeux qui respectent toujours les limites posées par les règles générales des cartes, l’on peut de même former de nouvelles structures qui n’ont encore jamais été utilisées jusqu’au présent et qui satisfont pleinement aux conditions établies par les règles du schéma linguistique du danois.

16L’écriture et la parole sont donc considérées à juste titre comme deux « langues dans la langue » : deux langues qui, à l’intérieur d’une même langue ayant ses propres possibilités de schéma, ont chacune leur propre schéma, ou bien, comme on peut le dire aussi, deux styles. Ceux-ci répondent à leurs propres besoins et poursuivent leurs propres buts. Dans ces deux styles, ce ne sont pas seulement les combinaisons d’éléments qui peuvent différer complétement, mais aussi le choix des mots et les expressions idiomatiques. Cela devient surtout évident surtout lorsque ces styles sont utilisés, chacun en tant que tel, par un artiste suffisamment doué pour en révéler toutes les possibilités. En revanche, la différence de style entre langue écrite et langue parlée peut être délayée et affadie par une personne n’ayant aucun intérêt à la rendre plus profonde, ou encore qui s’efforce de parler de la façon dont on écrit, et d’écrire de la façon dont on parle. Des essais de ce genre sont souvent voués à l’échec, puisque l’écriture et la parole s’adressent à des sens différents ; il peut cependant avoir assez de succès pour en arriver à appauvrir significativement le style de la langue. Ces tentatives sont généralement basées sur le dogme qu’un de ces deux styles est « plus raffiné » ou « plus naturel » que l’autre – un dogme qui, comme tout dogme, est du ressort de la métaphysique ou du sentiment, et qui n’a aucun poids à l’aune de la science.

17M. Sven Clausen m’a demandé de me prononcer à propos 1) du « problème d’une réforme linguistique consciente », ainsi que 2) de la « question de l’autonomie de la langue écrite et de sa relevance pour les langues nordiques ». Voilà qui constitue une prémisse pour répondre utilement à ces deux questions ; et nous en tirons les conclusions suivantes : 1) une réforme consciente est possible sans restrictions, à condition qu’elle n’essaye pas d’attaquer ce qu’on a appelé le schéma linguistique, et qu’elle se limite à l’usage linguistique ; 2) l’écriture et la parole constituent deux systèmes inter|dépendants qui peuvent suivre chacun de leur côté leur propre chemin, dans le cadre très large du schéma linguistique et qui peuvent (et doivent) poursuivre leurs propres buts, ainsi que leurs idéaux. Quant à la question spécifique de la relevance pour les langues nordiques, il est sans doute possible d’élaborer une langue écrite qui soit commune au norvégien, au suédois et au danois, étant donné que dans ces trois areas le schéma linguistique, et même une grande partie de l’usage, sont essentiellement les mêmes. Les diffé|rences qui existent entre ces langues ne sont que (ou l’on peut à tout le moins les réduire pratiquement à) des différences secondaires qui sont du ressort de l’usage.

18Il y a une question que M. Clausen ne m’a pas posé directement mais que je ne peux pas éluder : dans quelle mesure une telle réforme linguistique est-elle réalisable. Les difficultés auxquelles elle est confrontée ne relèvent pas à proprement parler de la linguistique théorique, mais sont de nature sociolinguistique. Dans toute société, on trouve des représentations de caractère sacral attachées à chaque usage linguistique effectivement réalisé : autrement dit, plus clairement, un certain usage linguistique (ou une certaine classe d’usages linguistiques) constitue un symbole pour certains facteurs extralinguistiques : la patrie, le peuple, la nation, etc. Ces facteurs dépen|dent des conditions historiques et sociales, et leur symbole (comme du reste tous les symboles sacrés) sera caractérisé par une tendance nettement conservatrice, à condition que sa considération soit suffisamment haute du point de vue social. Dans le cas contraire, le travail du réformateur ressemblerait à celui de Sisyphe, car il se heurterait à l’opposition combinée de la langue et de la société elle-même. Chaque fois que les conditions historiques et sociales offrent de nouveaux facteurs de ce type, ceux-ci produisent un symbole linguistique. Si par exemple le « Nord » dans son ensemble devenait (ou était façonné comme) un facteur d’unité sociale, il pourrait sans problème adopter comme symbole la langue nordique commune, qui est d’abord une langue écrite. Si d’ailleurs ce symbole ne constituait pas un facteur d’unité sociale suffisamment puissant, il serait inutile d’introduire un symbole correspondant. Un fondement de réalité est indispensable à la langue, prise dans ce sens, afin qu’elle puisse devenir elle-même réelle. Créer un symbole avant d’avoir constitué cette base de réalité, cela revient à mettre la charrue avant les bœufs. En tout cas, cela ne permet pas de prédire l’évolution de la réforme du nordique entreprise par Mr. Clausen. Les événements historiques et sociaux récents semblent conduire à la formation de cette base de réalité, sans laquelle le symbole linguistique demeure virtuel, mais une première estimation semble suggérer que jusqu’à maintenant ce facteur de réalité n’est pas encore suffisamment présent.

    Notes

  • 1 [« Et par sprogteoretiske betragtninger », Årbog for nordisk målstræv, 4 (1941) : 81-88].

Publication details

Published in:

Hjelmslev Louis (2022) Essais et communications sur le langage, ed. Cigana Lorenzo. Genève-Lausanne, sdvig press.

Pages: 336-345

Full citation:

Hjelmslev Louis (2022) „Quelques considérations de linguistique théorique“, In: L. Hjelmslev, Essais et communications sur le langage, Genève-Lausanne, sdvig press, 336–345.