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258067

La dissimilation d'aspiration

Louis Hjelmslev

pp. 370-377

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11 La dissimilation d’aspiration connu du grec et de l’indo-aryen paraît présenter certaines difficultés lorsqu’il s’agit d’établir les lois générales de dissimilation. Le regretté Maurice Grammont, qui a établi pour la dissimilation un nombre de lois générales qui, bien que nécessairement provisoires et susceptibles peut-être de certaines modifications de détail ou même de principe, suffisent grossièrement à expliquer avec précision un très grand nombre de faits, a mis à part la dissimilation d’aspiration et la réserve, dans son Traité de phoné|tique, pour une mention spéciale (p. 314-316) qui de toute évidence manifeste une certaine hésitation. Grammont a vu la difficulté qu’il y a de ramener les faits de la dissimilation d’aspiration aux formules qui valent pour les dissimilations ordinaires, sans cependant vouloir abandonner ces formules, dont la vérité lui a paru si évidente et si bien prouvée dans tous les autres domaines de la dissimilation.

2Les arguments invoqués par Grammont pour se tirer d’affaire dans cet inconvénient ne sont guère soutenables. Pour chercher à continuer utilement le travail si grandement méritoire du maître décédé, il faut reprendre cette question sur une base nouvelle, tout en nous inspirant de ses principes de méthode. Il est évident que le traitement offert par Grammont de la dissimilation d’aspiration n’est que provisoire. On le voit déjà par le fait que, bien qu’il ait toujours enseigné que le sens – progressif ou régressif – des phénomènes phonétiques est un fait extérieur qui ne touche pas à la nature des faits, Grammont classe la dissimilation d’aspiration selon ce prin|cipe : c’est là évidemment un classement provisoire et qui ne peut viser qu’à une première orientation. Pour justifier sa classification Grammont soutient (p. 314) « qu’une aspiration combinée avec une occlusive qui la précède n’est jamais renforcée par l’accent ni par le ton », et que par conséquent il n’y a pas à considérer les formules qui dépendent de l’accent ou du ton. On n’arrive pas à comprendre pourquoi une consonne aspirée se comporterait à cet égard autre|ment que les autres consonnes, qui sont considérées, dans la théorie de Grammont, comme renforcées par l’accent et par le ton (formules de dissimilation II, III, IV, V2).

3De ce premier argument, Grammont tire la conséquence qu’il suffit d’envisager la position des phonèmes dans la syllabe ou dans le mot. Or, dans les formules qu’il établit, Grammont envisage non seulement la position dans la syllabe et dans le mot, mais, dans une très large mesure, bien qu’implicitement, la position dans la phrase. Ainsi, pour concilier les faits du type κάρχαρος avec la formule VII, ceux du type ion. κύϑρη avec la formule X, et ceux du type att. φάτνη avec la formule XII, Gramont s’est décidé à considérer la consonne initiale de ces mots comme intervocalique, alors que, pour concilier les faits du type κάρχαρος avec la formule XIII, et les faits du type ϑωτάζω avec la formule VII, ces mots sont considérés comme commençant par une consonne appuyée, c.-à-d. précédée de consonne. S’il faut accepter ces explications, il faut donc compter avec un nombre considérable d’actions d’analogie ; ceci ne serait pas impossible, mais on désirerait une explication qui serait laissée un peu moins à l’improviste.

4Pour étudier utilement ce problème, il faut d’abord déterminer le rôle joué par les consonnes dites aspirées dans l’état de langue où la dissimilation a eu lieu, et la place qu’elles occupent au sein du système de la langue envisagée. Pour ce faire, il convient de faire le départ entre les langues qui possèdent, indépendamment des consonnes aspirées, un phonème h, et celles qui n’en possèdent pas. Dans les langues du premier type, les consonnes dites aspirées ne sont que des groupes constitués par une occlusive et un h, tandis que, dans les langues du dernier type, et dans elles seules, il y a des consonnes aspirées véritables, et qui ne se laissent pas ramener à des groupes. On sait qu’un même fait de prononciation peut admettre des interprétations très différentes selon le système dont il fait partie, et il ne faut donc pas être dupe de l’illusion qui consiste à croire que la prononciation aspirée d’une consonne soit toujours et partout une même chose. Ce qui décide, ce sont les rapports entre cette consonne et les autres phonèmes d’un système linguistique donné. Pour éviter les confusions, il faut adapter la terminologie à ces besoins. Donc, dans la suite, nous ne parlerons de consonnes aspirées que pour les langues qui ignorent le phonème ; dans les autres langues, le fait qui nous intéresse est un groupe d’occlusive + h, ce qui est, du point de vue du système, bien autre chose.

5Cette distinction faite, on s’aperçoit facilement que les langues du deuxième type doivent dans une large mesure forcément échapper aux formules posées par Grammont pour la dissimilation, pour la simple raison que la plupart du temps ces formules n’envisagent pas la dissimilation entre deux groupes. Abstraction faite de la loi III, les lois de Grammont ne prévoient pas cette sorte de dissimilation, qui en effet reste rare aussi longtemps qu’on fait abstraction des groupes à deuxième élément h.

6Il paraît d’autre part que la loi III (« la deuxième consonne d’un groupe combiné accentué ou tonique dissimile la deuxième consonne d’un groupe combiné inaccentué ou atone »), qui vaut pour les groupes envisagés par Grammont (proprium > esp. própio, v. sl. bratrŭ > bratŭ) ne vaut pas pour les cas qui nous intéressent ici : cf. dádhāmi, τίϑημι, κάρχαρος, etc. Si dans ces cas il s’agit de groupes, il faudra dans la loi faire une réserve pour les groupes à h, ou bien il faudra interpréter ces groupes autrement qu’on ne le fait dans la phonétique classique. De ces deux possibilités, nous sommes enclin à préférer la dernière. Un groupe d’occlusive et de h n’est pas nécessairement un groupe d’une occlusive suivie d’un h. Il ne faut pas ici être dupe de la transcription habituelle ; le fait phonétique est autre : c’est une coarticulation, une occlusion buccale accompagnée d’une position glottale simultanée. Cette considération suffirait pour expliquer pourquoi les groupes à h font infraction apparente à la loi III : le h de ces groupes n’est pas, en effet, une « deuxième consonne ».

7Il faut donc conclure que la dissimilation d’aspiration, pour autant qu’il s’agit de groupes à h (type thatha > tatha ou thata), est une sorte de dissimilation qui n’est pas prévue par les lois de Grammont, et qui reste en dehors de leur domaine. Pour la ramener à des formules, il faut établir des lois spéciales valables pour ces cas particuliers. Ces lois pourront être bien différentes de celles qui valent pour les cas envisagés par Grammont. Et cela suffirait pour expliquer pourquoi, du moins à première vue, l’accent et le ton n’y sont pour rien : ce qui est inexplicable aussi longtemps qu’on voudrait chercher à ramener ces faits aux formules ordinaires, s’explique facilement dès qu’on se rend compte que les conditions sont radicalement différentes, et que, en outre, il s’agit de groupes consonantiques d’une nature particulière.

8D’entre les langues étudiées par Grammont, le marathe occupe une position particulièrement nette, par le fait d’être une langue moderne où les faits se déroulent sous nos yeux et sont directement contrôlables. Le marathe connaît le phonème h (hạ̅t « main », hatti̅ « éléphant »); par conséquent, il ignore les consonnes aspirées et ne connait que des groupes à h. De plus, le marathe favorise les syllabes fermées, et tous les exemples de dissimilation d’aspiration admettent pas conséquent tout naturellement l’interprétation selon laquelle le deuxième groupe engagé dans la dissimilation est en position finale de syllabe, tandis que la première grandeur engagée est en position initiale : kha̅d > kha̅d, hatth > ha̅t, hatth-i̅ > hatti̅. Ces faits semblent permettre d’établir, à titre d’hypothèse, la loi suivante :

9Un h final de syllabe (ou « explosif ») est dissimilé par un h initial de syllabe (ou « implosif »).

10Le sanskrit connaît, comme on sait, deux phonèmes: un h sonore, qui se transcrit d’ordinaire h, et un h sourd, transcrit . Il est naturel d’interpréter les sourdes aspirées comme des groupes d’oc|clusives avecet les sonores aspirées comme des groupes d’occlusive avec h (sonore). Mais pour interpréter justement la dissimilation d’aspiration en indo-aryen ancien il faut d’abord savoir si cette situation, attestée pour le sanskrit aux temps historiques, peut être supposée au même titre pour l’état de langue dans lequel la dissimilation a eu lieu. Or, les exemples du type bhujáti, de la racine *bheu̯g1h-, font voir que la dissimilation a eu lieu avant le passage de g1h à h. Il est donc probable que dans les cas de ce type les grandeurs engagées dans la dissimilation ont été des consonnes aspirées, et non des groupes à h, le h n’existant pas dans cet état de langue à titre de phonème indépendant. Du reste rien n’invite à supposer que toutes les dissimilations d’aspiration aient eu lieu à une même époque ; le fait que la plupart des dissimilations d’aspiration du sanskrit sont régressives (type dádha̅mi, dróghaḥ) et diffèrent par ce fait du cas représenté par bhujáti, pourrait faire supposer que ces dissimilations sont mois anciennes et qu’elles se sont accomplies à une époque où les grandeurs engagées étaient déjà des groupes à h. De plus, il est fort probable que la dissimilation n’est pas un processus diachronique accompli une fois pour toutes, mais qu’elle est un processus synchronique qui se répète constamment pendant une longue période, et qui est dû à une tendance persistante. Selon toute probabilité, l’indo-aryen ancien présente donc une situation assez complexe, et une dissimilation d’aspiration à deux couches : une dissimilation ancienne entre consonnes aspirées, d’une part, et une dissimilation plus récente entre groupes à h, de l’autre. D’entre ces deux dissimilations, la première est progressive, la deuxième régressive ; c’est l’état de fait ; pour la première dissimilation, il serait téméraire d’aventurer des précisions ultérieures, parce qu’on ne connaît pas suffisamment les structures syllabiques qui ont pu être en cause. La deuxième dissimilation présente d’autre part des matériaux suffisants pour permettre certaines conclusions provisoires. S’il faut l’expliquer, comme c’est probable, en partant du système historiquement attesté en védique, il faut conclure que l’accent (le ton) n’y entre pour rien ; puisque les deux groupes engagés dans la dissimilation sont indifféremment initiaux de syllabe, cette deuxième dissimilation de l’indo-aryen ancien invite à poser hypothétiquement la loi suivante :

11De deux h entrant chacun dans son groupe initial de syllabe, et appartenant au même mot (simple), le premier est dissimilé par le second.

12La situation du grec est plus complexe encore. Le grec commun connait le phonème h, et φ, ϑ et χ sont donc à interpréter comme πh, τh, κh respectivement. Les cas du type αὖος, en regard de lit. saūsas, font voir que le h a existé à l’époque de la dissimilation. D’autre part on ne sait pas si toutes les dissimilations datent de la même époque préhistorique ; ici également, il faut envisager la possibilité que la dissimilation, bien qu’elle remonte à une date préhistorique, est due à une tendance qui n’a pas cessé d’agir à l’époque historique et dont les effets se sont constamment fait sentir dans la parole. Il faut donc prévoir une action de la part de la psilose. Puisque, grâce à la psilose, un nombre de dialectes grecs (l’ionien oriental, le lesbien, l’éléen, le crétois, et probablement le cypriote) sont venus à ignorer le phonème h, la situation de ces dialectes est radicalement différente de celle des autres et de celle du grec préhistorique dans ces dialectes, φ, ϑ et χ sont des consonnes aspirées. Or, puisqu’une partie de ces dialectes se mêlent avec les autres dans les différentes langues littéraires, la situation de fait est à peu près inextricable.

13Si malgré ces difficultés, on voulait essayer, à titre d’hypothèses, de ramener les faits observés à des formules, on arriverait, si nous voyons juste, aux conclusions suivantes.

14Dans les cas où il y a une dissimilation d’aspiration entre consonnes aspirées, il faut distinguer deux cas : celui où l’une de ces consonnes entre en groupe (homosyllabique) avec une autre consonne, et celui où les deux consonnes aspirées sont en dehors de groupe (homosyllabique). Cette différence semble essentielle, tandis que, ici encore, l’accent n’y entre pour rien.

15On peut montrer que d’entre deux consonnes aspirées dont l’une fait partie d’un groupe et l’autre non c’est la consonne en groupe qui dissimile l’autre. C’est pourquoi l’ionien a κύϑρη etc. C’est ainsi également qu’on peut expliquer la forme tardive πάϑνη, comme psychologiquement possible parce que le grec admet ϑν comme groupe initial (ϑνήσκω). Les formes du type ἀμπίσχω suivent la même loi (tandis que ἀμφίσχω présente une dissimilation renversée qui s’explique facilement par l’analogie avec ἀμφί).

16Par la même formule on peut rendre compte du type dhrajati (si ce mot vient de *dhreg1h-) qui relève de la première dissimilation de l’indo-aryen.

17D’autre part, d’entre deux consonnes aspirées libres (c’est-à-dire qui n’entrent pas en groupe homosyllabique avec d’autres consonnes) et appartenant au même mot (simple), la première dissimile la seconde. Cette formule suffirait pour expliquer ϑωτάζω, ϑευτίς, βύρϑακος, formes dialectales littéraires qui peuvent relever des dialectes à psilose. La même formule permet de rendre compte de skr. bhujáti.

18Dans le cas où il s’agit non de deux consonnes aspirées, mais de deux groupes à h, il faut distinguer la position initiale et la position finale de syllabe.

19Si des deux grandeurs engagées dans la dissimilation l’une est initiale et l’autre finale de syllabe, on est de retour à la loi établie plus haut pour le marathe, et qui en effet est confirmée par le grec : c’est par cette loi qu’on peut expliquer la forme attique φάτνη (qui se trouve aussi dans Homère, où il faut l’attribuer à des dialectes sans psilose) en regard de ion. πάϑνη. La coupe syllabique est ici naturellement φάτ-νη, puisque le grec ignore le groupe τν initiale de syllabe. Dans le cas de deux groupes à h initiaux de syllabe et appartenant au même mot (simple), il paraît nécessaire de faire une place à part aux cas où l’un de ces groupes entre dans un groupe (homosyllabique) plus large. Dans ce cas particulier, c’est le h du groupe large qui est dissimilé : att. χύτρα, en face de ion. κύϑρη. Cette formule explique également le type sanskrit dróghaḥ, qui relève de la deuxième dissimilation de l’indo-aryen (mais qui s’explique aussi suffisamment par la loi établie pour celle-ci).

20Le cas plus largement attesté, celui de deux groupes à h initiaux de syllabe, et dont aucun n’entre en groupe (homosyllabique) avec d’autres consonnes, permet une formule nette : ici, c’est le premier h qui est dissimilé par le second : τίϑημι, κάρχαρος, etc. C’est la même formule qui a été établie pour rendre compte de la deuxième dissimilation de l’indo-aryen ancien, et qui est ainsi confirmée.

21Les cas bien connus de la grammaire grecque du type ϑρίξ τριχός, τρέχω ϑρέξομαι, avec deux dissimilations opposées à travers le paradigme, s’expliquent par les lois qu’on vient d’établir, à condition de partir d’un état de langue connaissant le phonème ; or ces formations sont préhistoriques et relèvent manifestement du grec commun, qui, on le sait, remplit cette condition. τριχός et τρέχω sont en accord avec la règle établie pour att. χύτρα. Si dans ϑρίξ et ϑρέξομαι ξ est à interpréter comme κσ et non comme χσ – c’est-à-dire, s’il y a réellement dissimilation dans ces formes – la dissimilation est conforme à la règle établie pour le marathe et pour att. φάτνη.

    Notes

  • 1 [Texte original en français publié dans Revue des études indo-européennes, 4 (1947) : 69-76].
  • 2 Nous suivons la numérotation du Traité de phonétique (p. 272 sv.) non celle de La dissimilation consonantique de 1895.

Publication details

Published in:

Hjelmslev Louis (2022) Essais et communications sur le langage, ed. Cigana Lorenzo. Genève-Lausanne, sdvig press.

Pages: 370-377

Full citation:

Hjelmslev Louis (2022) „La dissimilation d'aspiration“, In: L. Hjelmslev, Essais et communications sur le langage, Genève-Lausanne, sdvig press, 370–377.