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258066

Schéma linguistique et usage linguistique

Louis Hjelmslev

pp. 365-369

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11 Jusqu’à maintenant, d’une façon plus ou moins claire et consciente et apparemment sur la base d’une nécessité, la linguistique traditionnelle a, sous une forme ou une autre, clairement distingué 1° la langue conçue comme un outil, une totalité, une structure, un objet, un organisme (d’un point de vue biologique), un esprit linguistique (d’un point de vue romantique), une abstraction (du point de vue du positivisme), une institution ou une norme (d’un point de vue sociologique), de 2° l’exécution linguistique, c’est-à-dire l’appli|cation de cet outil, la manifestation de la structure, l’exploitation de l’objet, la vie de l’organisme, la réalisation de l’abstraction, l’activité de l’institution, le procès du parler ou encore l’acte de parole. De même, on a toujours distingué, entre autres, 1° les règles de la grammaire et 2° leur usage. Ainsi, par exemple, la distinction est faite entre 1° le schéma syntaxique, c’est-à-dire l’ensemble des règles valables pour la construction de la phrase dans un certain état de langue, et 2° chaque phrase réalisée concrètement.

2Les nombreux points de vue évoqués ci-dessous nous permettront de redéfinir les points 1° et 2°, en les désignant différemment. Dans certains cas, il faudra atténuer la distinction, afin que l’échelle comprenne plus de deux degrés. La délimitation et le nombre des distinctions seront discutés par la suite ; les résultats nous permettront de parvenir à une distinction plus souple entre le schéma linguistique (cf. 1°) et l’usage linguistique (cf. 2°).

3Depuis les travaux de Saussure, et sous l’influence principalement sociologique de l’école de Paris, on distingue habituellement deux degrés, qu’on a nommés langue (cf. 1°) et parole (cf. 2°). La linguistique traditionnelle (Hermann Paul) en distinguait trois : la norme, l’usage et l’acte de parole. Dans cette tripartition, la norme peut signifier ou bien une normalisation consciente dans la société, ou bien un dénominateur commun postulé par le chercheur comme sous-jacent à l’usage et à l’acte. La norme au sens premier relève de la linguistique externe (stylistique) et ne sera pas discutée dans ce qui suit.

4Saussure a ajouté un quatrième niveau dans la hiérarchie : le système. Il est défini comme forme opposée à la substance, et déterminé comme un réseau de « rapports » : c’est-à-dire comme un ensemble de règles semblables à celles qui gouvernent le jeu d’échecs ou encore le système monétaire, en tant que systèmes qui sont autant indépendants du point de vue du matériau que de l’aspect des pièces. Nous appellerons ici schéma linguistique ce système purement formel.

5Il semble donc qu’une quadripartition soit possible :

  1. le schéma linguistique (par exemple le l en danois défini par ses « rapports », c’est-à-dire comme consonne sonante, étant donné qu’une consonne est définie par la position marginale que cette grandeur occupe dans la syllabe et par sa commutation avec d’autres sonantes : cette caractérisation s’applique indépendam|ment de la nature des manifestations, de sorte qu’une certaine marge est gardée pour toute manifestation qui pourrait sur|venir) ;
  2. la norme (par exemple le l danois en tant que latérale : cette caractérisation ne s’applique qu’aux manifestations phonétiques, tout en étant indépendante de ses autres particularités, de sorte qu’une marge est laissée ouverte pour celles-ci) ;
  3. l’usage (par exemple en danois le l en tant que latérale alvéolaire non-fricative, non-labialisée, non-palatalisée, non-vélarisée, non-pharyngalisée – caractérisation qui donne une description plus détaillée, mais qui n’a pas encore épuisé tous les facteurs possibles d’une manifestation phonétique) ;
  4. l’acte (par exemple, un l danois individuel, c’est-à-dire prononcé ici et maintenant, et décrit par rapport à tous ses facteurs phonétiques, sans aucune sorte de marge).

6Bien que Saussure semble avoir posé, dans la théorie comme dans la pratique, une limite fondamentale entre le point 1°, d’un côté, et les points 2° – 4° de l’autre, il semble avoir néanmoins conçu les points 1° – 3° comme compris dans la langue, et le seul point 4° comme coïncidant avec la parole.

7Par ailleurs, il serait possible et adéquat de prendre la manifestation comme base de division, en situant la limite entre

  1. une grandeur manifestée et donc présupposée : le schéma lin|guistique (= 1°),
  2. une grandeur manifestante et donc présupposante : l’usage lin|guistique (l’usage au sens large) (= 2° – 4°).

8De cette façon, la quadripartition est simplifiée et devient une bipartition. La terminologie de Saussure à propos de l’opposition langue : parole est ainsi abandonnée, ou du moins précisée d’une manière différente de celle qui était utilisée auparavant.

9Entre 3° et 4° il n’y a qu’une différence de degré qui n’a aucune importance du point de vue de la linguistique interne : l’acte (4°) représente un usage individuel (3°), tout comme un usage individuel représente un usage collectif.

101°, 3° et 4° sont sans aucun doute des réalités concrètes, tandis qu’une analyse plus approfondie révèle que 2° est une abstraction artificielle. Les phonèmes et les graphèmes de l’expression et les significations fondamentales (synchroniques) du contenu – éléments qui, selon la conception ordinaire, devraient appartenir à la norme – ne sont que des classes de grandeurs individuelles de la substance (sons individuels, signes graphiques individuels ; significations particulières) ; celles-ci sont regroupées inductivement dans les classes susmentionnées à partir d’une projection de la hiérarchie du schéma linguistique sur l’usage linguistique. Ces classes sont nécessairement arbitraires du point de vue de la substance et se façonnent comme des syncrétismes (neutralisations) artificiels des membres qu’elles renferment. Elles ne se définissent que par le fait de manifester certaines grandeurs du schéma linguistique ; du point de vue de l’usage linguistique ou de la substance, elles ne peuvent être décrites que par une méthode inductive. On ne peut pas les définir exactement par les caractéristiques constantes ou « pertinentes » de tous les membres qui y entrent. On ne peut les décrire qu’en examinant quelle(s) caractéristique(s) est/sont prédominan|te(s) parmi leurs membres (par exemple quelle caractéristique du l danois est prédominante parmi celles qu’on vient d’observer). Cet examen doit s’appuyer ou bien 1° sur une évaluation subjective, qui peut tout au plus être vérifiée par une induction incomplète dont la principale caractéristique est d’être arbitraire, ou bien 2° sur une constatation objective, qui ne peut se réaliser que sur une base statistique. Mais dans ce dernier cas, on ne fera qu’une description de l’usage (cf. Zwirner).

11Selon la conception linguistique contemporaine, le concept de norme présuppose plutôt quelque chose de constant et d’absolu qui s’appuie sur la substance. Or il n’est pas possible d’y parvenir par la statistique des variations : on ne peut que l’envisager grâce à une intuition invérifiable. Les théories de l’expression (par exemple la pho|nologie) et du contenu (la sémantique) formulées jusqu’à maintenant sont d’autres exemples de chimères : leurs résultats ne sont que des fictions (cf. W.F. Twaddell). La linguistique pourrait donc faire des progrès significatifs si elle abolissait la norme et ses concepts (phonèmes, significations fondamentales), et si elle gardait, comme l’a soutenu Zwirner, la forme dans sa définition de « valeur moyenne achevée statistiquement » ou « normale ». De plus, il ne faudrait en|treprendre une généralisation progressive visant à obtenir des valeurs absolues de substance que dans des buts au mieux didactiques ; le procédé pertinent consiste ici à illustrer un syncrétisme en présentant un de ses membres en tant qu’exemplaire décrété arbitrairement comme typique.

12(Au cours de cette conférence, le problème du rapport entre forme et substance du point de vue de la science linguistique (logistique) a été traité plus en détail. Un examen du type de fonctions sous-jacentes au schéma linguistique, à la norme, l’usage et l’acte, y a également été proposé).

13Pour plus de détails, voir L. Hjelmslev, Langue et parole (Cahiers Ferdinand de Saussure, II, 1942, p. 29 et suiv.), et Omkring sprogteoriens grundlæggelse (Festskrift udg. af Kbh. Univ., 1943), en parti|culier les pages 68-73, 78-83 et 106-110.

    Notes

  • 1 [« Sprogbygning og sprogbrug », Selskab for nordisk filologi. Aarberetning for 1943 (1944). 6-8].

Publication details

Published in:

Hjelmslev Louis (2022) Essais et communications sur le langage, ed. Cigana Lorenzo. Genève-Lausanne, sdvig press.

Pages: 365-369

Full citation:

Hjelmslev Louis (2022) „Schéma linguistique et usage linguistique“, In: L. Hjelmslev, Essais et communications sur le langage, Genève-Lausanne, sdvig press, 365–369.